mercredi 29 avril 2009

T'as le look Coco (d'avant Chanel)


Il ne fait pas bon être un homme dans un film comme Coco avant Chanel. D'un côté, il y a l'aristo fin de race, désabusé, vaguement macho dès qu'on passe aux choses sérieuse (le travail par exemple). Dans son rôle, Benoît Poelvoorde est d'une excellente ambiguïté. Il n'en demeure pas moins celui qui ne croit pas dans le génie et dans l'indépendance de Coco. De l'autre côté, il y a le beau ténébreux, caché derrière son accent et sa moustache ridicules. Voici l'homme-objet. Un "gentleman anglais" vide comme une bouteille de champagne au petit matin. C'est lui, l'amour de sa vie - ce qui donne une idée de la haute estime à laquelle Coco pas encore Chanel tient l'homme en général.

Il ne fait pas bon non plus être une femme, dans Coco avant Chanel. Quelles sont ces femmes qui ont besoin de couleurs et de frou-frou pour être femmes? Coco, elle, est simple, elle est libre. Anne Fontaine prend soin de filmer religieusement son aura d'authenticité, au milieu du cadre, au milieu de la foule. Peut-être que le sombre et le sobre lui vont bien au teint, à notre Coco, mais on ne peut pas s'empêcher de se dire que sa quête de simplicité préfigure la banalité du tailleur d'open-space. La patronne dictatrice perce déjà sous la Coco anarchiste. Bonjour tristesse.

dimanche 26 avril 2009

Ankara, nid d'espions - les petits détournements


L'Affaire Cicéron (Five Fingers, pour le titre en v.o.), de Joseph L. Mankiewicz a pour cadre les ambassades anglaises et allemandes à Ankara, au plus fort de la seconde guerre mondiale. La diplomatie se trouve ainsi mise en scène, avec ses personnages, ses rituels, ses apparences, et ses bons mots. La guerre met des gants de velour et donne son visage le plus apprêté. Celui de Danielle Darieux d'abord, modèle de raffinement et, nous allons le voir, d'ambivalence, puis celui de Von Papen, digne représentant de l'intelligence et de la distinction de la noblesse allemande.

Bien sûr, on a beau être en 1944, la guerre est comme absente de ce film d'espionnage. Ou du moins, la guerre n'est pas celle que l'on croit, ce n'est pas le Reich contre les alliés. Non, Von Papen, par exemple, est moins un représentant du nazisme qu'un aristocrate pur sang et serait bien plus proche, à l'écran, dans sa prestance, du lord d'en face, l'ambassadeur anglais, que de son subordonné Moyzisch. Les deux ambassades mises en miroir présentent à l'évidence la même structure, la même hiérarchie, le même ordre. La guerre véritable est menée par un homme, notre Cicéron (James Mason), qui cherche à subvertir cet ordre.

La première fois que nous le voyons, surgi de nulle part, pour s'introduire dans l'ambassade allemande, il présente toutes les caractéristiques d'un diplomate ou d'un espion. Il a l'autorité, l'applomb nécessaire pour négocier les termes d'un marché avec Moyzisch. Il convainc d'emblée, par la seule apparence. Pourtant, nous nous en apercevons plus tard, il n'est que le valet de l'ambassadeur anglais et il cherche à vendre ses informations aux Allemands. Mais il a compris que ça se passait du côté de la mise en scène. Ce qu'il n'a pas compris, en revanche, c'est que le statut de ces aristocrates n'était pas accessible par le détournement et l'amas d'informations sonnantes et trébuchante. Le qualitatif est inaccessible au quantitatif. C'est ce que la trahison de la comtesse Staviska (Danielle Darrieux) lui rappelle cruellement et dans la dernière scène, à Rio, les billets sans aucune valeur que James Mason laisse s'envoler, symbolisent sans doute la vanité de ce combat perdu d'avance.

Ce détournement-là peut, si on a l'esprit suffisamment tordu, faire penser à un autre, qui se sert lui aussi d'un jeu d'apparences. Car que singe OSS 117, sngulièrement Le Caire nid d'espions, sinon ces bons mots échangés entre diplomates distingués, ainsi qu'un ordre esthétique bien déterminé? Hazanavicius, le réalisateur, est adepte du détournement - il est l'un des créateurs du Grand Détournement (avec des dialogues inventés sur des séquences de vieux films.) On pourrait dire qu'avec OSS 117 - Le Caire nid d'espion, il avait précisément tenté de subvertir un genre, le film d'espionnage, en s'inspirant très précisément des détails visuels et en plaquant par dessus un discours pataud, celui d'un personnage représentant tous les défauts de son époque. C'est dans cette exactitude fétichiste de la reconstitution que le procédé du détournement se distingue de la simple parodie: plus que des situations comiques, le rire vient d'un décalage entre ce qui se montre et ce qui se dit.



Le second OSS 117 (Rio ne répond plus) contient des références encore plus appuyées. Particulièrement dans ses effets, par exemple la multiplication des splitscreen ou cette scène de vertige pointant de façon insistante dans la direction de Vertigo. La tirade shakespearienne prononcée par le nazi fait penser à To be or not to be de Lubitsch - autre mascarade impliquant des officiers nazis - où les même vers sont dits par des personnages secondaires. En un sens, Hazanavicius détourne les codes esthétiques d'un genre comme James Mason, dans L'Affaire Ciceron, détournait l'ordre de la caste des diplomates. Les chutes comiques pour l'un, l'échec pour l'autre témoigneraient presque de la même vanité. Pour les deux, en tout cas, il est clair que Rio ne répond plus.

mercredi 22 avril 2009

Katyn - du Polak contre la langue de bois


"L'action se passe en Pologne, c'est-à-dire nulle part." (Alfred Jarry)
Curieux, l'accueil réservé dans la presse à Katyn, d'Andrzej Wajda. Le Monde s'incline respectueusement, avec l'air un peu forcé du gosse qui doit aller embrasser un vieux grand-père qui pique. A côté de ça, il y a les un peu moins sages, qui n'hésitent pas à râler à voix haute - Télérama par exemple, apparemment Pierre Murat n'a pas détesté, mais, attention, ça n'engage que lui, il ne répond pas de la réaction d'un lycéen de base (!). Puis il y a les carrément mauvais, qui achèveraient bien la vieille baderne (copyright Jean-Luc Mélenchon, pour cette expression dignement employée à la mort de Soljenytsine.) C'est l'Huma et les Inrock qui tiennent ce classieux rôle.

Bref, on a compris que ce devoir de mémoire-là emmerde tout le monde. Et comme c'est la Pologne, on a le droit de le dire tout haut. Jean-Baptiste Morain, inrockuptible de son état, reproche au film sa "religiosité". Supposons que le journaliste, qui n'a surement rien contre la religion des Polonais - Dieu préserve la presse d'un tel travers -, veut désigner par là un aspect pompeux de la mise en scène. Ce monsieur a cru toucher le marbre d'un monument aux morts et ça l'a refroidi. Qu'il se rassure, le marbre n'est pas encore un matériau indigne, tout juste bon pour un "académisme empesé", on en a déjà tiré de plutôt belles choses, par le passé.

Toute scandaleuse qu'elle soit, cette forme de silence sur ce qui fait l'intérêt du film (rien, il me semble, dans les Cahiers) détient sa part de logique. Car c'est un peu ce que ça raconte: l'histoire d'une nation simplement niée pendant plusieurs décennies. La première scène représente une situation emblématique du passé de la Pologne. Une foule qui, sur un pont, fuit dans un sens les Allemands, dans l'autre les Russes. Les deux vont s'entendre, c'est l'époque du pacte, sur un partage de la Pologne, de ses prisonniers et de ses réfugiés. Au-delà de l'évidence géopolitique du pays pris entre deux grandes puissances, il y a une nation destituée de sa fierté, de son armée et, plus important encore, de sa langue.



C'est par ce biais que Wajda traite la situation, notamment dans la première partie du film. On entend le Polonais continuer timidement à se glisser entre deux phrases russes ou allemandes, mais en vain: ce sont les langues du totalitarisme qui décident. C'est-à-dire la langue de bois. Car l'Allemand et le Russe ont ceci de commun, dans Katyn, qu'elles sont là pour sommer la réalité de produire les effets voulus. Le comble, ce sont les nazis essayant de faire croire à la vérité (que les Soviétiques ont perpétré le massacre) par un film de propagande - soufflant par là la méthode aux adversaires. Même ceux des envahisseurs qui ne sont pas les assassins de ce massacre-ci, les Allemands, ne veulent pas de la vérité nue, ils veulent la vérité produite par des preuves, par de la propagande. Le Nazi et le Soviétique ne sont qu'une seule et même langue. Une langue qui s'est définitivement désintéressée de dire le vrai.

De là un culte voué à la parole et à l'écrit de vérité, chez les derniers des Polonais. Irrépressible besoin de dire ce qui est. Cela va d'une confession, dans l'église transformée en camp de transit, symboliquement dissimulée derrière un numéro de la Pravda, à la lutte d'une Antigone polonaise pour faire inscrire sur la tombe (re-voilà le marbre?) de son frère la date véritable de sa mort. Il y a enfin le carnet retrouvé, bientôt lui aussi réduit au silence, comme en témoignent les pages laissées blanches. C'est à ce moment que le massacre en lui-même nous est montré. Katyn aurait pu s'appeler Mémoire de nos pères, comme le film d'Eastwood, avec lequel il partage cette dynamique du retour à l'origine.

mardi 21 avril 2009

Un Vitellono, des Vitelloni


I Vitelloni, ou Les Inutiles, pour un des titres français de l'époque. Ils le sont en un sens (inutiles) les personnages du second film de Federico Fellini. Parce qu'ils sont essentiellement passifs. Ou, du moins, parce que leurs actions sont prises dans un mouvement général, un courant, à l'égard duquel ils restent essentiellement passifs. Attention: pas de tragédie grecque, ni de terrifiant fatum - l'ombre du film noir ne plane jamais sur cet inconséquent jeu de situations.

Inconséquent, le mot est lâché, qui décrit si bien le personnage, pas forcément diabolique, de Fausto. On pourrait dire qu'il est le pendant négatif de Gelsomina dans La Strada. Comme elle, Fausto s'accomplit dans l'expression, l'extériorisation. Comme elle encore, Fausto a un visage si facile à déchiffrer qu'il en devient mystérieux. Paradoxe.

Impossible de voir un motif au travers des mobiles trop évidents. Peut-être - et en cela je dirais qu'il s'oppose à Gelsomina - parce que plus qu'inconséquent, Fausto est un personnage inconsistant, donc inconstant. Inconsistant en ce sens qu'il n'est au fond que le visage qu'il compose dans les situations. Celui du bon fils quand il rentre chez son père, de l'amoureux quand il regarde son épouse, de l'amant quand il désire une femme, du lâche quand il cherche à fuir et ainsi de suite. Ce n'est pas un hypocrite - il est réellement, quoique successivement, tous ces personnages, on le voit bien (et heureux le spectateur qui croit ce qu'il a vu.) On le voit bien succomber au charme des situations, quand par exemple, le soir du carnaval, il est séduit par la femme de son patron qui lui lance, sourire aux lèvres, des confetis au visage. Il essaiera plus tard, dans l'arrière-boutique, de mimer ce geste pour charmer en retour. Il laisse les aléas de l'existence décider des traits de son visage.

Fausto n'est pas le seul, il y a plusieurs Vitelloni. Mais ils ont en commun de reconnaître à Fausto un charisme naturel. Charisme qui lui vient évidemment de cette capacité à coller à la situation. Le même trait se décline, dans la bande, sous plusieurs formes: la naïve (Alberto, pour qui le crime suprême est de "faire pleurer maman"), l'inspirée (Léopoldo, le passionné de comédie) et la suiviste (Riccardo, qui se contente de divertir par ses talents de chanteur). Un seul pourtant sort du lot, ne participe pas de cette sainte expressivité latine, il s'agit de Moraldo.

Moraldo est celui qui a le visage fermé. Il est en cela l'opposé de Fausto. Il a le teint sombre et le visage fermé. C'est lui qui sait opposer à Fausto un regard de constance. Il est en fait le seul à refuser d'épouser les aléas de l'existence, à finalement agir, à finalement partir. On a dit que c'était lui, Fellini. Peut-être bien. C'est ce que laisse entendre une voix-off à la fois extérieure et identifiée au point de vue de Moraldo.

dimanche 19 avril 2009

Deux autres William Blake

Deux autres visions. William Blake le poète, de même qu'il entendait les poèmes qu'il s'apprêtait à écrire - sous l'impulsion d'une dictée - était un visionnaire. Un visionnaire au sens propre: il voyait des choses qu'il était seul à voir. C'est du moins ce qu'essaye de rendre évident l'excellente exposition qui lui est consacrée au Petit Palais (celui qui nargue son grand frère d'en face, Andy Warhol avec). Puisqu'il est question de vision, de représentation et d'expression, chez William Blake le peintre, il n'était pas sans pertinence de faire un pont avec le cinéma, un pont sur l'Antlantique en l'occurence, puisque le film projeté était américain: Dead Man, de Jim Jarmusch.



Soyons clairs: Dead Man et le personnage de Johny Depp, encore un autre William Blake, n'ont pas grand chose à voir avec le poète - et encore moins avec sa peinture. Il y a pourtant une forte identité visuelle, dans Dead Man, qui consiste en une vision infernale et grotesque du western. Le noir et blanc cadre bien avec la condition fondamentale de squelette propre aux personnages de cette danse macabre. C'est drôle et terrifiant. Le film, dans sa structure, tend aussi vers une certaine ascèse, avec ses courtes scènes séparées par un simple fondu au noir.

C'est le personnage de Nobody, un Indien poète et franc-tireur, qui tranche dans cet univers. Nobody, et certainement pas le Nobodaddy de Blake le poète dans To Nobodaddy. Nobody n'est certainement pas cette figure absente et honnie du Père. Il joue pourtant le rôle de guide, dans la quête initiatique du personnage de William Blake, mais n'est pas pour autant un père spirituel. Car sa parole, opaque, semble plutôt celle de l'immanence, celle d'une création encore préservée, encore hantée par les "esprits de la nature", pour parler dans le langage un peu new-age des natives américains.


Il est possible de voir, dans cette opposition - entre une civilisation dévastée, pourrie, mort-vivante et un esprit imaginatif, ayant sa propre "vision du christ" et s'inspirant du langage déchiffré dans la nature - le manichéisme qui, selon Pierre Boutang, est propre à William Blake. C'est qu'il y a une certaine cohérence à mettre en scène un William Blake en terre d'Amérique, qui plus est dans le contexte mythique qui est celui du western. Car le mythe, on le voit dans ses gravures, peintures, eaux-fortes, enluminures, représente en tant que fiction fondamentale un échapatoire à l'infernale putréfaction des désirs. Le mythe, c'est la vision, le songe auquel on se doit de donner une réalité. Et l'un des plus grands rêves de l'Europe ne fut-il pas l'Amérique?


Dans Dead Man, le rêve américain a franchement tourné au cauchemar. Peut-être est-cela qui explique le nécessaire dialogue entre Europe et Amérique: l'improbable enfance de Nobody le native en Angleterre, la quête d'identité de William Blake et sa fin dans l'océan, en Amérique mais en route vers l'Europe: l'Origine. Il est permis d'espérer qu'à ce moment-là, William Blake devient effectivement William Blake.


La musique de Neil Young pour Dead Man:

"In the Electric mist": sous-titres pour un titre


En Français ça se dit Dans la Brume électrique. Poétique non? C'est le titre du nouveau film, américain (d'où l'Anglais), de Bertrand Tavernier, avec Tommy Lee Jones (l'acteur texan aux airs de vieux demi Cheyenne triste.) Un tel titre a le mérite de taquiner la curiosité - on a beau savoir que c'est d'abord le titre d'un polar de James Lee Burke, dont le film est l'adaptation (auteur et acteur faisant donc Lee commun), l'information ne nous avance pas à grand chose. Bref, après avoir vu ce film plutôt agréable, une explication de texte s'impose.

La Brume, on est en plein dedans. Avant tout au travers d'une esthétique de brouillard, qui aime les marais et les entre-deux. La photographie nous fait facilement aimer les paysages de Louisiane. Arbres enracinés dans l'eau, branches mouillées, nuages lumineux, l'image se met lentement en mouvement, dans une atmosphère d'humidité solaire. C'est dans cet état d'hébétude, souvent chagrine, que s'installe d'abord le film. Probablement aussi parce que la terre qui nous est ainsi montrée a connu des drames et des dévastations. Les deux fantômes qui hantent le film sont celui de la guerre de Sécession et celui du cyclone Katrina. La brume, c'est donc d'abord la coexistence du passé et du présent, ce sont les traces d'une catastrophe et l'erratique déroute d'un bataillon de Confédérés.

La mise en scène a elle aussi cet aspect de cheminement erratique. On s'attarde d'un côté, puis de l'autre, on amorce des recherches sur la mort d'une prostituée, on créé des liens avec un acteur dépravé, puis on commence un improbable dialogue avec un général sudiste... Tout ça ressemble à un rêve alcoolisé, la boisson étant pour le moins présente dans cette histoire qui aurait presque l'air d'être racontée, en voix-off, dans une réunion d'Alcooliques Anonymes (plus littéraire que la moyenne quand même.) Bref, Tavernier ne se contente pas du simple polar, dont il détourne assez bien les codes, pour donner plutôt un aspect de balade ou d'errance à son film.

Pourquoi alors, dans cette ambiance lente et imbibée, va-t-on nous parler de brume électrique? L'atmosphère, ainsi décrite, n'est pas seulement hantée par le passé: elle est aussi une interminable attente. Attente d'avant l'orage, comme si les éclairs annonçaient un tonnerre qui ne venait jamais. Bien sûr de temps en temps on a envie qu'il pète un bon coup (l'orage bien sûr, je ne me permettrais pas.) On devra pourtant attendre et en guetter patiemment les signes, qui sont aussi ceux d'une possible résolution de l'énigme. En somme, comme on parle d'atmosphère électrique, où il suffit d'une étincelle pour que tout s'embrase, il y a dans ce film cette espèce d'état de latence qui noie les conflits et laisse flotter les révélations.

L'affaire finit cependant par éclater au grand jour et l'enquête par se résoudre. Mais c'est trop beau et trop vite pour être vrai. A partir des trois quarts du film on a la sensation que Tavernier se souvient qu'il est en train de faire un polar - et se trouve bien emmerdé d'avoir fait le poète pendant tout ce temps. On revient à l'enquête, et on résout ça tranquillement, en saupoudrant le tout de quelques classiques états d'âme de flic. Peut-être eut-il fallu, en un sens, mieux assumer le polar. Mais c'est en même temps ce côté bancal qui fait l'attrait du film, on l'a dit, très agréable.

jeudi 16 avril 2009

Mort et résurrections des surfaces

Pâques semble une excellente occasion de mettre sur cette page un ancien texte, où il était question de mort, et parfois de résurrection, à propos des films plus ou moins récents de Scorsese, Michael Mann, Nolan et même Spielberg. Cela devait être une mise en regard avec la proposition d'"ontologie de la photographie" d'André Bazin (c'est dans Qu'est-ce que le cinéma?), mais vous allez voir que ça se termine en jus d'eau de boudin, c'est-à-dire en réflexion pas très rigoureuse sur la surface, le corps et le vide.


La peau est ce qu’il y a de plus profond en nous (P. Valéry)
C’est au contact de la superficialité du plan qu’il est possible de sonder la profondeur d’un film. Telle fut l’intuition géniale d’André Bazin, dans sa recherche d’une ontologie de la photographie. Le puissant paradigme évoqué est celui du saint Suaire : l’impression de la silhouette du Christ sur un morceau de tissu. Outre l’expression d’une extériorité fugitive - ce n’est encore que la trace d'une trace de ce qui fut l'incarnation de Dieu- Bazin assume la métaphore quelque peu mortifère de l’embaumement. Songeons au processus de momification : aboutir au vide intérieur absolu pour sauver la pure extériorité. Ce n’est pas autre chose que fait le Norman Bates de Psycho quand il empaille les oiseaux. En prétendant enregistrer des bribes du réel - auquel certains voudront donner par le montage un semblant de vie - la tentation est forte de jouer avec la mort plus qu’avec la vie. Ce serait oublier ce que représente le tombeau du Christ ou le Suaire pour un catholique : vestiges de mort, certes, mais surtout traces réelles de la résurrection. Le film en passe par un sacrifice, un paradoxe, une plaie ouverte sur le monde. Sacrifice des entrailles à un rayonnement qui nous dépasse. C’est avant tout un défi que Bazin propose au cinéma : la surface du film saura -t-elle être le lieu de cette ouverture ?

Personne mieux que Scorsese ne connaît cette profondeur à fleur de peau dont parle Valéry. L’omniprésence des miroirs dans ses films en témoigne. Le reflet engendrant l’examen de conscience, dans Raging Bull, constitue le somment d’une époque ( les seventies, la décennie qui voulait faire affluer du sang neuf à l’écran), autant que l’aboutissement d’une recherche, puisque c’est par le reflet que s’ouvre la possibilité de rédemption. Il est à ce titre significatif que dans Gangs of New York, ce soit le reflet d’une plaie ou plutôt le reflet du reflet d’une plaie puisque la scène avait déjà eu lieu en plus sanglant dans The Big shave.


Une fois la plaie aseptisée et cicatrisée, c’est la peur du vide qui l’emporte. La surface stérilisée est le lieu des névrose et des pathologies. Dans Aviator, les questions de surface sont irrésistiblement orientées par l’aérodynamisme. Obsession du lisse, jusqu’à la perte des prises, jusqu’à la perte du sens, telle est la folie d’Howard Hughes. C’est aussi ce qui permet à son avion de s’envoler : la surface atteint une telle pureté qu’avec un peu d’élan elle peut être portée par le vide. La recherche de pureté, dans l’esthétique du film, va avec l’hommage rendu au cinéma de l’âge d’or : le métafilm, l’autoréférence, autant d’aspects d’une esthétique qui vide le cinéma classique de son propos pour jouer de ses faces, des traces qu’il laisse dans les mémoires cinéphiliques. Bien sûr, il y a le revers de la médaille : des accidents d’avion toujours plus ensanglantés et une sorte d’impureté qui s’installe en creux de la démesure hygiénique (la barbe, les cheveux gras, les traces de brûlure sur la peau, les lieux insalubres...)



Plus que jamais pourtant, l’imagerie religieuse est présente dans le cinéma de Scorsese. Difficile de savoir si cela reste à la surface comme une réminiscence - devenue obsession folle - ou comme un prophétie. C’est probablement cet amalgame de folie et d’espérance qui vient saturer l’écran, ainsi que la peau d’Howard Hughes lorsqu’un film est projeté sur son corps cicatrisé.


A la surprise générale, les plus mortellement pessimistes de ces persistances rétiniennes - de ces hallucinations résiduelles qui s’accrochent à la pellicule - se retrouvent aujourd’hui dans le cinéma de Spielberg. C’est désormais la mort qui poursuit ses héros, des poussières de cadavres répandues sur le visage de Tom Cruise ( !) dans La Guerre des mondes aux lugubres flashbacks qui obsèdent la mémoire visuelle d’Eric Bana dans Munich.


Dans Collatéral, le même Tom Cruise, spectre d ’un Robert de Niro mort dans Heat (costume et cheveux grisonnants), vient hanter l’honnête chauffeur de taxi. Michael Mann aime bien faire ainsi cohabiter les solitudes, superposer les façades. Outre le chatoiement des reflets, il fait mentir les plans, démasque les illusions de la profondeur de champ. L’une des figures qui revient est celle de la peinture murale : le marchand de fruits et légumes dans Collatéral, ou les peintures d’enfant dans Ali. On en remarque deux usages contraires : quand Ali est figé sur un mur en symbole pour les Africains, il semble inversement que le très nuisible Waingro de Heat sort littéralement du décor - la façade peinturlurée d’un hangar. A la limite, le personnage de Vincent dans Collatéral n’est qu’une émanation des surfaces métalliques de Los Angeles. Chez Michael Mann, la surface signifie l’insurmontable : illusion d’une facilité des rapports humains - c’est la fonction de la vitre, celle qui sépare Max de Vincent dans le taxi - ou encore utopie - la perspective y est ramenée aux deux dimensions de la carte postale face aux yeux de Max. Le talent du cinéaste est de donner de la teneur à la pure surface, non plus par la profondeur de champ, mais par l’espace qui sépare le spectateur de l’écran. Prendre conscience du trompe-l’oeil, partager la solitude et l’impuissance de ces personnages, c’est à nouveau mettre à vif la déchirure inhérente au cinéma.

La question de la surface se pose aussi sur le mode du mesurable. Chez Michael Mann, il arrive que le personnage soit englouti dans l’abstraction de figures géométriques. Ce sont les blocs d’immeubles de L.A à travers lesquels évolue le taxi de Max dans Collatéral. Chez Christopher Nolan, c’est au contraire le zoom aveugle sur la matière qui déstabilise, menace le plan de perdre son sens et le regard de redevenir poussière. La surface en morceaux est à recomposer pour échapper à une mort qui, à nouveau, est à notre poursuite : celle de l’épouse dans Memento, celle d’une jeune fille innocente dans Insomnia et celle des parents dans Batman begins. Du mari vengeur au justicier masqué en passant par l’enquêteur, l’enjeu au fil de cette oeuvre est de plus en plus héroïque. Autre adaptation de comics, Spiderman 2, de Sam Raimi. Là aussi le héros existe en réaction à un chaos, rendu notamment par un passage en spitscreen où la mort des chirurgiens opérant le Dr Octopus conduit en toute logique à l’éclatement du cadre en plans simulatanés. La seule solution pour répondre au chaos, ce sont les peintures de guerre : l’étendue du corps comme oeuvre d’art.




C’est dans le film de Nolan que cet enjeu est porté à son comble, l’étendue du film encore plus subtilement agencée. Les problème n’y sont résolus qu’en revêtant une nouvelle apparence, sorte d’interprétation morale - moralisante, parfois aussi - face au filmage aveugle et effrayant d’arbitraire. Batman utilise ces frayeurs pour les transformer à la fois en armure et en symbole. En composant avec le discontinu (les flashs liés à la mort des parents ou à la menace du pourissement dans le puits, les battements d’ailes/clignements d’yeux des chauves-souris), il s’agit de fabriquer une allégorie de la justice capable d’effrayer les adversaire : voici le costume de Batman.
Il est vrai que la transition, qui va du Saint Suaire aux collants de Batman, est rude. Elle frise en tout cas le sacrilège. Mais c'est cela aussi le cinéma: de l'art reproductible, du sacré profané - le divin mis à la portée des païens.

mardi 7 avril 2009

Fellini, année zéro

Je n'y connais rien à Fellini. Ou, comme disait un sage (cinéphile, à n'en pas douter, quoique peu adepte des cavernes obscures), "la seule chose que je connais sur Fellini c'est que je n'y connais rien". Il est vrai que pour parler de La Strada, cette posture est assez commode. La Strada appartient à la singulière classe des classiques déclassés, les films dont personne ne parle en se disant que tout le monde a déjà du en parler. Sur Internet par exemple, le nombre de critiques consacrées à ce film se compte sur les doigts de la main d'un manchot (bien sûr, j'espère qu'une floppée de liens viendront, dans les commentaires, faire mentir cette mauvaise parole) - alors que c'est à qui décortiquera le mieux La Dolce Vita, 8 et 1/2 ou Amarcord. Bref, comme vous l'aurez compris, c'est avec un certain plaisir que je m'apprête à mettre dans le plat les deux pieds de mon ignorance même pas docte: quelques mots sur La Strada, d'un certain Federico Fellini.

Il s'agit, avant tout, d'un grand film sentimental. C'est cela qui a fait son succès et lui a valu, en 1957, l'Oscar du meilleur film étranger. C'est cela aussi, peut-être, qui explique la relative circonspection des intellectuels à son égard. Il y a pourtant quelque chose de radical dans ces sensibleries. Il y a une façon de venir à la base, visuelle, cinématographique, de l'expression. Car La Strada, c'est avant tout un visage, celui de Giulietta Masina, qui joue le rôle de Gelsomina, une femme un peu simplette, vendue à un forain bête et méchant (plus bête que méchant). Tout y est à la fois transparent et mystérieux: tantôt l'émotion s'y lit comme à livre ouvert, les expressions sont claires et appuyées, tantôt le visage se ferme, les sentiments se contredisent et l'on sait que l'essentiel nous est caché.


Pas étonnant, me direz vous, qu'il soit question de visage et d'expression, dans un film sur des saltimbanques dont l'un au moins joue le rôle du mime. Car il y a aussi le maquillage, ce surcroît figé d'expressivité: des sourcils à jamais haussés, des pommettes éternellement rouges, un sourire jusqu'aux oreilles pour toujours... Et ce serait ressasser le fameux lieu commun du clown triste (regardez nos comiques américains, du tristounet Steve Carrel, au presque suicidé Owen Wilson, en passant par Jim Carrey l'hyper-actif), ce serait répéter ce cliché que de voir sous l'extériorité schématique de l'hilarité clownesque une douleur plus raffinée, intérieure et mystérieuse.
Non, car dans La Strada, ce n'est pas le spectacle qui imite la vie, mais plutôt l'inverse. Ce n'est pas seulement le clown qui mime un personnage, mais aussi Gelsomina la simple qui rêve d'expressions franches, qui veut de toutes ses forces jouer au bonheur. Situation impossible, où le clown imite la personne, qui imite elle-même le clown. Seul un deus, angelus plutôt, ex machina sera en mesure de nous sortir de ce mauvais pas, en la personne, funambule, du Fou. Bien sûr (comme d'habitude) c'est le fou qui est sage, c'est lui qui voit vrai, qui lit, dans un soupir enjoué, cette émotion fondamentale sur le visage de Gelsomina.



Dans la lourdeur du mime, dans le jeu des binarités pesantes, vient alors s'immiscer de l'aérien. Cela commence avec la marche du funambule, le dîner sur la corde, le soupir de bonheur, cela continue dans un air musical - violon minuscule et pétaradant trombone - puis le Fou finit par souffler à Gelsomina son message sur le sens de la vie et sur le rôle qu'elle y tient, elle aussi, "même avec sa tête d'artichaut"... Car Il Matto (Le Fou, dans la langue qui parle avec les mains), en même temps qu'il interprête, inspire à notre clown une nouvelle mélodie, qui est une nouvelle forme d'expression, symbolisée par le si célèbre air de trompette.
Aérien, évanescent, l'ange ne tardera pas à disparaître, tué par la colère obtuse de Zampano (le forrain, toujours plus bête que méchant), et balancé par-dessus un pont. De là il ne reste presque plus rien: une mort qui n'est pas montrée, puis la douleur de la bête - émotion pure et orpheline.