mercredi 26 octobre 2011

Le Tintin de Spielberg

Dans Tintin, Spielberg semble résumer le monde en deux éléments fondamentaux : la matière et le reflet. D'un coté une pâte originelle, qui pourra être une bulle d'alcool en apesanteur, une suite de dunes, ou des masses dormantes qui glissent sur leur paillasse quand le bateau tangue. De l'autre coté, une omniprésence du reflet : chaque vitre, chaque miroir, chaque bulle d'eau, chaque verre, de lunette ou d'alcool, est prétexte à la réflexion.

L'incroyable, pourtant, dans cette dualité radicale, quasi théorique, c'est la manière dont tout se renouvelle tout le temps. Le monde de Tintin est une célébration perpétuelle des formes et des couleurs. Espace et temps sont mis cul par-dessus tête, le montage devient une façon de modeler l'espace, et chaque élément de l'image est une transition potentielle vers un autre lieu, une autre époque. Si bien que le récit n'est pas extérieur à ces formes mouvantes et à ces miroitement - il en semble au contraire l'expression naturelle.

Tintin pousse à bout une certaine vision démiurgique du cinéma qui consiste a faire du monde une donnée parfaitement plastique, intégralement façonnable. Où miroir et pâte à modeler sont les matières premières d'une histoire qui se produit et se reproduit toute seule... Ce n'est pas mon Tintin, je crois même que ce n'est pas mon idée du cinéma, et j'avoue pourtant n'avoir jamais été aussi heureux d'avoir tort, pendant 1h47.

lundi 24 octobre 2011

Real Steel, de Shawn Levy - Imitation of life


Discrètement, de La Nuit au musée 2 à Real steel en passant par Crazy Night, se dessine dans les films de Shawn Levy quelque chose qui n'est pas inintéressant. On avait noté le clin d'oeil final de la seconde Nuit au musée, alors que les articles du Muséum doivent être remplacées par des répliques en image de synthèse : les créatures animées se figent pour mimer non plus des figures passées, mais leur simulacre numérique. Au moment où le faux devait imiter le vrai, le vrai se met à imiter le faux.

Cette dialectique du vrai et du faux, ou plutôt ce dialogue entre la créature animée et la créature mécanique, est omniprésente dans Real Steel. Atom, le robot découvert et entraîné par Max et Charlie, a ceci de particulier qu'il est doté d'une "shadow function" lui permettant de visualiser et de reproduire les gestes de la personne qu'il a en face de lui. Ce robot est un mime. L'idée de l'imitation est élargie à l'ensemble du film, puisque c'est aussi la capacité du père à être un "modèle" pour son fils qui est mise en question. L'adulte, éternel sale gosse, imite une enfance dont il n'est jamais sorti et l'enfant imite l'arrogance et les éternelles combines des adultes. Nous est décrit un futur pas si irréaliste : un grand spectacle ludique où tout le monde singe tout le monde.

Il y avait, dans Crazy night, un tournant burlesque : dans une boîte de nuit, le couple joué par Steve Carell et Shawn Levy est contraint de jouer aux "sex robots". Jusque là, nos deux comiques ventriloques, raides comme des piquets, s'étaient contentés de souffler du coin de la bouche des dialogues aux gens qu'ils observaient. En mimant leur propre maladresse, ils sortent de leur réserve pour la première fois. Il y a quelque chose d'étrangement similaire dans Real Steel, quand le personnage de l'enfant se met à danser et à faire danser la machine : du hip hop d'abord, puis la danse du robot, si bien qu'on ne sait plus qui imite qui.

Pour que le robot s'anime, le mimétisme doit être réciproque. C'est la condition, du moins, pour que la gloire de la machine, l'éclat du spectacle, puissent rejaillir sur les vivants. Dans Le Celluloïd et le marbre, Rohmer dénonçait l'usage moderne de la métaphore qui déracinait définitivement le mot de la chose : dans l'image surréaliste, le rapport n'est plus que théorique, mécanique, codé et décodé. La phrase a autant à voir avec le mouvement du monde que le tableau de bord d'une voiture a à voir avec son moteur. Très littéralement, on retrouve cette critique dans Real Steel, où la victoire du robot Atom est celle de l'imitation concrète des gestes de l'homme contre le "remote control" technologique de l'adversaire japonais. Et cette victoire est exactement concomitante des retrouvailles du père et du fils, dans la lumière d'un rapport renouvelé, réinventé. A nouveau, Shawn Levy se sert du numérique contre le numérique, faisant de la performance capture un moyen de toucher, paradoxalement, à la grâce authentique du geste.

dimanche 16 octobre 2011

The Artist - l'enfer du muet


The Artist est partout salué comme une performance. Et il est bien vrai que le film muet de Michel Hazanavicius a quelque chose du pari stupide : quel peut bien en être l'intérêt, sinon de faire le malin avec du cinéma "sans les mains"? Regarder The Artist pour la gageure formelle, pour l'épate, c'est comme regarder un film uniquement pour la performance capture. Il y a pourtant plusieurs raisons de voir dans ce film quelque chose d'autre qu'un exercice, ou qu'un "vibrant hommage au cinéma" dont on n'aurait pas grand chose à faire.

1. Tout d'abord, Hazanavicius ne fait pas du muet un simple détail chic et choc, il en fait le sujet de son film. Ce George Valentin (Jean Dujardin), qui nous est d'abord montré au sommet de sa popularité, est une star du cinéma muet à l'heure ou le cinéma devient parlant. Moins qu'un film muet, The Artist est un film sur le cinéma muet. On pourra même dire sans trop révéler du film que ce n'est pas un film muet sur la naissance du parlant, mais un film parlant sur la vie et la mort du cinéma muet.

2. La meilleure idée d'Hazanavicius est d'avoir fait du muet une condition d'existence. George Valentin est muet dans un monde devenu parlant. Ce qui n'était qu'une détermination formelle devient un privation existentielle : le personnage de Jean Dujardin pourrait parler, mais il ne parle pas. Sa carrière s'en trouve ruinée, son mariage aussi (dans un clin d'oeil au public, sa femme lui reproche "de ne pas assez lui parler") et il rate sa rencontre avec la pétillante Peppy Miller. Seul son chien, muet comme lui, le comprend. Bref, Hazanavicius réussit à faire du drame autour du muet un drame autour du mutisme.

3. Pour cette raison, le muet est un enfer plutôt qu'un Eden. On a beau faire, l'image qui reste est celle de la star déchue gesticulant dans un incendie, essayant de sauver les quelques pellicules auxquelles il vient de mettre feu. Il y a quelque chose d'animal, ou plutôt de bestial, dans ce George Valentin. Son chien est le cerveau de l'équipe, sa prolongation rusée. Pour le reste, grimaces et gesticulations, il n'est plus qu'une bête de foire enfermée dans la cage de son silence. C'est en cela que le film est à la fois radical et un peu emmerdant, avec son personnage qui n'en finit jamais de sombrer et de se débattre.

4. L'air de rien, enfin, Hazanavicius pousse à son extrémité ce qu'il avait commencé avec La Classe américaine et les OSS 117 : un certain art du décalage et du détournement. Une manière de faire joyeusement contraster le littéral et l'ironique, le premier et le second degré. De Hubert Bonnisseur de la Bath à George Valentin, Jean Dujardin simplifie encore la formule. Avant il disait des bêtises et enfilait les clichés, maintenant il ne dit plus rien du tout. C'est tout simple, tout bête, mais il semble qu'Hazanavicius touche dans ce décalage ultime, dans la solitude de ce héros dévoré par sa propre inconsistance, l'essentiel de son cinéma. Pour le pire et pour le meilleur. Et c'est tout de même souvent le meilleur : quand, après un morceau de Bernard Hermann, l'homme et la femme s'embrassent dans le silence d'une maison dévastée, on retrouve une candeur de cinéma muet qu'on n'attendait plus.

mardi 11 octobre 2011

Poupée gonflante

Air Doll, du japonais Kore Heda Hirokazu, est l'histoire étrange d'une poupée gonflable qui prend vie un matin. Ce remake sordide de Pinnochio se veut vaguement poétique : l'héroïne découvre la vie, apprend les mots, tombe amoureuse, ressent tout pour la première fois et parle en voix-off. Bref, "air doll" pour poupée gonflable, mais aussi pour poupée aérienne. On la voit, éternelle perchée, parcourir la ville en quête de réponses, ses postures candides et parfois lascives accompagnées de timides notes de piano.

On voit de loin l'ambition du cinéaste de faire de son histoire quelque chose de vraiment cinématographique, où l'inanimé s'animerait, où l'ombre transparente prendrait chair. Au cas où ça ne serait pas évident, notre poupée rencontre son âme sœur dans une boutique de dvd. Comparé à cette ambition, et à quelques divagations métaphorique sur l'idée de femme objet, le film est d'une vacuité qui confine au pathétique. Kore Heda Hirokazu, qu'on avait connu plus inspiré (si j'ose dire, et moins dégonflé) dans Still Walking, nous sert avec cet Air Doll un film profondément emmerdant - et, pour ne rien arranger, profondément déprimant.

Air Doll- Un film de KORE-EDA Hirokazu. En DVD le 21 septembre 2011. Edité par Océan Films Distribution
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Merci tout de même à Cinetrafic pour ce DVD de Air Doll.
Découvrez sur Cinetrafic la catégorie Film d'amour ou retrouvez les films de l'année 2010 sur la catégorie Film 2010.

Restless, de Gus Van Sant

Article paru sur Causeur.fr

Difficile de dire, en voyant Restless, si Gus Van Sant a voulu pousser la préciosité jusqu’au goût du néant, ou si, à l’inverse, il s’est contenté de faire de la mort un petit joujou délicat. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que nous avons affaire à un film maniéré qui ne dévoile ses personnages qu’à travers mille subtilités vestimentaires, photographiques et discursives. L’art du froufrou y est élargi à la mise en scène et au jeu des acteurs. Illustration : les deux plans où le personnage joué par Henry Hopper trace au sol sa silhouette comme sur le lieu d’un meurtre et laisse, dans une fausse désinvolture, son bras hors du contour marqué au sol.

Pourquoi s’arrêter à ce vain détail ? Parce qu’il s’agit d’un phénomène exactement égal au coiffé-décoiffé du même personnage, aux effets de cadrage et de photographie naturels, et à tous les autres manifestations de négligé-sophistiqué qui hantent le film. Gus Van Sant systématise cette préciosité jusque dans la relation entre les personnages. Avec Enoch et Anabel, les dialogues ne sont jamais directs. Il y a toujours un troisième terme ou une tierce personne. Ce sont les paroles prétendument adressées à une pierre tombale, les interventions de Hiroshi, le fantôme kamikaze, ou encore l’érotisme contourné du faisceau d’une lampe de poche.

On a donc l’impression que rien n’est vécu immédiatement mais en référence à autre chose : la maladie d’Anabel ne fait que renvoyer à la mort des parents d’Enoch et l’amour entre les deux remplace l’amitié imaginaire construite avec Hiroshi. C’est d’ailleurs appuyé assez lourdement, dans ces deux scènes où Enoch jette des cailloux au passage d’un train, successivement avec Hiroshi et Anabel.

Evidemment, la tierce personne qui vient constamment ajouter son grain de sel n’est autre que la mort : un fantôme, une pierre tombale, une maladie, etc. Et Gus Van Sant a au moins le mérite de tirer les conséquences de cette omniprésence de la mort en ôtant toute existence véritable à ses personnages – on pense à nouveau à cette caméra surplombante qui nous montre le couple étalé sur le sol, simple tache sur le bitume. Comme si penser à la mort ne faisait que vampiriser Anabel et Enoch, les vidant de leur présence et rendant leurs contours aussi arbitraires qu’un tracé à la craie. De fait, tout dans ce couple est indifférencié : nos adolescents éthérés ne sont ni vraiment homme, ni vraiment femme: pour qui ne le voit pas directement, Hiroshi fait assez de blagues sur le fait qu’Anabel s’habille comme un garçon. De fait, ils ne sont ni vraiment enfants ni vraiment adultes, faisant l’amour entre deux chasses aux bonbons d’Halloween.

En somme, le film de Gus Van Sant procède de deux postulats pour le moins naïfs. Premièrement : penser à la mort signifie être déjà un peu mort. Deuxièmement : avoir un pied dans la tombe, c’est chic et cute. En fait, Restless, c’est l’inverse de Gerry, où l’épaisseur des personnages, leur présence, était tout ce qui semblait importer à Gus Van Sant. Dans une voiture, dans le désert de pierre ou dans la mer de sel, la caméra tournait autour des personnages, les redéfinissait à chaque plan, jusqu’à l’épuisement.

En passant du royaume des vivants à celui des morts, comme dans l’Au-delà de Clint Eastwood, Gus Van Sant a failli comprendre que le flou artistique ne suffisait pas. Dans le film d’Eastwood, l’au-delà de la mort était une obscurité paradoxale qui cachait et dévoilait à la fois, une ombre qui dessinait précisément les contours d’une possible existence. Dans Restless, on retrouve cette subtilité au détour d’une scène d’amour : dans l’obscurité d’une maison abandonnée, l’autre est comme découvert pour la première fois à la lumière d’une lampe torche. Mais c’est bien l’une des seules profondeurs de ce film futile où la mort se porte en bandoulière comme un accessoire de mode.

Restless se termine en comédie mélodramatique banale : maladie, dispute, mais réconciliation finale autour d’un xylophone et d’une bonne plâtrée de bonbons. On a du mal à le dire, on a même du mal à le penser, mais sur ce coup-là l’excellent Gus Van Sant a tout du précieux ridicule.

La sérié comique US : déraison et sentiments

En matière de comédie, la série américaine hésite. Elle a beau être là pour faire rigoler, elle hésite. Elle est tiraillée entre la digression comique d’un côté et le sentimentalisme de l’autre. On y trouve rarement le regard bienveillant du burlesque, la tendresse de l’absurde. Le principe de ces séries, reposant avant tout sur les dialogues, semble bien ne produire que des gars sympas ou des têtes à claque – mais difficilement l’alchimie entre les deux. C’est pourtant entre ces deux pôles du baromètre que les auteurs placent comme ils peuvent le curseur. Prenons l’exemple de quatre séries comique qui, de la plus sucrée à la plus acide, ont voulu réinventer le cocktail comique.

Voir l'article chez Encore une fois.

mercredi 5 octobre 2011

VINCENTE MINNELLI - Cinq questions à Emmanuel Burdeau

Emmanuel Burdeau, l'auteur de Vincente Minnelli - étude sur le cinéaste américain récemment parue aux éditions Capricci - a aimablement accepté de répondre à mes questions. Qu'il en soit publiquement remercié. Avant de vous livrer ses éclairantes réponses (à des questions parfois un peu à côté de la plaque, il faut bien l'avouer), voici un compte-rendu forcément partiel de ce livre dense et prenant.

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Le titre du livre d'Emmanuel Burdeau, Vincente Minnelli, est simple et sans détour : tout sur Minnelli, et surtout rien que sur Minnelli. Je ne m'en était pas fait la remarque avant que lui-même ne le rappelle dans sa première réponse. Sauf exception, il n'est fait mention d'aucun autre film que de ceux de Minnelli dans ce livre. Par ailleurs, Burdeau ne se pare d'aucune autre référence critique, d'aucun argument d'autorité pour parler du cinéaste. Comme s'il s'agissait de tout reprendre à zéro, de se plonger dans l'œuvre et d'en tirer la substantifique moelle. L'auteur prend son temps, raconte parfois l'histoire d'un film pendant plusieurs paragraphes, comme s'il était impossible de saisir l'esprit de l'analyse sans voir le film de l'intérieur. La démarche est à la fois agréable et, je crois, pleine de sens.

Le livre commence en dessinant les contours des genres principaux à l'œuvre chez Minnelli. La comédie musicale, bien sûr, mais aussi la comédie tout court, le mélodrame et le "méta-film hollywoodien" (le film mettant en scène le milieu hollywoodien). Le chapitre sur la comédie est particulièrement parlant, décrivant la manière dont des films comme The Long long Trailer, Father of the Bride et sa suite Father's little dividend mettent en scène la gestion panique d'un espace domestique encombré, déplacé, à la fois trop grand et trop petit - absurde. Le chapitre sur le mélodrame nous parle aussi de foyer, mais d'une autre manière. Il y a dans les mélodrames de Minnelli, comme par exemple Undercurrent ou The Clock, une ineffable nostalgie du foyer : c'est-à-dire à la fois un lieu où l'on pourrait se sentir chez soi, et où l'on pourrait partager une forme d'intimité. Les films en questions racontent cette quête, parfois impossible.

A propos du méta-film, c'est The Bad and the beautiful (Les Ensorcelés) qui sert d'exemple. Plutôt que de célébrer pour une énième fois une supposée critique du système hollywoodien, Burdeau montre l'ambiguïté du personnage de Kirk Douglas : le film devait enchaîner les récits comme les témoignages d'un procès, il finit par composer un tableau égal, amoral, montrant aussi comment le producteur a libéré le talent des uns, l'inspiration des autres. De la devise que le producteur porte sur son blason familial, "Non sans droit", l'auteur déduit une forme de simplicité muette et minimale, qui se fait au lieu de se justifier, qui se suggère au lieu de se montrer.

Des pages sur la comédie musicale à celles sur la danse, l'auteur définit le genre mais nous montre aussi son évolution, ou sa dilution dans d'autres genres. Immanence et contingence de la danse, proclamées en silence, simplement en dansant, se retrouvent dans l'antagonisme renouvelé entre Fred Astaire et Gene Kelly - l'un dans des propositions modestes et badines, l'autre de manière conquérante et affirmative. Comme recommandé dans sa réponse à ma question 3, je suis retourné voir dans le chapitre "Les sauvages et les justes" qui raconte la manière dont la danse, dans les films de Minnelli, s'est démocratisée - ou du moins dé-professionnalisée - jusqu'à se retrouver avec ou contre des rituels sociaux, par exemple dans The Reluctant Debutante. Dans cette métamorphose du genre, je cherche encore cette "joie qui demeure" dans la proclamation de "l'incapacité" à danser. Et même en évitant de parler de "mieux" ou de "moins bien", on ne m'enlèvera pas que si : l'enchantement d'Un Américain à Paris c'est "mieux" que la tendre parodie de The Bells are ringing.

Là où excelle Burdeau, c'est pour nous parler de la manière dont, dans toute l'œuvre de Minnelli, l'art s'articule à la parole - au récit, au nom et à la parole dite. De la voix-off de Flaubert aux livres qui saturent la tête d'Emma, la parole est par exemple omniprésente et ambivalente dans Mme Bovary. A côté de ça, de la danse à la peinture, Minnelli semble avant tout mettre en scène des esthètes et artistes dégagés comme le Julio des Quatre Cavaliers de l'Apocalypse, ou touchés par la folie comme le Van Gogh de Lust for Life. Il est alors fascinant de voir la manière dont un cinéaste travaillé par les couleurs et par l'image, se demande toujours comment le récit, comment la parole, la manière de nommer, redéfinissent continuellement la représentation. Ainsi le rouge des Quatre cavaliers de l'apocalypse désigne-t-il dans un même geste le flamboiement superficiel du dandysme de Julio, et les séquences guerrières, abolissant d'un coup la neutralité de l'art, et sa qualité supposée de refuge hors du discours, politique ou autre.

Bref, il y a probablement encore beaucoup à dire, le livre de Burdeau nous emmène à mille endroits. On regrette de ne pas avoir vu tout Minnelli et on se promet de rattraper ce retard dans les meilleurs délais - pour relire le livre, comprendre peut-être quelques passages opaques, et redécouvrir ces analyses à la lumière directe des films.

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Cinq questions à Emmanuel Burdeau :

1. Vous commencez votre livre en évoquant les trois genres principaux abordés par Vincente Minnelli : La comédie musicale, la comédie et le mélodrame. Pour prendre l’exemple de la comédie : vous la présentez, en gros, comme l’art d’aménager tant bien que mal (ou de ne pas arriver à se ménager) un espace domestique. Ces trois définitions ne sont-elles valables que chez Minnelli ? Ne sont-elles pas, plus largement, le propre des genres évoqués? Votre description de la comédie minnellienne fait notamment penser à d’autres films comme I Was a Male War Bride de Hawks, ou The Apartment de Wilder.

Je ne me suis pas demandé si ces définitions étaient valables pour d'autres cinéastes. J'ai voulu que ce livre soit, presque maniaquement, un travail sur Minnelli et seulement sur lui. S'il peut avoir des reprises ou des prolongations hier, j'en serais à la fois ravi et un peu désolé, car cela voudrait dire que je n'ai pas su extraire ce que ce cinéaste avait de véritablement spécifique. Il se trouve aussi – d'où le caractère un peu oblique de ma réponse – que la définition de ces différents genres n'est pas pour moi ce qui importe le plus dans le livre. Ou plutôt, elle importe comme base de travail, comme socle que la suite du livre vient ensuite déranger, déménager… Ou plutôt, encore, cette première partie tourne surtout autour d'un cinéma, appelons-le classique, particulièrement représenté par la comédie musicale et par le méta-film (Les Ensorcelés), capable de s'épanouir dans tous les espaces, au cœur de tous les aménagements. Le caractère un peu restrictif de ces définitions est donc au fond un peu secondaire.

2. Vous décrivez un Minnelli en réflexion active sur la relation entre l’art et la parole, le langage et la représentation. La subtilité avec laquelle cela s’articule m’a fait penser au Corneille baroque de L’Illusion comique et du Menteur. Peut-on dire que Minnelli n’est ni classique ni moderne, mais simplement baroque, au sens théâtral du terme ?

J'avoue ne pas savoir ce que « baroque » veut précisément dire, et donc encore moins comment je pourrais l'appliquer à Minnelli. Vous avez sans doute raison. Mais encore une fois, « classique » et « moderne » sont moins des notions, dans le livre, que des opérateurs me permettant de penser Minnelli de part et d'autre de la limite entre l'un et l'autre, limite que je fais passer, comme beaucoup, à la fin des années 1950. Comment penser à la fois ce qui change et ce qui demeure ? Et comment penser ce qui change autrement que dans les termes d'un « moins bien » ou d'un « mieux » ? Comment parler à la fois – aussi bien – des Quatre Cavaliers de l'Apocalypse et du Père de la mariée ?

3. Pour vous, la danse chez Minnelli célèbre l’immanence pure, le pur plaisir pour les personnages d’être là, et d’affirmer corporellement qu’ils peuvent chanter et danser ensemble. Au sens où, comme vous le dites aussi, les numéros musicaux n’ont pas de véritable raison d’être dans le récit, on pourra dire que l’émerveillement qu’ils suscitent vient d’une forme de contingence. Pourquoi cette gratuité, et l’enchantement qui lui est lié, ne semble-t-elle plus possible après les deux chefs d’œuvres du genre, The Band Wagon et Un américain à Paris ?

Je peux ici vous répondre très simplement : tout un chapitre, intitulé « Les sauvages et les justes », est précisément consacré à montrer comment l'évolution de la danse et de la comédie musicale est telle que, bientôt, des films comme The Band Wagon laissent place à Qu'est-ce que maman comprend à l'amour ? (The Reluctant Debutante) et Un numéro du tonnerre (Bells are ringing). Comment la danse se dissout progressivement dans les gestes et les rituels de la vie pour devenir, disons, indiscernable ou purement sociale.

4. Vous précisez dès la quatrième de couverture : « Le rêve a sa place dans cette histoire, mais pas plus que la rêverie, la prière, la télépathie ou l'oubli ». Avez-vous voulu esquiver ou même contredire l’image commune d’un Minnelli créateur de rêves colorés et dévorants ?

Ni esquiver ni contredire : aller ailleurs, proposer autre chose. On n'écrit pas un livre pour répéter ce que d'autres ont dit ou écrit. Et puis il faut distinguer deux choses. D'une part le rêve : notion trop vaste, trop vite synonyme du cinéma lui-même, de Hollywood – l'usine à rêves – pour être véritablement utile à la réflexion, en tout cas au type de réflexion que je voulais bâtir : précise, directement nourrie du détail des films, du détail de l'œuvre, du détail de la pensée de l'œuvre. Et d'autre la couleur, le « dévorant » : là, il me semblait qu'il fallait montrer qu'à côté du dévorant il y a les dévorés ; qu'à côté de la couleur qui dévore il y a le visage qui est dévoré. C'est tout ce que j'essaie de développer autour du visage qui s'absente, qui pense, ne pense pas, pense à autre chose : la fin du livre, « She's not thinking of me ».

5. Ce qui est très appréciable dans votre livre, c’est que vous prenez le temps d’entrer dans le récit de chaque film, comme si vous vouliez analyser les films de l’intérieur. On a l’agréable impression que pour vous, expliquer Minnelli est synonyme d’expliquer pourquoi vous aimez Minnelli. L’analyse véritable implique-t-elle l’empathie ? En tant que critique, faut-il aimer pour comprendre ?

Analyser les films de l'intérieur : oui, absolument ; je ne concevais pas procéder différemment. Les films de Minnelli m'ont énormément donné, appris, enseigné…
Votre question, à laquelle je ne saurais vraiment répondre tant elle est vaste, me fait plaisir car elle révèle que j'ai su donner à ressentir mon admiration pour Minnelli sans avoir à la dire, sinon en quelques endroits. Imaginez un livre de 352 pages répétant sans cesse : Minnelli est grand ! Quel grand cinéaste ! Ce serait épuisant. Et pourtant la plupart des monographies sont écrites de cette manière.
Je réponds quand même : il faut une nécessité pour écrire, une impulsion, se sentir poussé, à la fois déstabilisé et assuré par cette poussée ; il faut être un peu dévoré et parfois s'autoriser une distance, une froideur ; en ce sens, oui, je rêverais que ce livre soit, indissociablement, l'un part l'autre, un livre d'amour et de pensée critique.

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Fred Astaire et Gene Kelly, "The Babbitt and the Bromide", Ziegfeld Follies.


mardi 4 octobre 2011

Barton Fink - profondeur des décors

Barton Fink n'est pas un huis clos dans la mesure où la fameuse chambre d'hôtel est un espace fermé mais pas isolé. Elle est au contraire le nœud d'un système, le cœur d'un réseau de connexions.

Les communications sont d'abord sonores, mais le son n'est ici qu'une manière de sonder des cavités invisibles qui relient et facilitent la circulation. Cette suggestivité des bruitages se retrouve à deux niveaux : à l'intérieur du film, dans la manière qu'a le personnage principal d'écouter au mur pour entendre un monde qui semble contenu dans les décors, et dans le montage, les changements de séquence étant fréquemment annoncés par un bruit (par exemple l'arrivée à Hollywood suggérée par le claquement d'une vague sur un rocher).

La transition entre sonorité et circulation, sonorité et montage, est parfaitement illustrée par un zoom dans le pavillon d'une trompette. Les bruit sont là pour annoncer la présence d'un autre monde, fait de tuyauteries improbables, cachées dans les murs et pourtant terriblement englobantes. Si bien que ce qui s'y souffle et ce qui s'y montre (quand la caméra explore), empêche Barton de coucher le moindre murmure sur le papier.

Avec son oreille purulente (sonorité et tuyauterie, toujours), le personnage de Charlie, un voisin d'hôtel, est la personnification de ce système infernal. On regrette que les frères Coen aient voulu donner une conclusion à ce film systématique qui était fait pour tourner à vide. Ce lieu n'avait pas besoin de flammes pour figurer l'enfer.

La Parentèle, de Nikita Mikhalkov

Dans le bonus du DVD de La Parentèle, Pierre Murat intervient pour expliquer que Nikita Mikhalkov délivre dans son film une morale : celle de la campagne éternelle - et donc de la Russie éternelle - contre la ville moderne et occidentalisée. C'est en effet l'argument du film, mais on verra tout autre chose dans cette histoire d'une paysanne venue à la ville pour visiter sa fille et sa petite-fille. Il me semble, en effet, que le regard porté sur la Russie des années 80 est à la fois nostalgique - c'est le regard désemparé de la paysanne - et fasciné par les dérèglements de la modernité. C'est paradoxalement la même folie des grandeurs qui porte haut et fort les principes moraux d'une supposée âme russe (mesure et démesure du personnage de Maria) et qui contemple dans de longues séquences l'énergie folle de la modernité urbaine : motards à costumes multicolores, gigantesque stade baigné par la lumière artificielle, petite fille se dandinant en costume au rythme de son walkman. Bref, pour un Mikhalkov moraliste et emmerdant, il faudra plutôt voir 12 que ce joli film de transition ratée (familiale, nationale) qui finit tout de même en rassemblant sur les mêmes rails les trois générations : grand-mère, fille, petite-fille.