mardi 23 février 2010

Pascal, les femmes et le chanturgue - Ma Nuit chez Maud, d'Eric Rohmer


Dans beaucoup de ses films, Rohmer est le cinéaste de la diversion. Lui seul sait, comme dans Pauline à la plage, opposer le discours à la vie, nous faire entendre des paroles tout en disant autre chose. Lui seul, encore, sait, comme dans La Boulangère de monceau, ménager de l'inattendu, installer le temps pour amener le contre-temps. Détourner l'attention pour mieux montrer en retour. En un sens le badinage des personnages rohmeriens est une diversion à ce qui importe vraiment dans les situations données - ou l'inverse, peut-être: les grands thèmes finissent toujours par nous ramener au badinage et à l'instant présent.

Mais dans Ma Nuit chez Maud, une nuit qui gravite autour de Pascal, c'est du divertissement qu'il s'agit. L'expression en est donnée le plus simplement du monde au début du film: dans une église clermontoise, plan frontal sur l'autel et le prêtre qui célèbre la messe, bientôt contrebalancé par des regards furtifs vers le gracieux profil de la voisine. Reste à savoir où est la contemplation et où est la diversion. Toujours cette question de la présence: où est la présence réelle?

Et le mérite de Rohmer, en l'occurrence, est de n'être pas univoque. Dans le débat sur Pascal, le personnage de Jean-Louis Trintignant se refuse au jansénisme: impossible de rejeter tout divertissement, impossible de rejeter les femmes, le Chanturgue, ce "bon vin des familles auvergnates, catholiques et franc-maçonnes"! Ainsi pas de catholicisme, selon lui, sans présence impure au monde. Présence charnelle, aussi, puisqu'on le voit tenté par la franchise et la bonhommie de Maud. Le voici obligé de justifier sa conduite passée, sa contradiction présente, à mesure qu'il joue le jeu de Maud. Il lui sera reproché finalement d'être lui-même le janséniste, de s'agripper à une illusoire pureté - "la blonde" -, ainsi qu'aux convenances, pour refuser de savourer l'instant.

L'opposition entre les deux femmes - la blonde aérienne et la brune charnelle - gagne cependant en ambigüité à mesure qu'avance Ma Nuit chez Maud. On s'aperçoit que l'apparition est prise, elle aussi, dans le temps, dans le divertissement - et elle a un passé. C'est au fond avec la brune charnelle que notre personnage d'ingénieur aura eu la relation la plus pure et la plus terrestre. A elles deux, elles forment en tout cas un émouvant portrait de la grâce féminine.

2 commentaires:

  1. Je ne suis pas du tout d’accord avec ta vision du film : il ne s’agit pas du tout d’un «émouvant portrait («à elles deux») de la grâce féminine» ! où as-tu été cherché ça ? ce n’est pas le sujet du film : car il y a bien des films qui forment un «émouvant portrait de la femme», par une collection de silhouettes comme dans L’Homme qui aimait les femmes ou, je ne sais pas, on peut dire que la brune et la blonde chez Lynch sont les deux faces de la femme, mais alors là, pas du tout. Car elles ne sont pas du tout sur le même plan. Et même d’un point de vue concrètement cinématographique, je veux dire. Il n’y a qu’à comparer la manière dont sont filmées nos deux femmes durant les deux «nuits». Il faut voir comment Maud captive l’écran qui reste figé sur elle tandis qu’elle regarde, émerveillée. Elle est là, et même lorsqu’on ne voit que notre ingénieur, on sent sa présence, qu’on l’entende ou non. Et lorsqu’elle demande des cigarettes, la caméra, sans quitter ce parfait angle de vue, glisse vers le paquet de cigarettes, pour ramener notre ingénieur auprès d’elle. — Rien de tout cela chez Françoise : on fait du thé, on est diverti par l’encombrement de cette cuisine où l’on se sent soi-disant «bien», on n’a jamais cette durée qui nous permet de regarder l’autre.
    Dans ce triangle arithmético-spirituel posé sous l’autorité de Pascal, il y a clairement assymétrie. Il n’y a pas hésitation entre les deux femmes puisque dès le départ notre ingénieur a décidé d’épouser Françoise à toute force. Ainsi la caméra la cherche dans l’église quand elle n’y est pas. De même, notre ingénieur a décidé qu’il ne serait pas un saint. «Et la Grâce ?» lui fait justement entrevoir Maud. A la Grâce, il demande seulement «de lui faire entrevoir la possibilité de l’être». Et c’est cette possibilité que lui fait entrevoir Maud : c’est un éclairage tout nouveau qui vient illuminer notre ingénieur, comme cette lampe si justement placée dans son dos et qui le fait rayonner. Non, dans ce triangle pascalien, nulle équilatéralité, puisque d’un côté, «le gain est infini», — c’est «l’espérance mathématique», explique l’ingénieur à Vidal. Seulement faut-il encore y croire, ce à quoi notre homme se refuse. Il aura seulement entrevu cette éclaircie, comme il le demandait, durant cette nuit chez Maud, placée au centre du film (qui ne s’appelle pas, et pas uniquement pour des raisons d’euphonie, «Mes Nuits chez Maud et chez Françoise», mais bien seulement «Ma Nuit chez Maud») qu’elle vient irradier.

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  2. Charlotte, bravo pour ta belle démonstration. C'est vrai et implacable. Mais, en fait, je pense que tu sur-interprètes ce que j'ai dit. Je n'ai pas dit Maud et Françoise sont à elles deux la Grâce. Au contraire, je pense que comme dans La Collectionneuse par exemple, le personnage rohmerien choisit la fuite. Et tu noteras que je n'ai pas dit que Rohmer était cinéaste de la grâce, mais bien, finalement, cinéaste du divertissement. Tu as donc raison de souligner qu'il y a quelque chose de tragique dans ce film, et dans beaucoup de Rohmer, qui consiste en un renoncement quasi volontaire au bonheur et, tu l'as souligné, à la Grâce. Mais, je n'y peux rien, cette tragédie n'est pas violente, et Rohmer nous montre aussi la douceur des conventions et de la grâce avec un petit g. Ce n'est donc pas un sacrilège contre le sens que de dire qu'à elles deux, elles offrent un portrait de la grâce féminine. Même si, comme tu le démontre brillamment, Rohmer montre clairement que ce que représente l'une est dérisoire par rapport à ce que représente l'autre. Mais il aime aussi décrire que l'on fait presque jamais ce qu'on voudrait ou devrait faire.

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