vendredi 31 décembre 2010

2010: mon abécédaire de dix lexiques

A Serious Man, de Joel et Ethan Coen

Des Hommes et des dieux, de Xavier Beauvois

Fantastic Mr Fox, de Wes Anderson

Ghostwriter, de Roman Polanski

Inception, de Christopher Nolan

Social Network, de David Fincher

Shutter Island, de Martin Scorsese

Toy Story 3, de Lee Unkrich

Tsar, de Pavel louguine

lundi 27 décembre 2010

City Girl, de Murnau - Le bonheur n'est pas dans le pré


Voir la chronique sur Kinok

Respectivement première et dernière collaboration de Murnau avec la Fox, L'Aurore et City Girl partagent bien des traits communs. Les amours contrariées sont semblables : perdues quelque part dans le contraste entre la campagne et la ville. Les deux oeuvres ont pourtant une tonalité différente l'une de l'autre, et cette différence va au-delà du contexte de création – apparemment plus difficile pour City Girl, comme expliqué dans les suppléments du dvd. Le premier film, chef d'oeuvre depuis longtemps célébré, nous immerge dans les affres des sentiments, en en faisant vaciller la lueur à l'écran. Le second, longtemps jugé mineur, est moins radical : les sentiments y sont plus évidents, et la vie y est tantôt paisible, tantôt inquiétante, mais jamais menacée par l'ombre expressionniste de la tragédie.

Un muet très parlant Il n’y a pas, dans City Girl, ce vertige essentiel de l’absence et de la présence. Le film y perd en éclat ce qu’il gagne en simplicité. La donnée initiale est plus basique, en effet, plus sociologique, puisqu’ici la campagne et la ville se rencontrent à travers deux archétypes : le fils de paysan et la serveuse de fast food. En cela déjà Murnau s’éloigne du romantisme allemand pour aller vers un réalisme romanesque – c’est probablement ce qui fait dire aux commentateurs que City Girl est le premier vrai film américain du cinéaste allemand.

City Girl donne par ailleurs une impression de modernité. Peut-être est-ce dû au statut ambiguë de cette œuvre, à cheval entre le muet et le parlant – il existait apparemment une version parlante qui ne nous est pas parvenue. Toujours est-il que les combats d’ombre et de lumière ont laissé place à des scènes plus explicites, plus théâtrales, plus parlantes justement.

La caméra de Murnau s’adapte de manière parfaitement cohérente aux lieux et aux situations. Les scènes dans le fast food, par exemple, avec ces plans fixes qui laissent serveuses et clients s’ébattre devant les machines métalliques. Puis, dans ce brouhaha (toujours filmé silencieusement), le jeu de charme entre nos deux personnages insensibles à l’agitation. Ou encore les scènes de moissons, d’abord pédagogiques, puis déroulant les longs champs de blé dans de grands travellings.

Le couple à l'épreuve de la solitude Campagne et ville ont beau s’opposer de manière si juste, on retrouve dans les deux lieux illusion et désillusion. La richesse de City girl tient à ce déplacement, de la beauté et de l’oppression de la ville vers la douceur et la rudesse de la campagne. Dans les rues ou dans les champs, notre serveuse est toujours le jouet d’un destin plutôt sombre, aux mains d’hommes cruels ou lâches. Les rêves sont les mêmes, des lumières de la ville à l'horizon des champs de blé. Et les cauchemars aussi, qui déforment les visages, tamisent les sentiments et endurcissent les coeurs.

City Girl, au fond, nous raconte l'histoire du couple à l'épreuve de la solitude. A la ville comme à la campagne, être deux permet de jouer avec l'espace – et de se jouer de son emprise. En témoigne la rencontre dans le fast food : le comptoir qui sépare nos deux personnages, les machines et la patronne qui guette sont autant d'épreuves dans le jeu de séduction qui s'établit naturellement. Il en est de même quand le couple arrive a la campagne et joue, dans l'euphorie du moment, à se poursuivre et à sa cacher comme pour mieux s'enlacer. A l'inverse, les moments de solitude sont ceux où l'espace se fait le plus oppressant. Par exemple quand notre paysan apprend au milieu de la foule, sur un journal, que le cours du blé vient de chuter : la nouvelle est emportée dans la marche indifférente de la population urbaine. Dans la ferme, c'est au tour de notre serveuse d'être broyée par cette in-hospitalité. Elle se retrouve dans la pénombre de pièces vides avec comme seul vis-à-vis un père autoritaire ou un paysan lubrique.

Pourtant, il y a toujours – et c’est là encore la patte de Murnau – cette naïveté émerveillée jusque dans le réalisme le plus abrupt. La nuit de tension qui voit notre couple se perdre et se retrouver est l'occasion de plans magnifique à la lueur des lanternes. On y retrouve ce vertige de la présence et de la disparition qui faisait la beauté de l'Aurore et consacre dans City Girl le portrait tout en nuances d'une histoire d'amour étonnamment moderne.

L'Aurore - Mirages de la ville


Voir la chronique sur Kinok

L'Aurore est le premier film américain de Murnau, et c'est aussi celui où l'expressionnisme du cinéaste allemand est portée à son degré essentiel. C'est en se jouant de la lumière qu'il fait miroiter les illusions et reluire les sentiments. L'amour ressemble, dans l'oeil de Murnau, à un questionnement existentiel et photographique sur la présence et l'absence de l'autre ou de soi-même.


L'amour en surimpression L'Aurore est hanté d'emblée par le combat entre les lumières de la ville et l'austérité de la campagne. Première incarnation de la sophistication urbaine : le personnage de la brune qui vient semer la discorde dans l'honnête couple. Ses vêtements, sa coupe de cheveux, son corps – sa danse endiablée qui appelle à l'image le tourbillon de la ville – sont une infiltration du désordre moderne dans la campagne traditionnelle et paisible. Tout nous mène vers une opposition nette et puritaine entre le sobre, le vrai – le bonheur –, et le clinquant, le fake – la discorde.


Cette opposition moralisante est pourtant bientôt contournée, le noeud des sentiments déplacé : pour le paysan torturé que nous suivons, l'amour adultère est une certaine manière de s'absenter. Physiquement – dans sa petite escapade avec son amante –, mais surtout, et à tout instant, mentalement. L'usage de la surimpression, absolument essentiel dans ce film, n'est qu'une manière parmi d'autres de mettre en question la présence réelle du personnage dans le plan. Plus de place pour le présent, à tous les sens du terme, notre paysan est coincé entre ce qu'il a été – flashback mettant en scène un couple heureux – et ce qu'il voudrait être – lumière de la ville et étreinte de la vamp, en surimpression.


Aimer et être aimé A partir de cette situation, tout le génie de Murnau sera de détourner la question morale, de faire des sentiments conjugaux de notre personnage une affaire esthétique et existentielle. Quand il esquisse le geste meurtrier, c'est la présence véritable de sa femme qui s'impose à lui comme une évidence du regard et de la chair. Et c'est tout le beau paradoxe de cette Aurore, que ce geste, puis cette poursuite, nous mène tout naturellement de cette obscurité lourde vers les lumières et les vapeurs de la ville. Place, dès lors, au dialogue fertile de l'amour renouvelé, entre l'être et les aspirations, entre la réalité et l'émerveillement.


L'amour, dans l'Aurore, est littéralement photographique : il a beau reproduire la réalité, il se nourrit de rêve, de lumière, de changements de plan et d'arrière-plan – comme notre couple, chez le photographe de la ville, pose devant un fond bucolique. D'un coup, l'ivresse et les tourbillons de la ville ne sont plus vecteurs de chaos, la surimpression n'est plus une fuite, mais forme l'étoffe de l'instant présent, fait les sentiments plus profonds et plus aériens. Les lumières de la ville ne sont plus sources d'équivoque et d'ubiquité, elles donnent au contraire à la vie un lieu précis et un horizon déterminé – un plan et une profondeur de champ.


L'aurore en question est bien sûre religieuse : l'instant de vérité, l'angoisse du forfait à commettre, l'imploration de l'épouse et bientôt le renoncement, résonnent au son des cloches comme un acte de contrition. Cette aurore est le mouvement d'amour qui renouvelle toute chose, amène d'une main invisible les êtres à la présence et les libère du règne de la pesanteur. En cela, l'aurore de Murnau ressemble aussi beaucoup au cinéma.

dimanche 5 décembre 2010

Les Petits cauchemars de la bonne conscience


Elle est une gauchiste délurée et exubérante, dénonciatrice échevelée des injustices en tout genre – prompte à coucher avec des hommes de droite pour les convertir à sa cause. Il est un jospiniste convaincu, patient défenseur du principe de précaution et partisan du risque zéro en matière d’épidémies animales. Ils jalonnent à eux deux le territoire de la gauche, terrain de jeu du Nom des gens, la comédie romantico-citoyenne de Michel Leclerc avec Sara Forestier et Jacques Gamblin. Le portrait attendri de la famille de gauche n’était pourtant pas l’objet de ce film, qui se voulait à la fois document pédagogique, comédie loufoque, drame sentimental et œuvre politique. Rien de tout ça bien sûr dans cet inoffensif récit sentimental.

L'article est sur Causeur

lundi 29 novembre 2010

Le Monde sur le fil, de Fassbinder


Connaissant mal Fassbinder, je n'avais eu du Monde sur le fil qu'un écho bourdonnant de références. Par ordre alphabétique: 2001, Avatar, Farenheit 451, Inception, Matrix, Shutter Island. Autant vous dire que j'ai eu du mal à voir dans ce film le concept du vortex de la matrice du cinéma d'anticipation moderne, tel qu'annoncé sur le packaging. Déjà, tout bêtement, parce que le futur du Monde sur le fil a beaucoup plus mal vieilli que ceux imaginés par Truffaut ou Kubrick. On a beau faire tous les efforts de conceptualisation, le décor de centre commercial, le mobilier de salle d'attente, l'atmosphère de tabac froid ne font pas l'affaire. Et les quelques virtuosités de mise en scène ne désengluent pas l'ensemble d'une esthétique molle et froide. Première rencontre avec Fassbinder ratée.

NB: Merci à Cinetrafic pour ce dvd. Le Monde sur le fil, sorti le 6 octobre en dvd, est distribué par Carlotta.

samedi 27 novembre 2010

Bad Lieutenant : escale à la Nouvelle-Orléans, de Werner Herzog

Lire la critique sur KINOK

Il est étonnant de voir avec quelle liberté Werner Herzog s'empare du titre et de l'histoire du film d'Abel Ferrara. Un film violent et mystique, qui valait moins pour son côté scorsesien que pour sa course au pari le plus fou, entre le défi sacrilège et le renoncement absolu. Ce côté-là, on a l'impression que Werner Herzog en joue avec amusement dans le prologue du film. Il nous montre notre futur lieutenant hésitant avant de faire la grand saut, hésitant avant de se mouiller pour sauver un renégat de sa prison inondée. Juste avant il nous le montre, avec son camarade, parier sur le sort du malheureux. La saynette a l'air de rassembler dans une caricature les enjeux du film de Ferrara, comme pour s'en libérer une dernière fois, et en faire quelque chose de tout autre.

Snake eyes

On pourrait croire cette scène amenée comme un péché originel par un serpent que l'on suit dans les eaux de la prison (le film se passe juste après Katrina). Et pourtant c'est un acte de bravoure qui ouvre le film, et condamne en même temps le personnage. Le serpent n'était pas la Tentation, il n'était qu'un serpent. Tout le reste du film fonctionne par ce rabattement de la symbolique du mal (serpent, pari, sexe, drogue) sur une animalité toute bête, comique parfois, absurde souvent. Mais pas n'importe quelle animalité : la démarche est reptilienne, ondulante et à ras du sol.

Reptilien, ce Bad Lieutenant – escale à la Nouvelle-Orléans a bien l'air de l'être aussi dans sa narration. Pas de trajectoire courue d'avance, pas de descente en enfer en attendant le salut, notre mauvais lieutenant avance selon l'envie. Scènes de crime, retrouvailles avec son Eva Mendes de prostituée, paris auprès de l'ami bookmaker, équipée avec une bande de dealers, le serpent va où son instinct le porte. Le crime à résoudre n'obsède pas l'esprit du reptile, il tourne autour comme indifférent, puis s'y infiltre comme le ver dans la pomme, quand on le l'attendait plus.

Nicolas Cage est parfait. Son jeu fait de statures voutées, de grimaces et de rires hystériques est suffisamment fou pour nous porter vers quelque chose d'inhumain. Rien de plus naturel que la drogue pour ce personnage: en même temps qu'il fuit sa douleur, il retrouve son expression la plus primitive, la plus animale. Et c'est quelque chose dont s'amuse Herzog avec beaucoup de délectation et d'audace, quand il prête à sa caméra le point de vue hallucinatoire d'alligators ou d'iguane, en prenant l'excuse de la drogue. Car il y a aussi une dimension ludique dans ce film, le cinéaste jouant avec les différents tons, du policier très noir jusqu'à la pure comédie (le moment où le lieutenant est tiré d'affaire est traité de manière étonnamment enlevée, les personnages se succédant hilares à son bureau).

Par-delà le bien et le mal

Si l'enquête en elle-même n'occupe qu'une place secondaire dans l'intrigue de Bad Lieutenant version Herzog, c'est qu'il n'y a pas cette obsession du péché qu'il y avait dans le film de Ferrara. Le personnage joué par Harvey Keitel voyait sa vie totalement désaxée par un acte sacrilège (le viol d'une bonne soeur), dont il ne pourrait s'empêcher de porter la culpabilité, pour le pire et le meilleur. Pas de notion de bien et de mal, dans cette Escale à la Nouvelle-Orléans, simplement parce que ces valeurs n'ont pas lieu d'être dans le cycle naturel qui régit cette jungle. A l'image, cela fait que l'enquête est dépouillée d'une part de sa violence, dans le découpage, dans les couleurs – pour quelque chose de plus sombre peut-être, mais de plus atténué.

L'absence de toute culpabilité invalide l'idée même de salut pour ce mauvais lieutenant. Il n'y a de rédemption que sociale: la seule issue pour le personnage de Nicolas Cage est de devenir capitaine. Et encore, l'intrigue ne nous installe pas du tout dans un schéma linéaire de damnation/rédemption, mais plutôt dans un système cyclique imitant celui de la nature. Au moment où l'on pourrait croire le personnage sauvé, il y a ces rimes visuelles qui distillent l'idée d'un éternel recommencement. En son début et en sa fin, le film a pourtant une clôture qui est celle d'un monde halluciné, une jungle où la nature rêveuse de l'homme serait toujours ramené à son animalité – du poisson dans un verre d'eau à notre lieutenant assis devant un aquarium géant. Du grand film chrétien d'Abel Ferrara, Werner Herzog a fait une excellente errance païenne.

Magie du roman - Harry Potter et les reliques de la mort (première partie)


Après les épisodes trois et quatre d'Harry Potter au cinéma, l'intérêt porté à la franchise était quelque peu retombé – les opus cinq et six, réalisés par David Yates, étaient gris et plats, dévastés par une mélancolie indolore. Avec cette première partie du dernier film de la série (ça commence à faire compliqué), Les Reliques de la mort (toujours de David Yates), il semble bien que certaines brèches, ouvertes dans les contributions d'Alphonso Cuaron (Le Prisonnier d'Azkaban) et de Mike Newell (La Coupe de feu), aient sérieusement gagné en profondeur.

Par excellence romanesques, les adaptations d'Harry Potter fonctionnent quand la narration est intelligemment conçue. Temps et lieux étaient subtilement agencés dans l'épisode 3. Cuaron avait fait du pouvoir d'Hermione de remonter le temps le pivot de son histoire en trois étapes. A ce jeu sur les temps succède dans le nouvel épisode un travail sur les lieux. Avec la magie nos trois héros passent sans prévenir d'un endroit à un autre, de paysages montagneux en paysages désertiques. C'est l'occasion de passages étonnants, des saynettes collées les unes aux autres dans des transitions parfois abruptes (la gueule du serpent) et parfois très douces (de sobres fondus au noir). Par la magie encore les lieux et les tons se superposent, l'ici et l'ailleurs s'offrent comme données relatives et manipulables. C'était le mérite de l'épisode 4, de jouer ainsi par les raccords sur la manipulation et la relativité des points de vue. Mais ici ce n'est plus d'un système qu'il s'agit: David Yates se contente avec succès des ruptures de rythme et des changements de ton – comique british dans les situations délicates, gaucherie adolescente aux moments critiques, jolie séquence d'animation en pleine cavale...

Par excellence romanesque, les adaptations d'Harry Potter fonctionnent quand elles laissent la part belle aux personnages. Confronté à l'altérité et à l'altération, le Harry Potter des Reliques de la mort est un personnage qui a gagné en complexité. Les autres, ce sont les amis dont la fidélité est éprouvée par les événements. Ce sont aussi les mangemorts, les elfes et les moldus – autant de protagonistes qui forment le semblant de parabole politique, suffisamment peu appuyée pour laisser le romanesque prendre le dessus. Et surtout cette altérité n'est pas figée, elle est là pour imposer au héros l'épreuve de l'altération. Comme jadis le Spiderman de Sam Raimi, Harry Potter éprouve au seuil de sa vie adulte une série de mutations physiques (du changement d'apparence à la déformation du visage), toujours prétextes à des contrepoints comiques. De manière générale notre héros a la démarche gauche et peu assurée d'une personne portant son destin comme des habits trop grands.

David Yates a (enfin) su retrouver au cinéma le mélange de futilité et de gravité qui fait le charme de cette épopée moderne. Et peut-être n'est-il pas anodin qu'il n'y parvienne qu'après deux précédents tiédasses, comme si la mécanique romanesque ne marchait plus au cinéma que sur le mode sériel et patient du feuilleton.

mardi 23 novembre 2010

Petits miroirs et gros mouchoirs


N'arrivant pas à savoir quoi penser du nouveau film de Guillaume Canet, je me contenterai d'émettre deux hypothèses.

Première hypothèse : Ce n'est qu'un mauvais film. Canet essaie de sauver ses personnages de la caricature en étirant les situations jusqu'à des sommets d'ennuis, parfois vallonnés de débuts de fou-rires. Au lieu d'un vrai sens comique, il se revendique d’un supplément d'âme... Dont nous n'aurons que le supplétif : le miroir mal foutu et complaisant d’une bande pas sympathique du tout. Et en plus il faudrait les plaindre. Aucune peur du pathos, c'est louable, mais surtout aucune crainte du pathétique dans cette scène d'enterrement qui ressemble à la divagation narcissique d'une personne imaginant son propre enterrement.

Seconde hypothèse : C’est le film d’un désespéré radical. Canet essaie de sauver ses personnages de la caricature dans laquelle la vie elle-même tend à les enfermer - et le film raconte l’échec de cette entreprise, non sans quelques rires jaunes. Sous le masque de la comédie, il y a donc un drame... Voire une tragédie : le miroir est implacable, le reflet qu’il donne est effrayant de vanité. Le tableau est d’autant plus pathétique qu’il n’y a personne pour contrebalancer la médiocrité générale, du coach sportif pratiquant un jargon grotesque au Jean-Louis du cru, qu’on ne peut pas prendre au sérieux tellement il ressemble au marchand de sable d’un rêve d’enfant.

Il me semble, malheureusement, que la première hypothèse soit la plus probable. Mais je n’y mettrais pas ma main à couper - et je ne suis pas le seul. Médiocre ou pessimiste, Les Petits Mouchoirs m’aura dans les deux cas laissé un souvenir déplaisant.

samedi 20 novembre 2010

Back to the XXth century - Unstoppable, de Tony Scott


Si Unstoppable suscite un vent d'enthousiasme dans une certaine critique, c'est probablement pour la double raison que ce film est le contrepied parfait au cinéma honnis de l'immobilisme sociologisant et que ce contrepied est amené dans une telle épure qu'il semble fournir naturellement aux commentateurs les outils pour son analyse.

C'est vrai qu'il est toujours agréable de voir enfin un film d'action qui n'est que ce qu'il est. Qui dure pile 1h30, nous sert des cheminots beaux-gosses aux dents blanches, et ne prétend à aucun discours prétentieux. Tout, en somme, pour se concentrer sur l'essentiel du film: le mouvement.

Cette séduction du mouvement est simple autant que paradoxale. C'est une manière basique d'imposer un cinéma qui va à toute vitesse et dont l'énergie brute emporte tout sur son passage. Il y a quelque chose de moderne dans cette fascination pour la monstrueuse force créée par la machine. Mais il y a aussi un futurisme délicieusement daté dans cet éloge de l'action à l'état pur. Et on s'aperçoit que, malgré les effets breaking news, malgré les circonvolutions de la caméra, l'obsession de l'énergie fait plus penser au Raoul Walsh de Manpower qu'à tout autre film récent.

Pour pousser plus loin, on pourrait dire que Unstoppable s'inscrit dans une tradition qui associe le cinéma à la machinerie contemporaine. De l'Arrivée d'un train en gare de La Ciotat au Duel de Spielberg, le cinéma du XXième siècle nous a fourni d'impressionnants exemples de ces bestioles métalliques. D'autant plus effrayantes, ces bêtes-là, qu'elles sont des systèmes vides et sans but, de pur blocs de mouvement exponentiel. Dans le cas du film de Tony Scott comme dans celui de Spielberg, l'intrigue est tellement réduite à néant qu'il ne nous reste qu'à contempler les roulements de mécanique - il n'y a plus d'autre sujet que la vitesse du train, il n'y a plus d'autre sujet que le cinéma comme art du mouvement.

L'impression que l'on garde d'Unstoppable, c'est son surprenant archaïsme vis-à-vis du cinéma américain actuel. Un culte de la puissance technique à mille lieux de la technologie paralysante d'Avatar et une massivité très concrète qui aurait de quoi faire perdre la foi à tous les personnages de Matrix ou d'Inception. Ca ne va pas chercher loin du tout, c'est même terriblement bas du front, mais c'est un bel objet, sorti tout droit du XXème siècle.

Mad Men


Depuis qu’elle est diffusée sur Canal plus, Mad Men est devenue la série à la mode. L’atmosphère enfumée, gominée et bien sapée de ce feuilleton sur l’âge d’or de la pub à Manhattan hante depuis la rentrée les esprits, les journaux et les blogs. Il faut dire que la série a beaucoup pour occuper nos pensées: une esthétique soignée, des personnages aussi mystérieux que classieux et un impressionnant catalogue de jolies dames. Don Draper, le personnage principal, est un ténébreux au passé trouble, qui parle à ses clients annonceurs comme il séduit les femmes. C’est dans l’ombre de ce personnage qu’évolue une famille apparemment parfaite (son épouse, Betty, est sublime) et une galaxie de créatifs, de rédacteurs et de chargés de clientèle formant la population de l’agence de publicité Sterling Cooper.


La suite de l'article sur Encore une fois.

vendredi 12 novembre 2010

Les enterrés vivants - City of life and death, de Lu Chuan


Une œuvre belle et déroutante que ce City of life and death, qui commence comme un film de guerre, se transforme en drame historique et se termine en marche onirique.

Le noir et blanc connaît autant de justifications que le film connaît de phases. Dans un premier temps c’est le style document d’époque, dynamisé et dynamité par un montage serré. Dans un second temps c’est l’esthétisation de silhouettes humaines – la dramatisation de leur destin. Et dans un troisième temps l’expressionnisme, la symbolique, la puissance solaire de l’armée japonaise et la lumière dévorée par les ténèbres.

Le film de Lu Chuan, qui raconte les sévices infligées à la population chinoise de la ville de Nankin par l’armée japonaise, en 1937, a peut-être une petite demi-heure en trop. Pourtant pas d’effet Le Pianiste dans la méthodique description de cette tragédie. Lu Chuan ose les moments forts et les thèmes musicaux appuyés. Il peut se le permettre parce qu’il nous attire lentement dans un état second, dans une réalité déformée par l’horreur, engourdie par la douleur, et où se déchaîne une beauté paradoxale.


NB:

Merci à Cinetrafic pour ce dvd. City Of life and Death est un dvd édité par Seven7, qui paraîtra le 23 novembre.

samedi 30 octobre 2010

Le Château du dragon, de Mankiewicz - portrait de l'aristocrate en nihiliste


Il y aurait une étude à faire (qui existe peut-être déjà), sur le regard que porte Mankiewicz à toute forme d’aristocratie, et à ce qui la sépare du reste de l’humanité. Dans L’Affaire Cicéron, le valet James Mason essayait en vain de subvertir l’ordre aristocratique de la haute diplomatie (1), se heurtant à la vitre des apparences et voyant s’envoler ses ambitions comme autant de billets sans valeur. Dans Le Château du Dragon, son premier film, le rapport est inversé, au sens où l’aristocratie n’est qu’un effrayant lieu de solitude, résumé par la tour dans laquelle le personnage de Vincent Price se retire, et qui vient buter contre l’ordre démocratique. Contre le peuple des familles pieuses, des belles femmes (Gene Tierney !) et des médecins humanistes.

A partir de cette anamorphose du Patroon (propriétaire terrien de père en fils), Mankiewicz fait un véritable portait de l’aristocrate en nihiliste : hautain, athée, placide… La tour du château se dresse verticale sur un monde d’apparences, de rituels et de transmission par le sang. Dépendant à la drogue, mais surtout accroc à la nihiline (pour reprendre l’expression du maître en la matière), l’aristocrate méprise toute vie qui ne soit pas donnée par lui, tout sang qui ne fût pas le sien. Voilà quel vide habite ces grands décors gothiques, sombres et verticaux, voilà ce qui glace le personnage de Gene Tierney.

Cinématographique par excellence, ce personnage est en quelque sorte un vampire, le surnaturel en moins. Là encore il y aurait bien des choses à dire sur le transfert moderne du vampire au zombie : le vampire – monstre aristocratique et solitaire – contre le zombie – monstre démocratique et visage de la foule.

NOTE:
(1) Mais j’y pense, voici encore (après l’article de Dr Orlof et celui de Joachim Lepastier dans les Cahiers) un pont entre l’univers de Mankiewicz et le récent The Social network, de Fincher : Mark Zuckerberg s’emploie lui aussi, à travers son entreprise, à pirater les usages des clubs d’Harvard pour en faire un phénomène universel.

jeudi 28 octobre 2010

Questionnaire cinéphile 2 - La Mort au cinéma

Le premier questionnaire cinéphile auquel ce blog a contribué se trouve ici. Voici le second, lancé par l'éminent Ludovic de Cinématique.

1 - Quel est le plus beau meurtre cinématographique ?


Ces dernières années, le meurtre incertain et pointilliste de Memento.


2 - Quel est à vos yeux le cinéaste le plus morbide ?


François Truffaut


3 - Et le film le plus macabre ?


Sunset Boulevard


4 - Quel est le personnage dont la mort à l'écran vous a le plus ému ?


Christopher Walken dans The Deer Hunter


5 - Celle qui vous a le plus soulagé ?


Christopher Walken dans The Deer Hunter


6 - Quel est votre zombi favori ?


Isabelle Huppert


7 - Pour quelle arme du crime, gardez-vous un faible ?


La corde


8 - Quelle personnification de la mort vous a le plus marqué ?


Kim Novak dans Vertigo


9 - Quelle séquence d'enterrement vous a semblé la moins convenue ?


L’enterrement de Donny dans The big Lebowski - "Goodbye Sweet Prince"


10 - Quel est votre fantôme fétiche ?


Le fantôme de Mrs Muir


11 - Avez-vous déjà souhaité la mort d'un personnage ?


J’ai souhaité la mort de la plupart des personnages de Desplechin


12 - A l'approche de votre mort, si vous aviez le temps de mettre en ordre vos affaires, quel film souhaiteriez-vous avoir la possibilité de regarder une toute dernière fois ?


Un Fred Astaire ou un Lubitsch


13 - Pour quel tueur en séries avez-vous de la fascination ou à défaut de l'indulgence ?


Norman Bates


14 - Quel est votre vampire de chevet ?


Nosferatu


15 - Quel film retenez-vous parmi tous ceux dont le titre (original ou traduit) évoque la mort ?


Dead Man, de Jim Jarmusch


16 - Rédigez en quelques lignes la future notice nécrologique d'une personnalité du cinéma


Si vous n’avez pas pleuré sa mort, vous rejoignez d’autres Bosch en esprit.


17 - Quelle représentation d'exécution capitale vous a semblé la plus marquante ?


Pas la plus marquante mais la plus récemment vue : L’Echange, de Clint Eastwood


18 - Quel est votre cimetière préféré ?


Pas encore de cimetière préféré.


19 - Possédez-vous un bien en rapport avec le cinéma que vous pourriez coucher sur votre testament ?


Mon Hitchbook?

lundi 18 octobre 2010

Arizona dream, d'Emir Kusturica


Alors qu'il fabrique une rampe pour lancer dans le ciel ses avions de bric et de broc, on voit Axel (Johny Depp), le personnage principal d'Arizona Dream, planter des poteaux en se servant d'une grosse clé à molette comme d'un marteau. La mise en scène de Kusturica ressemble un peu à ça: prendre des outils et taper avec, en espérant qu'ils finiront par marcher. C'est à la fois attendrissant et horripilant. Hommage potache au cinéma américain, rêverie potiche d'adolescent, drame existentiel, morceaux de burlesque - non seulement l'harmonie n'est pas recherchée, mais Kusturica prend un malin plaisir à utiliser les genres à mauvais escient. On a la désagréable impression d'un rêve forcé.

Rien de nouveau sous le soleil de Woody Allen


You will meet a beautiful dark stranger commence et se termine par une citation de Shakespeare : « The world is a story told by an idiot, full of sound on fury, and signifying nothing ». Jusque là rien de très original dans l'oeuvre du pessimiste joyeux qu'est Woody Allen. L'histoire en question, pleine de bruit et de fureur, enchevêtre les trajectoires de plusieurs personnages: Sally (Naomi Watts) et son patron de galeriste (Antonio Banderas), son père (Antony Hopkins), sa mère (Gemma Jones) et son mari écrivain Roy (Josh Brolin). Derrière ces intrigues, qui en effet ne signifient rien – et qui ne sont précisément pas là pour ça – il y a comme une inconséquente variation sur l'Ecclésiaste.

La suite de l'article sur Causeur.

samedi 16 octobre 2010

Panoptique

Retenez bien ce mot, il désigne désormais tous les mois, aux alentours du 15, un tableau récapitulant les avis critiques d'une vingtaine de blogueuses et blogueurs. Les notations sous forme d'étoiles contiennent un lien vers les textes concernés. L'idée est de l'indispensable Ed, de Nightswimming. Pour accéder au tableau, il faut cliquer sur le symbole ésotérique ci-dessous.

vendredi 15 octobre 2010

Fuck me I'm facebook!


Un pub à Harvard. Le décor aux couleurs chaudes est neutralisé par une photographie trop lisse. Il y a comme une vitre entre le jeune Mark Zuckerberg et sa copine, qui est en train de lui expliquer que, plus qu'un nerd, il n'est au fond qu'un asshole. De cet événement qui nous est présenté comme fondateur par le scénario de The Social Network, c'est moins son empreinte sur le personnage qui nous intéresse (de la psychologie du geek à la petite semaine), que le mélange d'obsession et de distanciation, d'urgence et d'immobilité, de méchanceté et de sentimentalisme, qu'il va répandre dans le reste du film. La piaule d'Harvard devient en même temps lieu de retraite et lieu de conquête.

La dramaturgie semble étonnamment absente de ce film qui raconte pourtant l'accession fulgurante au rang de milliardaire d'un petit bonhomme courbé sur son clavier. David Fincher, et son scénariste Aaron Sorkin, font peu jouer les leviers émotionnels de la success story. Peut-être que raconter l'histoire à partir des scènes de procès - qui ont lieu bien après - est une manière distanciée et analytique de figer le récit de la création de Facebook. Et le film ne fera que développer cette scène originelle, dans la chambre étudiante justement, où Mark créé ivre Facematch.com, avec comme fond la musique de la soirée étudiante à laquelle il n'est pas. Dès le début, il y a le point de départ et le point d'arrivée. Dès le début il y a ce sur-place et cette atmosphère saturée d'énergie inutile. Dès le début il y a le confinement et l'ubiquité. Dès le début Facebook est créé.

Alors tant pis si le reste du film ne tient pas entièrement cette promesse et néglige certaines pistes de mise en scène lancées ici et là : nous avons toujours l'excellent acteur Jesse Eisenberg dont le jeu exprime très précisément cet équilibre improbable entre l'enthousiasme et l'impassibilité. Il nous reste aussi les gentlemen d'Harvard dont Mark est accusé d'avoir volé l'idée, et qui sont opportunément placés là, comme pour diffuser l'idée séduisante que Facebook est un grand piratage des comportements aristocratiques : la culture de club, le réseau, la causerie, le cosmopolitisme et la sacralisation des apparences.

mercredi 13 octobre 2010

White Material, de Claire Denis

Une chronique écrite pour KINOK


La comparaison est saugrenue, mais White Material a quelque chose d'un Out of Africa inversé. L'intrigue sentimentale laisse place à la déroute familiale, le volontarisme à la tragédie, l'Afrique de rêve à l'Afrique de cauchemar. Cela tient aussi probablement à l'histoire. Dans un pays africain mystérieux, Maria (Isabelle Huppert) décide envers et contre tous de continuer à gérer sa plantation de café, malgré la guerre civile qui fait rage.


Cauchemar, le récit de White material a quelque chose de décousu, comme pour signifier l'état de décomposition d'un continent africain où la violence règne, et où les guerres se succèdent sans sans aucune cohérence. Les personnages ont des gestes tantôt absurde, tantôt mystérieux. Le fil narratif commence in-situ, semble s'arrêter, puis repart, sans prévenir. Aucune indication de lieu, un vague contexte politique (le gouvernement en place contre des rebelles dirigés par « Le Boxeur »), un vague contexte familial aussi: Maria Vial, gérante de la plantation de Café Vial, et son fils Emmanuel joué par Duvauchel.


Cette absence de sens nous laisse à un univers monstrueux. Les personnages y sont soit trop transparents – la cupidité, la volonté de puissance s'étalent sur des visages exalté – soit franchement opaques – la persévérance inexpliquée de Maria, l'escapade nihiliste d'Emmanuel. Ce qui reste, ce sont des gens qui combattent, ou gagnent de l'argent comme ils peuvent.


Une réalité absurde, assez crue, qui laisse pourtant place à l'onirisme. Peut-être est-ce là le grand point fort du film: la capacité à faire de cette déroute générale un univers fantastique. La chronologie des événements n'est pas claire, la narration est frappée de narcolepsie: des séquences apparemment rêvées s'insèrent tout naturellement dans la débâcle. La tonalité lancinante de la musique des (?) n'est pas pour rien dans l'installation de cette atmosphère hallucinatoire. La guerre fait rage en silence, les corps sont engourdis par la douleur. Si la violence est feutrée, c'est qu'elle est une drogue douce, qui nous emmène tranquillement dans un état second. Même le rythme de reggae, que l'on entend parfois, a l'allure claudiquante et nostalgique d'une marche tranquille vers la mort.


Dans ce tableau macabre, la silhouette squelettique et échevelée d'Isabelle Huppert convient très bien. Il y a cette froideur, cette fondamentale absence de générosité dans le jeu de l'actrice française, (que l'on ne peut pas s'empêcher d'imaginer intellectualisant son rôle, théorisant son personnage). Cela tombe bien en un sens, car c'est comme ça que Maria se fond le mieux dans ce monde glaçant, jusque dans le feu et dans le sang. Mais quand même, on est d'autant moins sensible à la violence, à la déroute, à la guerre, que ce personnage garde et cache derrière ce visage trop blond, trop nordique (le « matière blanche en question »?) tout sentiment et toute sensation – y compris quand elle crie ou quand elle pleure.


Ne parlons même pas de Nicolas Duvauchel et de son personnage d'adolescent trentenaire. Dès le départ, on ne sait pas vraiment si c'est uniquement la crédibilité de l'acteur qui manque, ou si le personnage est trop fou pour être vraisemblant. Il est « comme un chien », dit quelqu'un. Et c'est bien vrai qu'il cabotine, fait son mini seigneur de guerre, puis termine dans une orgie de médicaments avec ses amis enfants-soldats. Soit.


En somme on arrive à un film déroutant, à un univers effrayant de violence fluide et sereine. Mais Claire Denis parvient à installer cet univers au prix des personnages, au prix de l'intrigue, au prix de la profondeur de champ – au prix de toute prise, de toute attache pour le spectateur.

lundi 4 octobre 2010

L'Homme de Londres, de Belà Tarr


L'Homme de Londres est l'adaptation d'un livre de Simenon. Le livre est très court, le film est très long. Même titre et même intrigue pourtant. Nous suivons le personnage de Maloin, un aiguilleur qui travaille à la gare portuaire. De sa cage en hauteur, il surprend un vol doublé d'un meurtre. Deux ombres se débattent, se disputant une mallette, jusqu'à ce que l'une des deux silhouette précipite l'autre dans l'eau du port, laissant l'objet convoité disparaître avec lui. Après avoir attendu un peu, notre aiguilleur descend récupérer la mallette – et mal lui en prend... Ce qu'il y a de curieux, dans cette adaptation, c'est que le livre est plus cinématographique que le film. Car quoi de plus film noir que cette intrigue? Le témoin présent sur la scène du crime, contaminé par le mal rien qu'à le regarder, quel point de départ plus cinématographique?


Lire l'article en entier sur KINOK

samedi 25 septembre 2010

Des Oncles Boonmee et de dieux - quand le palmarès de Cannes sort au cinéma


« La palme de l'ennui ! », avait titré Le Figaro quand L'Oncle Boonmee celui qui se souvient de ses vies antérieures avait reçu la palme d'or. C'était un peu exagéré. Et surtout, comme le reste de la critique avait adoré adorer le film d'Appitchapong Weerasethakul, cela fit une affaire. Les uns, amis du « grand public », disqualifiaient ce truc « obscur et hermétique » quand les autres, amis de l'art de festival, s'offusquaient de cette attaque à l'intelligence. Une bien vaine querelle, pour un film qui ne méritait ni l'anti-intellectualisme bêta d'un camp, ni l'admiration religieuse de l'autre. Oncle Boonmee a pourtant en commun avec d'autres films aussi primés à Cannes, comme Poetry ou Des hommes et des dieux, de bâtir une vision artistique sur un vrai fonds spirituel – quoique fort différemment, et pas avec la même force.


Dans le cas du film thaïlandais, nous sommes dans un monde où les hommes cohabitent avec les fantômes, les poissons-chat et les hommes-singe. Weerasethakul a pris soin d'installer une ambiance de semi-obscurité capable d'accoucher de toutes ces créatures, un peu comme une chambre noire ferait apparaître des reflets invisibles à l'oeil nu. Nous nous perdons dans des environnements peu favorables à la profondeur de champ: la nuit tombante, le voile d'une moustiquaire, les ténèbres d'une grotte, la jungle... Cela donne une esthétique animale, instinctive, qui va à l'encontre de notre perspective ordinaire. Il est étonnant de voir avec quelle facilité l'animisme d'Oncle Boonmee rassemble la mystique naturelle et les références de civilisation: les créatures surnaturelles semblent sorties de je-ne-sais-quel Star Wars, elles sont amenées dans un futur antérieur qui fait penser à La Jetée de Chris Marker, et la contemplation d'une jungle toujours identique finit par se mélanger à l'hébétude du spectateur de télévision.


Le problème de cette manière tâtonnante, qui se complaît dans l'obscurité des grottes, c'est que le mystérieux finit par s'y confondre avec le fumeux. On navigue entre le mutisme primitif du buffle, au début du film, qui s'enfuit en reniflant le sol, et les interprétations verbeuses. Par exemple celle qui veut que la mort d'Oncle Boonmee soit aussi une naissance, puisqu'elle se passe dans une grotte, bien sûr comparée à un utérus. Comme si l'obscur était une façon maligne de laisser imaginer mille choses sans avoir besoin de leur donner la moindre consistance. Dans le genre érotisme vaseux, il y a enfin une scène d'amour entre une princesse et un poisson-chat: le regard se perd dans une eau sale, agitée de vilains spasmes. Tous ces personnages parfois émouvants auraient été les parfaits protagonistes d'un conte si Weerasethakul n'avait pas choisi de présenter au spectateur civilisé le reflet facile de la complication.


La trajectoire de Mija, l'héroïne sexagénaire de Poetry, est plus lumineuse, ou tout au moins mieux balisée. Cette grand-mère, femme de ménage pour un vieux monsieur riche et handicapé, décide qu'elle est disposée à la poésie et s'inscrit au cours d'un poète réputé. Alors qu'elle essaie d'écrire son premier poème, elle apprend que son petit-fils, dont elle a la charge, a poussé avec ses camarades une jeune fille au suicide. Voici la quête poétique la plus naïve confrontée à un acte de barbarie. Un parcours balisé, nous l'avions dit. Mais c'est de manière curieuse que Poetry se transforme en chemin de compassion : notre personnage s'approprie le destin de cette jeune fille, hante les endroits qu'elle a fréquentés, guette les lieux où elle a souffert, jusqu'à pouvoir parler en son nom. Cela donne des plans d'une belle intensité, à la fois gratuits et chargés de sens. Les bons sentiments – ici l'abnégation et la commisération – peuvent parfois donner de belles fleurs: cette démonstration du sud-coréen Lee Chang-Dong aurait mérité plus qu'un prix du scénario.


Avec Des hommes et des dieux, nous sommes à mille lieux des parcours erratiques et des eaux troubles de Weerasethakul. Dans le film de Xavier Beauvois, qui a remporté le grand prix du jury, les silhouettes des huit moines de Tibhirine se dessinent très distinctement dans le paysage méditerranéen. Ces frères nous sont d'abord donnés comme de fortes personnalités. Et surtout comme des hommes investis dans leurs taches quotidiennes, du torturé qui laboure la terre (Olivier Raboulin en frère Christophe) au doux qui soigne les habitants du village (Michael Lonsdale en frère Luc). Des hommes qui, incarnés, ne sont pas sans défauts. Même dans le portrait le plus édifiant, celui du prieur Christian joué par Lambert Wilson, il y a bien ce petit air agaçant de premier au caté.


Pourtant, le tableau vivant que brosse Xavier Beauvois est avant tout fait des rites et des rituels de la vie monastique – les offices, la messe, le chapitre –, ce qui donne une harmonie à cet ensemble disparate. Des hommes et des dieux est fait de cet équilibre entre une vie du monde, de la terre, et une vie ponctuée par la prière. Beauvois sait étirer suffisamment certaines séquences pour rendre au temps son incompressibilité et aux choses leur pesanteur. Mais il sait aussi donner au film le rythme et l'élévation de la vie monastique. C'est de cette manière que la mise en scène peut tenir ensemble le récit de la vie au monastère de Tibhirine et l'histoire de la relation aux villageois, aux islamistes et à l'armée algérienne. C'est encore de cette manière que peuvent cohabiter la sérénité de la vie en communauté et l'impression d'imminence qui s'installe petit à petit. Il y a là un credo artistique, une esthétique du rythme, qui permet à Beauvois de distiller graduellement l'évidence de la menace et la nécessité du sacrifice.


Cette dynamique culmine au magnifique passage de la Cène, où l'on peut tout lire sur le visage des moines sans que rien ne soit jamais dit: angoisse, bonheur, tristesse. Ce n'est probablement pas un hasard si le passage, muet, n'est accompagné que du Lac des Cygnes. Y règne ce rythme intérieur, c'est-à-dire cette grâce, que l'on trouve surtout en musique. Rohmer comparait ainsi le cinéma à la musique: « Si la beauté de certains plans est toute musicale, c'est qu'elle nous touche, nous séduit, nous envoûte comme le ferait un chant, c'est qu'elle donne à l'instant cette chaleur, ce poids que, jusqu'ici, seul l'art d'Orphée avait su lui conférer(...). 1» A travers cet instant au moins, Beauvois aura su nous parler du mystère de l'Incarnation. Ce qui est émouvant, dans la démarche de cet incroyant, c'est que le chemin vers Dieu des moines de Tibhirine devient pour lui le chemin vers une présence réelle, que le cinéma a en horizon depuis qu'il existe. En cette quête, il ne fait définitivement pas mentir cette autre formule de Rohmer sur le septième art: « nulle autre forme d'art n'avait su nous donner une idée aussi haute de nos semblables, faire briller de ses pleins feux la noblesse originelle du visage, du geste, du comportement humain. 2»


NOTES:

1Le Celluloïd et le marbre, éditions Leo Scheer, page 63

2Le Celluloïd et le marbre, éditions leo Scheer, page 62

jeudi 23 septembre 2010

Les Amours Imaginaires, de Xavier Dolan - le bâton pour se faire batte


Un peu timide mais à l'aise dans sa récente aura de petit génie, à la mode jusqu'au bout des cheveux, Xavier Dolan, l'auteur de J'ai tué ma mère, présentait ce lundi 20 septembre au mk2 bibliothèque l'avant-première de son second film : Les Amours imaginaires. Il introduit ses acteurs - amis dans la vraie vie - et finit d'achever un public déjà conquis, au moyen d'un accent québécois léger comme il faut. Faut-il que nous ayons vraiment mauvais esprit pour avoir gardé en mémoire, pendant le film, son charmant lapsus : "nous sommes ravis de vous présenter ce produit... euh, enfin, ce film"? Nous disons là une méchanceté : le jeune homme s'est corrigé immédiatement, c'est tout à son honneur.

C'est tout à son honneur, aussi, d'avoir habillé l'ensemble de son produit/film avec une combinaison cinéphile des plus séduisantes. Et vintage de surcroît. En résumé: d'interminables ralentis musicaux, façon Wong Kar Waï du pauvre. Un clip n'a pas le temps de s'arrêter qu'un autre commence. Tout est sur-habillé, sur-maquillé, sur-packagé, les scènes de fesse font si peur à notre petit génie qu'il met des calques de couleur. Tellement pop. Avec en plus les suites de Bach par Yo Yo Ma. So chic.

Le film "revisite le trio amoureux", nous dit le dossier de presse. C'est l'histoire de Francis et Marie, des amis, qui tombent amoureux de la même personne : Nicolas. Oui, on a saisi les références cinématographiques, c'est bon. Sauf que là Xavier Dolan décide de simplifier l'affaire: Nicolas sera une sorte de dieu grec inaccessible, quand les deux autres s'échineront à le séduire. Voilà, tout est dit, la situation ne changera pas d'un poil puisque le réalisateur sera trop occupé à filmer des regards au ralenti.

Il n'est pourtant pas sans talent, l'animal. Il y a notamment ces petits monologues conçus comme des interview, qui font penser à du bon Woody Allen. Le tort de Dolan est peut-être d'avoir refusé la voie purement comique, pour s'essayer maladroitement à la démonstration cinématographique. Et il y est presque parvenu dans cette impressionnante séquence épileptique rythmée au stroboscope: une hypnose de fin de soirée qui sublime le fameux Nicolas et l'entoure d'une musique entêtante. Las, ce moment ne dure pas bien longtemps... Et quand le personnage de Francis commente le style de son homologue féminine d'un "c'est pas parce que c'est vintage que c'est beau" on se dit que ce Xavier Dolan tend décidément le bâton pour se faire battre.

lundi 20 septembre 2010

The Town - la ville, morne prison


Que dire de The Town? Pas grand chose, sinon que, réflexion faite, Ben Affleck a quelque chose d'un Adam Sandler pas drôle. Le début du film est timidement inspiré de l'introduction de Heat. Le milieu et la fin aussi en fait. Pas de rêve de fuite impossible, pourtant, dans la mesure où la relation entre le voyou et la bourgeoise n'accède même pas à la dimension du trompe- l'oeil. Dans The Town, le début de perspective esquissée sur la ville comme prison - avec ses connections, ses ruelles étroites propices à la course-poursuite (parfois prenantes il est vrai), son système d'obligations (la "fraternité" qui lie le personnage principal au méchant Jem) et ses vraies prisons - ne mène strictement nulle part. Mais peut-être est-ce là justement le principe : une manière de décrire la ville comme une impasse. Ou peut-être, au contraire, Ben Affleck a-t-il échoué à donner corps, même de manière tragique ou pathétique, à la moindre forme de désir. Ni triste ni drôle, ni noble ni sordide, ni émouvante ni dégoutante, l'amourette qui devrait mettre le feu aux poudre est morne comme le reste du film.

vendredi 17 septembre 2010

La Danse comme art et comme institution

Critique publiée chez KINOK

Ce qui impressionne d'abord dans l'entreprise de Frederick Wiseman, c'est son apparente ambition d'exhaustivité. « La Danse », comme s'il s'agissait d'envisager l'art dans sa totalité, l'espace d'un film. Puis, comme un aveu de (toute relative) modestie, il y a le sous-titre: « Le Ballet de l'opéra de Paris ». Si on s'en tient à l'interprétation du titre, on a donc ceci: un art vu à travers le prisme d'une institution. Rarement un titre n'aura aussi bien désigné la teneur d'un film.


Monumental, le film de Frederick Wiseman s'intéresse d'abord à l'institution – le ballet de l'opéra de Paris – d'un point de vue presque architectural. Il s'agit d'explorer le monument, de nous montrer toutes ses recoins, des salles de danse sous les toits aux salles des machines, en passant par les bureaux et le caves. Une démarche qui va dans le sens de cette revendication de totalité que nous décelions même dans le titre. Selon sa méthode habituelle, le cinéaste nous offre un document apparemment brut, issu de plusieurs centaines d'heures de vie captées dans ce lieu prestigieux, sans voix-off, sans interview, et sans musique de fond. Ce serait pourtant une erreur de faire de La Danse une plongée directe dans un milieu, un témoignage informe sur la danse à l'opéra de Paris. Le film, très formel au contraire, tient sur une construction aussi monumentale que savante. On aperçoit les rouages de cette machine grâce aux transitions: des plans fixes et montés assez rapidement sur des escaliers, des portes entrouvertes, des cordes, des accessoires – tout une série d'endroits et d'objet qui composent ou habitent la structure même du monument. Par un montage très travaillé, la manière de Wiseman s'identifie à l'objet qu'il filme, le document adoptant toutes les infimes structurations du monument.


Le cinéaste filme aussi une autre architecture intérieure: celle de l'administration du corps de ballet. D'une manière très judicieuse, il filme l'administratrice expliquer à des chorégraphes le fonctionnement complexe et extrêmement hiérarchisé de l'opéra de Paris, ou faire le point aux danseurs et danseuses sur la singularité de leur statut social au regard de la loi française (par exemple concernant les retraites). Il y a de l'or et du marbre dans cette administration, quelque chose de d'immuable, comme le Paris filmé des toits de l'opéra. Et il nous semble d'abord que les chorégraphes sont des sculpteurs qui modèlent des corps vivants. Dans les entretiens avec Pierre Legendre qui figurent dans le livret du DVD, Wiseman s'étonne de la discipline presque rigide qui existe à l'opéra de Paris: un ensemble de conventions installées depuis des siècles et dont l'institution est garante.


Et pourtant, toute la force du documentaire tient dans l'animation de ce monument. Ce n'est pas de sculpture qu'il s'agit, mais bien de danse. Institution s'entend aussi dans un sens progressif, comme on parle d'un instituteur et de ses élèves en train d'apprendre. Ainsi s'oppose à la massivité du monument une fragilité du mouvement: les chorégraphes reprennent les danseurs, corrigent leurs gestes. Un enchaînement de répétitions, de reprises et d'entrainements nous donne l'impression d'un art essentiellement en devenir. Art vivant par excellence, la danse est à elle-même son terrain d'apprentissage.


Jusque dans le montage se retrouve cette délicate tension entre la pesanteur d'un cadre et la grâce d'artistes au travail. Les coupages et assemblages de Wiseman sont suffisamment subtils pour ne pas diviser trop grossièrement le film en phase de répétitions et en phase de représentations. Nous suivons en même temps plusieurs spectacles et les moments de représentation sont parsemés de scènes de répétitions – comme si « la danse », celle qui donne au film son titre, désignait autant l'instant sur scène que l'effort constant vers la perfection caractérisant le quotidien de cette compagnie. Wiseman fait aussi moduler les méthodes, nous montrant des chorégraphes dirigistes, d'autres plus improvisateurs, des cérébraux et d'autres plus sensuels. Plusieurs points de vue nous sont proposés: celui de l'expert qui fait des commentaires désobligeants, celui du spectateur désengagé, celui du danseur passionné ou fatigué de travailler au geste parfait.


Ce qui fait le charme de La Danse, en dernière instance, c'est le dialogue qui institue le geste en monument, et maintient pourtant dans l'immuable quelque chose de purement provisoire. Une grande quête de beauté anime autant les artistes que le cinéaste, que l'on sent fasciné par son objet d'étude: la danse comme art et comme institution.

vendredi 10 septembre 2010

Rétrospective Lubitsch!

La rétrospective, c'est à la cinémathèque, et la petite présentation, c'est sur Causeur.