mercredi 3 avril 2024

Denis Clavel par ses poèmes



Ce texte est un hommage à mon oncle Denis Clavel, disparu le 24 mars. 

Qu’est-ce qu’un poète ? Cette question, Denis Clavel se l’est posée jusqu’au bout, comme en témoigne son dernier livre paru, Le Songe et les rêves (Esope Editeur, 2023). Cet « essai bibliographique » est une relecture de son cheminement poétique, sur la période allant de 1961 à 2002. En regardant le jeune homme qu’il était à vingt ans, il se revoit « poète errant et triste comme une algue », cherchant le secret « d’une autre poésie nuancée d’espérance ». Cet « autre » se matérialise en 1963, lorsque Jean Lurçat, exposant à Annecy, lui commande un commentaire poétique pour accompagner l’édition du beau livre consacré à sa série de neuf tapisseries, intitulée Le Chant du monde. Ce moment décide de sa vocation, qui prendra la forme d’une grosse vingtaine de recueil de poèmes, publiés entre les années 1960 et les années 2020. Vocation peut sembler un bien grand mot. Il a pourtant une signification à la fois existentielle et pleine d’interrogations pour celui qui endossera plusieurs autres responsabilités : notaire, maire de sa ville de montagne sans avoir été candidat, père de famille, grand-père. A quoi est-il appelé comme poète et par quoi, par qui ? 

j’ai le pressentiment qu’on parle à travers moi 
il y a dans l’oeuvre une formule qui se cherche 
(La Théorie de Delphes, 2002) 

A la source de son écriture, il y a l’idée de se tourner vers le monde et de le laisser parler. Car « ma vie même n’est pas de moi », comme il le déclare dans Poésie (1969). La méthode employée pour l’écriture du Chant du monde est, à cet égard, révélatrice. Il raconte avoir demandé quelques heures seul à parcourir l’exposition, pour noter tout ce qu’il y voyait sur des bouts de papier de la même forme que les tapisseries : terre, écorce, taureau, étoile, etc. Ses poèmes se devaient d’exprimer ce qu’il avait devant les yeux, de faire parler l'œuvre de Jean Lurçat. Il s’est souvent donné ce but : compresser ou réduire par des mots ce qu’il avait vu ou lu. Dans un poème intitulé « Tombeaux » (Je ne vois aucune différence de principe entre un poème et une poignée de main, 2007), il se prête à l’exercice d’associer à chaque poète une strophe. Le résultat : quatorze quatrains évoquant les motifs de quatorze poètes (de Valéry à Jean de la croix) et mettant au jour un paradoxe propre à sa poésie : il donne à entendre la singularité de son style par une évocation de celui des autres. Dans des textes inédits à ma connaissance, il s’était livré au même procédé pour faire parler ses philosophes ou ses cinéastes de chevet : il avait fait le poème de Kierkegaard, celui d’Ingmar Bergman, et ainsi de suite. Si le poète parle de lui-même, c’est pour donner à voir ou à comprendre ce qui ne vient pas de lui. Cette idée, il la doit en partie au philosophe Henri Maldiney, dont il a suivi les cours d’esthétique dans sa jeunesse. Ce phénoménologue disciple de Husserl et de Heidegger avait influencé de nombreux peintres, tels que Pierre Tal Coat, un proche de Denis Clavel qui a illustré en 1981 son recueil Les Regards contagieux. Sans doute inspiré par la démarche du peintre et du philosophe, Clavel a souvent mis en scène dans ses poèmes une sorte de retournement dans la rapport de l’homme à son environnement, qui serait le propre de la démarche poétique. Ainsi à la fin du Poème (1990) : 

on à tort de croire que l’âme est en nous 
c’est nous qui sommes en elle car l’âme est espace 
on ne comprends pas le paysage mais lui nous comprend 
c’est poétiquement que l’homme a été conçu 

Le poète a beau faire parler le monde, il le fait toujours d’une manière qui lui est propre. Le style de Denis Clavel est reconnaissable entre tous. Influencé par la poésie moderne de Tristan Tzara, Pierre Reverdy ou Ezra Pound, il affirme néanmoins dès le début la singularité de son écriture. Souvent des vers libres, troquant la ponctuation pour une respiration plus naturelle du discours. C’est une poésie qui dit « je » et qui n’hésite pas à faire s’entrechoquer les registres de parole. Que ce soit la maxime (« L’orgueil prouve qu’un dieu nous regarde », dans La Théorie de Delphes, 2002), les jeux de mots (« Ceux qui observent le silence / Que voient-ils dans la nuit ? », dans La Fin du temps, 1994), les néologismes (« squelletude », « guerissure », dans Lazare, 1984) ou le lyrisme : 

Je n’ai jamais vu le rossignol chanter 
ça ne veut pas dire qu’il n’existe pas 
mais l’enfant de mes enfants qui chante 
à la claire fontaine je ne l’oublierai jamais 
(La Fin du temps, 1994) 

Une poésie qui, tout en n’ayant pas peur des grands mots (« âme », « ange », « dieu », « grâce », « chair », « silence », « désir » sont omniprésents), veille à les faire dérailler de leur sens communément admis (« je veux qu’un ange sorte de la pierre », Le Poème, 1990). Le paradoxe règne en maître, et les réalités du corps voisinent les considérations spirituelles : 

La poésie est la sainteté des yeux 
des mains du ventre et de tout ce qui saigne 
(Poésie, 1969) 

Parmi les motifs récurrents du poète : l’oiseau. Hirondelle, merle, pigeon, aigle, rossignol. Il est à la fois le symbole de ce qui dans le monde reste à distance, ne saurait être apprivoisé (« mon merle blanc, mon écureuil après la nuit », La fin du temps, 1994). C’est sans doute une métaphore du poète : évoquant dans son essai bibliographique sa découverte de Francis Ponge, il s’étonne de ce que les hirondelles du poème de Ponge soient si nombreuses alors que la sienne, qu’on trouve dans Porte d’âge (1992), semble seule au monde. Comme le poète, donc, l’oiseau est solitaire et il chante (les « solfèges d’oiseaux » dans Le Jardin de Talèfre, 2011). Mais s’il sait s’envoler, il est aussi un antidote à la rêverie poétique : « un oiseau qui rêve est un oiseau mort / car je connais l’aigle à sa réalité » (Le Jardin de Talèfre). Quand il n’est pas mort, l’oiseau s’écrase contre les vitres ou les grillages : « les oiseaux parfois se heurtent en plein vol » (La Ténèbre, 1983). Ils peuvent aussi rappeler ironiquement ce que le monde a de prosaïque : dans Paysage clandestin (1972), sont évoqués « les repères d’oiseaux et les fientes poétiques glissant sur la moiteur idiote du beau temps ». Ils représentent en fin de compte la marche ordinaire du monde en l’absence du poète : 

quand je serai tout à fait rien, 
les oiseaux viendront se poser sur moi 
(La Fin du temps, 1994) 

poète se dit d’un incapable 
il donne ce qu’il n’a pas 
et jette le reste aux oiseaux 
(La Théorie de Delphes, 2002) 

Il ne faut pas se méprendre sur les interrogations incessantes sur la fonction du poète : Denis Clavel avait en horreur l’idée du poète maudit. Ses poèmes sont habités par sa foi chrétienne et parlent de la condition de l’homme comme créature. L'Éternel, disait-il, est une personne et non une idée. « Un désir qui ne provoque pas l'espérance / appartient au passé » (Lazare, 1984). La recherche du salut semble indissociable de sa quête poétique, qui fait dialoguer la finitude de l’homme avec l’infini. Encore un grand mot, mais que Denis Clavel est spécifiquement allé chercher chez Teilhard de Chardin, qui parle « d’infiniment complexe » : au croisement entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, seule l’idée de complexité peut rendre compte du foisonnement de la vie. 

Au début des années 2000, Denis Clavel est parti sur la route de Saint Jacques de Compostelle. Pendant plusieurs mois, il n’a rien écrit mais portait avec lui un carnet qu’il n’a ouvert qu’à son retour pour écrire ce qui allait devenir La Théorie de Delphes, paru en 2002. De ce pèlerinage, il a gardé l’idée d’une opposition entre les rêves et le songe. Les rêves répondant aux désirs, le songe à l’espérance. Les rêves viennent du dedans, le songe du dehors : 

Un jour je vous dirai la différence entre le songe et les rêves 
L’épluchure de l’esprit c’est le rêve 
même si le fruit est parfait il y a des restes 
le songe est parole pour l’âme 
même si la parole est imparfaite il y a le chant 
(La Théorie de Delphes, 2002) 

Ces vers ont eu une certaine fortune : Sylvie Germain les cite dans son livre intitulé Les Personnages (2004) puis JB Pontalis dans Le Dormeur éveillé (2004). Peu enclin aux mondanités littéraires, le poète montagnard a pu tout au long de son œuvre compter sur des amitiés fidèles parmi ses pairs : celle de Pierre Emmanuel, de Guy Chambelland qui a édité la majorité de ses recueils, ou encore de Georges Haldas qui lui a dédié un poème dans son recueil La Blessure essentielle (1992). Robert Sabatier lui fait une place dans son Histoire de la poésie française (1992) : « Comme dans une genèse un chaos tout se fait et se défait dans un poème persuasif parfois au bord du discours toujours ambigu jusque dans l’évidence et en offrant une charge magnétique de pensée poétique ». Des marques d’estime qui lui furent précieuses, dans le silence entourant la production poétique et, bien souvent, les recueils qu’il a continué de faire paraître chez l’éditeur Esope à Chamonix, jusqu’en 2023. Peu importe : depuis le début sa vocation était ailleurs, comme il se le remémore à propos de la parution de Paysage Clandestin en 1976 : 

Je n’ai pas voulu de ces « rendez-vous en d’autres langues avec des inconnus qui arrivent trop tard ». J’ai mis une croix sur l’illusion d’être poète à la façon des autres. 
(Le Songe et les rêves, 2023)



Bibliographie
  • Fenêtre sur la mer, Gardet, 1963 
  • Le Chant du monde (Album d'art : Les Tapisseries de Jean Lurçat), Gardet, 1963 
  • Poésie suivi de Le Goût du feu et Journal d'un pharisien, Guy Chambelland, 1969 
  • La Genèse du poème, Guy Chambelland, 1972 
  • Opéra sur la vitre, Guy Chambelland, 1972 
  • Paysage clandestin, Gardet, 1976 
  • Distance apprivoisée (illustrations par Jacques Labrunie), Le Pont de l'Épée, 1978 
  • Les Regards contagieux (illustrations par Tal Coat), Le Pont de l'Épée, 1981 
  • La Ténèbre, suivi de Esquisse pour un sourire, Le Pont de l'Épée, 1983 
  • Lazare, Le Pont de l'Épée, 1984 
  • Le Chant de la créature, Éliane Vernay, 1988 
  • Le Poème, Le Pont sous l'eau, 1990 
  • Métier d'homme, Le Pont sous l'eau, 1990 
  • Porte d'âge (illustrations par Singier), Le Pont sous l'eau, 1992 
  • La Fin du temps, Le Pont sous l'eau, 1994 
  • La Théorie de Delphes, L'Âge d'homme, 2002 
  • Je ne vois aucune différence de principe entre un poème et une poignée de main, Édimontagne, 2007 
  • Le Livre du repos, Edimontagne, 2009 
  • Le Jardin de Talèfre, Édimontagne, 2011 
  • Infinition de l'heure, Esope, 2018 
  • Le temps ordinaire, Esope, 2020 
  • Monologue du silence, Esope, 2022
  • Le Songe et les rêves, Esope, 2023