samedi 21 février 2009

Celui par qui les choses s'accomplissent



C'est agréable un grand cinéaste qui ne met pas mille ans à pondre ses films. Quelques mois à peine après l'Echange, et comme pour donner tort à ceux qui comme moi croyaient qu'Eastwood s'était détourné du déchaînement de la force sauvage ou ceux qui comme les journalistes le disaient s'être orienté vers des films plus "psychologiques" (aïe), c'est, avec Gran Torino, au retour du personnage Clint Eastwood que nous assistons.

Les cinéphiles songeront à bien des films en voyant Gran Torino. Il y a d'abord eu ce bruit, au moment du tournage, d'une nouvelle suite à Dirty Harry. Vite démentie, la rumeur n'y a pas moins vu juste. N'est-il pas un peu Harry Callaghan à la retraite cet ancien combattant exaspéré par un monde partant à vau-l'eau? L'héritage hante certains plans - Eastwood en contre-plongé, revolver à la main - et surtout le jeu des répliques quand il s'agit d'intimider les caïds. Mais ce mythe américain de la justice personnelle, de la force sauvage mise au service du bien, qui trouva son incarnation parfaite chez Eastwood, est ici déployé en même temps que désamorcé. Déployé parce qu'il est assez jouissif de voir ce vieillard dégainer pour protéger la veuve et l'orphelin. Tout simplement. Désamorcé, parce que ce même vieillard ne se fait pas d'illusions, il sait qu'il ne fait que jouer au cow boy et qu'il devra se contenter de virtualiser le déclenchement de la violence en mimant les coups de feu.

Désamorcé aussi parce que la même lucidité qui met le bain de sang en suspens a ses effets comiques. C'est la fonction du personnage de Walt que d'appeler les choses par leur nom, sans euphémisme politique, et de faire des conflits (ethniques et familiaux) une valse comique d'insultes réciproques et d'allègres grossièretés. Bien sûr c'est aussi un mérite du film, comme toujours chez Eastwood, que de montrer les choses telles qu'elles sont, sans thèse ni propos pour venir parasiter la situation.

Le tout dernier plan fait évidemment penser à la fin d'Honkytonk Man, dans lequel Eastwood avait joué, avec son fils Kyle, la dernière tournée d'un chanteur country. Nouvelle figure de filiation, la relation de Walt à Thao est une alternative à la transmission par le sang. Des deux confessions que nous aurons vues dans Gran Torino l'une aura été faite à travers un premier grillage au prêtre, quand l'autre, la plus difficile et peut-être la plus sincère, aura été dite à travers un autre grillage au jeune hmong. Outre la force de l'exemple, l'héritage du père prend ainsi la forme d'un aveu.

Enfin, Gran Torino est aussi une réponse, un écho retourné à Unforgiven. Clint Eastwood y jouait William Munny, un ancien chasseur de prime qui avait fait vœu d'arrêter de faire couler le sang. Le film le montrait se laisser dévorer par les démons de son passé, pour aboutir à un accès final de violence. Du génial Homme des hautes plaines à Mystic River en passant donc par Unforgiven, le temps portait chez le cinéaste le sceau de la damnation. Même en tant que personnage, Eastwood avait tendance à se faire l'ange de la mort, le messager du destin. Il était celui par qui les choses s'accomplissaient.

Il l'est toujours avec Gran Torino, mais dans un sens radicalement différent. Le dénouement d'Unforgiven est tout simplement inversé: la violence se déchaîne autour de lui, mais il est cette fois le sacrifié. Il est bien celui par qui l'épreuve de force s'accomplit, mais en tant qu'il l'a provoquée et subie, donnant à voir à chacun le visage de ses meurtriers. Comme si le personnage récurrent d'Eastwood avait trouvé dans le sacrifice cette issue qui, même tragique, est une forme de salut.

vendredi 20 février 2009

Comédie US: le royaume des perdants (épilogue - Jim Carrey au royaume des gagnants)


Rappel: Chapitre 1 - Adam Sandler, Chapitre 2 - Ben Stiller, Chapitre 3 - Steve Carell

Il m'a toujours fait un peu pitié Jim Carrey. Quel mal-être le pousse comme ça à la surexcitation grimaçante, débordante, hors sujet? Surement déprimé. Mal dans ses pompes. Le pauvre, obligé de loucher, de tirer la langue et de se curer le nez pour attirer l'attention. Ce fut longtemps ma sentence quand on venait me raconter les situations loufoques d'Ace Ventura ou, pire, de The Mask. Jim Carrey m'énervait, mais ceux qui aimaient Jim Carrey m'énervaient plus encore.

Ensuite il y a eu de nouveaux registres. Les fameux rôles-à-contre-emploi. Alors que sous les plumes les plus raffinées fleurissait nombre critiques positives, je vis pour ma part la confirmation de mon diagnostic. Enfin on nous montrait le vrai Jim Carrey, le Jim Carrey lamentable, à bout de gesticulations: cerné par le regard des autres dans The Truman Show, ou dépecé de ses souvenirs, de son environnement, de son être dans Eternal Sunshine of the Spotless mind. Je voyais dans ces mises à nu l'aveu pathétique d'un comique courant en vain après une personnalité. L'humour nerveux au marteau-piqueur, le gag poussif, le burlesque avarié, tout ça lui était enfin confisqué. Merci Peter Weir, merci Michel Gondry.

A l'exultation sadique de voir Jim Carrey condamné aux films tristes se mêlait en moi le dégout pour cet être transgenre qui s'essayait même, sans rire, au thriller - avec Le Nombre 23, que je n'ai pas osé aller voir, peut-être aussi parce que c'est énervant de se voir préciser dans un titre que "23" est un "nombre" (comme si on disait Le Bateau Titanic ou Le Conseil Ne le dis à personne...) Je ne fus apparemment pas le seul à me livrer à ces considérations tatillonnes, puisque je ne me souviens pas d'un raz de marée au box-office.

Seulement voilà: tout a changé. Yes Man. Vendredi soir dernier, à l'UGC Georges V, Jim Carrey m'a fait rire à m'en tenir les côtes pendant 1h30. Je n'ai pas su me l'expliquer: j'ai été conquis, en une poignée de minute, par les dents en avant et les zygomatiques faciles de cet ancien blasé. Et je me suis dit qu'elle fonctionnait pas si mal cette stratégie volontariste de la mimique. Mimer le bonheur, c'est commencer à être heureux. L'histoire d'amour colle bien à cette morale de la comédie.

J'ai rigolé comme un tordu au spectacle des distorsions physionomiques de Jim Carrey. Cette constatation me plonge dans la perplexité la plus profonde quant à mon propre rapport à la vie. En fait je crois que j'ai fait mon snob pendant toutes ces années. C'est moche non? Les ai-je même vraiment vues toutes ces comédies avec Jim Carrey? Seulement quelques unes et les yeux aveugles. Il est temps de recommencer à zéro.

dimanche 8 février 2009

L'Etrange histoire de Benjamin Button et de David Fincher



"What we call the beginning is often the end
And to make and end is to make a beginning.
The end is where we start from.
And every phrase
And sentence that is right (where every word is at home,/
Taking its place to support the others,
The word neither diffident nor ostentatious,
An easy commerce of the old and the new,
The common word exact without vulgarity,
The formal word precise but not pedantic,
The complete consort dancing together)
Every phrase and every sentence is an end and a beginning,
Every poem an epitaph.
And any action
Is a step to the block, to the fire, down the sea's throat
Or to an illegible stone: and that is where we start
."

T. S. Eliot, Four Quartets, "Little Gidding", V

L'image, ce n'est pas nouveau, a quelque chose du tombeau. Quelque chose de cette pierre muette, sans épitaphe, ou à l'épitaphe illisible - "an illegible stone". Encore plus que la parole, la représentation donne un semblant de vie à ce qui n'est pas, à ce qui n'est plus. En soumettant l'étrange cas de Benjamin Button à nos yeux crédules, David Fincher aura sans doute voulu nous parler du temps. Pas directement le temps avec un grand T, et c'est là tout son mérite il me semble, mais d'abord le temps du récit. Le récit, l'histoire de Benjamin, est lu dans un journal à une vieille dame sur le seuil de la mort. Pas étonnant qu'il naisse vieux ce pauvre garçon: ce qui est vieux, poussiéreux, c'est la voix de celui qui, de très loin, de la mort, raconte sa propre naissance. Comme si le temps du conteur, sa vieillesse, par une étrange distorsion, se lisait sur les traits de celui dont on regarde l'histoire. En un sens, cette vie à l'envers, c'est le récit qui dit ce qu'il est, le cinéma qui se regarde en face - le temps qui commence et se termine avec la mort.

Alors si l'on succombe facilement à ce vertige, on regrette aussi les quelques manies visuelles et la philosophie émue du carpe diem. On se dit parfois que Fincher se trompe de mélodrame.