Avec Batman Begins et The Dark Knight, Christopher Nolan avait créé un nouveau Batman – et en échange Batman nous avait donné un nouveau Christopher Nolan. Le cinéaste de The Following, spectateur méticuleux d'un univers fragmenté et acteur forcené de sa reconstruction, avait trouvé dans la mythologie du super-héros une forme de surplomb, une toile de fond donnant de l'ampleur à son cinéma. L'angoisse de l'amnésique (dans Memento), les errements de l'insomniaque (dans Insomnia) – ces existences dominées par l'aveuglante précision du détail – laissèrent place, avec The Dark Night, au surplomb parfois vertigineux d'un héros au regard totalisant – qui dominait la ville, le monde, les gens, mais aussi les films et les genres du cinéma.
C'est dans Inception que ces deux Christopher Nolan se retrouvent: le fétichiste morbide et le mégalomane qui veut de toutes forces tout synthétiser. Dans l'univers de l'espionnage industriel, Mr. Cobb (Leonardo Di Caprio) est un « extracteur », c'est-à-dire quelqu'un qui s'introduit dans les rêves des gens pour leur dérober leurs secrets les mieux enfouis. On lui demande un jour comme dernière mission de s'infiltrer dans le subconscient d'un grand patron, non pour extraire un secret, mais pour y implanter une idée.
Tout d'abord, Inception fait très directement penser à Memento. Nous avons dans les deux films un monde découpé en morceaux qui s'entrechoquent et se superposent. C'étaient les grains d'instantanéité du présent amnésique, ce sont cette fois-ci les rêves, ces endroits et moments clos, fermés sur eux même. Au départ tout est éparpillé. Dans les deux films nous avons un héros jeté dans une histoire dont lui-même ignore les tenants et les aboutissants, l'un parce qu'il n'a pas de mémoire, l'autre parce qu'il vit dans des rêves. Les deux sont happés par la matière, hanté par un passé qui s'impose de lui-même – une femme, un deuil dans les deux cas – et qui est un obstacle à la cohérence des choses, une sorte de pertinence rétinienne très mal venue. En somme nous avons, à travers le personnage incarné par Guy Pearce et celui joué par Leonardo Di Caprio, deux manières de se perdre sous la surface d'autres mondes, dans d'autres règnes que celui partagé par les hommes sensés – que ce soit l'éternité d'un instant ou la profondeur d'un rêve.
Et pourtant nos deux héros, enquêteur pour l'un, architecte pour l'autre, s'évertuent à reconstituer et à reconstruire. C'est la tragédie de leur existence, que de s'enfoncer toujours un peu plus dans les détails en y cherchant du sens, que de s'égarer dans le désordre en voulant l'organiser. A la fois faussement cohérents, et faussement éclatés, les premiers films de Christopher Nolan, et aujourd'hui Inception, sont des formes impossibles de pragmatisme en trompe-l'oeil.
Avec le film de super-héros, il avait fallu polariser l'ordre et le chaos, la nécessité et le hasard, à travers un Batman omniscient et un Joker nihiliste. Depuis ce surplomb, Christopher Nolan s'est mis à manier les genres et les références, faisant de The Dark Night un mélange entre le comic book, le film de casse et le thriller politique. C'est la même profondeur de champ que l'on retrouve dans Inception. Chaque rêve, chaque monde, pourrait aussi bien être tiré de l'histoire du cinéma. De la fusillade de Heat à l'apesanteur de 2001 l'odyssée de l'espace en passant par les assauts de film d'espionnage, les rêves ont l'air de films emboîtés les uns dans les autres. Pour autant, Nolan ne partage pas la mauvaise ironie des cinéastes cinéphiles. Une croyance traverse au contraire tous ses rêves, matérialisée par un petit fétiche, encore un objet: un petit fragment du monde autour de quoi tout s'articule. Une foi d'animiste qui soulève des montagne, modèle des endroits, des villes, des mondes entiers – et dont Christopher Nolan semble faire profession, en cinéphile et en cinéaste.
On a beaucoup critiqué Nolan sur ses scénarios gadget. On a dit aussi qu'Inception offrait une vision trop rationnelle des rêves. On a reproché à Nolan de ne pas être Lynch ou Buñuel. Soit. Mais il faut être aveugle pour ne pas voir la folie douce qui s'empare de chaque plan, de chaque séquence, et surtout de chaque transition. Le rationalisme échevelé avec lequel les rêves sont créés, modifiés, la surenchère exponentielle des emboîtements – un rêve, dans un rêve, dans un rêve, etc. –, créent un climat qui est plus celui de la folie que celui de l'onirisme. Comme si Nolan avait voulu appliquer l'idée chestertonnienne selon laquelle le fou n'est pas celui qui a perdu la raison, mais « celui qui a tout perdu sauf la raison » (1) : le fou est celui qui fait d'une idée une obsession, d'une logique son carcan – et c'est précisément le principe de « l'inception », faire d'une idée le plus résistant des virus.
Le vent de folie (et de génie) d'Inception, c'est le flottement qui charrie tous ces rêves en poupées russes: les rimes visuelles, les instants d'apesanteur et les moments où le décor s'effondre. Il y a une dynamique de l'explosion, dans cette belle mécanique, et un usage de la « décharge »: le moment, justement, où le rêve va devoir prendre fin. Nolan n'a pas fait un autre Mulholland Drive, mais il a compris que l'étrangeté et la folie des rêves étaient moins dans le contenu que dans l'équilibre incertain des transitions.
note:
C'est dans Inception que ces deux Christopher Nolan se retrouvent: le fétichiste morbide et le mégalomane qui veut de toutes forces tout synthétiser. Dans l'univers de l'espionnage industriel, Mr. Cobb (Leonardo Di Caprio) est un « extracteur », c'est-à-dire quelqu'un qui s'introduit dans les rêves des gens pour leur dérober leurs secrets les mieux enfouis. On lui demande un jour comme dernière mission de s'infiltrer dans le subconscient d'un grand patron, non pour extraire un secret, mais pour y implanter une idée.
Tout d'abord, Inception fait très directement penser à Memento. Nous avons dans les deux films un monde découpé en morceaux qui s'entrechoquent et se superposent. C'étaient les grains d'instantanéité du présent amnésique, ce sont cette fois-ci les rêves, ces endroits et moments clos, fermés sur eux même. Au départ tout est éparpillé. Dans les deux films nous avons un héros jeté dans une histoire dont lui-même ignore les tenants et les aboutissants, l'un parce qu'il n'a pas de mémoire, l'autre parce qu'il vit dans des rêves. Les deux sont happés par la matière, hanté par un passé qui s'impose de lui-même – une femme, un deuil dans les deux cas – et qui est un obstacle à la cohérence des choses, une sorte de pertinence rétinienne très mal venue. En somme nous avons, à travers le personnage incarné par Guy Pearce et celui joué par Leonardo Di Caprio, deux manières de se perdre sous la surface d'autres mondes, dans d'autres règnes que celui partagé par les hommes sensés – que ce soit l'éternité d'un instant ou la profondeur d'un rêve.
Et pourtant nos deux héros, enquêteur pour l'un, architecte pour l'autre, s'évertuent à reconstituer et à reconstruire. C'est la tragédie de leur existence, que de s'enfoncer toujours un peu plus dans les détails en y cherchant du sens, que de s'égarer dans le désordre en voulant l'organiser. A la fois faussement cohérents, et faussement éclatés, les premiers films de Christopher Nolan, et aujourd'hui Inception, sont des formes impossibles de pragmatisme en trompe-l'oeil.
Avec le film de super-héros, il avait fallu polariser l'ordre et le chaos, la nécessité et le hasard, à travers un Batman omniscient et un Joker nihiliste. Depuis ce surplomb, Christopher Nolan s'est mis à manier les genres et les références, faisant de The Dark Night un mélange entre le comic book, le film de casse et le thriller politique. C'est la même profondeur de champ que l'on retrouve dans Inception. Chaque rêve, chaque monde, pourrait aussi bien être tiré de l'histoire du cinéma. De la fusillade de Heat à l'apesanteur de 2001 l'odyssée de l'espace en passant par les assauts de film d'espionnage, les rêves ont l'air de films emboîtés les uns dans les autres. Pour autant, Nolan ne partage pas la mauvaise ironie des cinéastes cinéphiles. Une croyance traverse au contraire tous ses rêves, matérialisée par un petit fétiche, encore un objet: un petit fragment du monde autour de quoi tout s'articule. Une foi d'animiste qui soulève des montagne, modèle des endroits, des villes, des mondes entiers – et dont Christopher Nolan semble faire profession, en cinéphile et en cinéaste.
On a beaucoup critiqué Nolan sur ses scénarios gadget. On a dit aussi qu'Inception offrait une vision trop rationnelle des rêves. On a reproché à Nolan de ne pas être Lynch ou Buñuel. Soit. Mais il faut être aveugle pour ne pas voir la folie douce qui s'empare de chaque plan, de chaque séquence, et surtout de chaque transition. Le rationalisme échevelé avec lequel les rêves sont créés, modifiés, la surenchère exponentielle des emboîtements – un rêve, dans un rêve, dans un rêve, etc. –, créent un climat qui est plus celui de la folie que celui de l'onirisme. Comme si Nolan avait voulu appliquer l'idée chestertonnienne selon laquelle le fou n'est pas celui qui a perdu la raison, mais « celui qui a tout perdu sauf la raison » (1) : le fou est celui qui fait d'une idée une obsession, d'une logique son carcan – et c'est précisément le principe de « l'inception », faire d'une idée le plus résistant des virus.
Le vent de folie (et de génie) d'Inception, c'est le flottement qui charrie tous ces rêves en poupées russes: les rimes visuelles, les instants d'apesanteur et les moments où le décor s'effondre. Il y a une dynamique de l'explosion, dans cette belle mécanique, et un usage de la « décharge »: le moment, justement, où le rêve va devoir prendre fin. Nolan n'a pas fait un autre Mulholland Drive, mais il a compris que l'étrangeté et la folie des rêves étaient moins dans le contenu que dans l'équilibre incertain des transitions.
note:
(1) Orthodoxie, de Gilbert Keith Chesterton, dont voici un extrait éloquent pour ce qui nous concerne: « Tous ceux qui ont la malchance de parler avec des malades mentaux (…) savent que le leur plus sinistre qualité est leur affreuse lucidité sur les questions de détail, leur aptitude à relier les choses entre elles sur une carte plus complexe qu'un labyrinthe. »
Excellente critique, tant sur le fond que sur la forme. Complètement en accord avec ton analyse !
RépondreSupprimerExcellent ! Tu es le maître ès Nolan ! Bientôt le bouquin ?
RépondreSupprimerKevin
@Benjamin F. merci!
RépondreSupprimer@Kevin, ça fait plaisir de te voir par ici, merci de ton petit commentaire...
J'irai le voir ce week end du coup...
RépondreSupprimerComparaisons malines et belle perspective sur la filmo de Nolan.
RépondreSupprimerEnfin ! Car les critiques sur ce film sont pour l'instant décevantes (les spectateurs auraient-ils tendance à se perdre dans le labyrinthe ou à rester pantois devant le spectacle ?)
Bonjour, TG.
RépondreSupprimerCommentant rarement dans les parages, deux raisons me font intervenir cette fois-ci. Premièrement, parce que, de la blogociné (celle que je fréquente sans déplaisir), vous êtes le premier à en parler. Et secundo, qui plus est, favorablement !
Pour ma part, je fais partie de ceux qui sont restés "pantois devant le spectacle", pour reprendre l'expression du comm précédent (Ornelune).
Reconnaissons toutefois que votre billet met bien en valeur le caractère virtuose du film, mais - poussons un peu - du scénario, seulement ! Et encore ! Habile, tout au plus.
Il y a effectivement un baroquisme [de cinéma] chez C. Nolan, mais qui ne va pas très loin. Ni ici, ni ailleurs, du reste. The Dark knight - généralement très apprécié - n'est, selon moi, que du "manichéisme relativiste" (assez efficace, si l'on veut) ; et The Prestige, pas même bluffant !
Mais, c'est sûr que pour un blockbuster, le film est ambitieux - et l'auteur, pas totalement inintéressant. Pas déplaisant à regarder, Inception, ça reste un soufflé qui tombe très vite à plat.
Sans même nous attarder sur les invraisemblances (car Hitchcock a depuis longtemps réglé le problème : "Je hais messieurs les vraisemblants"), demandons-nous plutôt ce que le réalisateur pose comme questions autour du réel ? et surtout, quel est son imaginaire ?
Si vous cherchez là-dedans plutôt que de tartiner (assez brillamment toutefois) sur la surface - le jeu d'assemblage (des séquences, des classiques d'un genre) -, vous constaterez rapidement que le film est assez inconsistant. Voyez les scènes de couple, c'en est même atterrant !
Mais, j'attends que vous revoyiez un peu plus sereinement le film pour en reparler :-]
Bien cordialement.
Bonjour Père Delauche,
RépondreSupprimerMerci pour votre commentaire qui pose, je trouve, des questions importantes sur Nolan.
Dans l'ensemble, je trouve que nolan est soit admiré, soit méprisé, dans les deux cas pour des mauvaises raisons. Vous posez la question qui polarise les pro et les anti: nolan fait-il juste de l'assemblage? Est-il juste un "scénariste virtuose"? J'ai voulu justement montrer dans l'article que ses savants scénario étaient plus prétexte à installer un climat particulier, que de belles mécaniques à apprécier pour elles-même (ce que l'on peut reprocher a the prestige justement, vous l'avez souligné).
Oui, il est question d'assemblages et de montages, qui ont de la valeur dans la mesure où ils interrogent le rapport (concret, physique, corporel cf. Mémento) des personnages au monde. L'imaginaire,le réel sont dans l'assemblage, puisque le monde est fait de rapports, c'est ça l'idée. Et oui les scènes de couples sont nulles, mais ça ne m'a pas dérangé plus que ça: c'est le propre de ce personnage féminin que d'être inconsistant.
Moi j'aime bien quand vous venez commenter dans les parages, ça m'aide a clarifier ma pensée (et à tartiner un peu plus)! J'attends votre réponse...
Tout aussi cordialement
Euh, c'est "marrant", d'une certaine façon : nous avons des avis globalement divergents, et on dirait qu'on est à peu près d'accord sur l'ensemble !-DDD
RépondreSupprimerMais non, ne comptez pas sur moi pour vous encourager à tartiner un peu plus !!!-] (euh, C. Nolan, ça va quoi !-] ni à vous aider à clarifier votre pensée !-] (déja que la mienne, euh ?-]
Donc, je passe tranquillement mon tour, en attendant que d'autres lecteurs (spectateurs) réagissent !-]
Toutefois, pour que l'on ne me trouve pas trop léger sur le sujet, je vous reprendrais sur le passage (vers la fin) de votre précédent comm : "L'imaginaire, le réel sont dans l'assemblage, puisque le monde est fait de rapports, c'est ça l'idée."
Comme qui dirait : "Oui... euh, mais encore ?"
Et si ça reste pour certains trop évasif, j'ajoute : "Qu'en est-il - de cet aspect - dans les classiques auxquels se réfère le film ? Ainsi, en fonction de vos (multiples) réflexions, ne croyez-vous pas que votre appréciation (sur le film, ou plus généralement sur l'auteur) puisse être reconsidérée ?"
Vous avez quatre heures. Coefficient 3. + 2 points pour la présentation et l'orthographe !-DDD
Salut,
RépondreSupprimerTrès belle critique, j'aime particulièrement le parallèle entre ses anciens films et "Inception"!!
"Inception" se révèle être un parfait compromis entre "action" et "réflexion" même si certaines mauvaises langues affirment le contraire (oui...il y en a!!), je le met sans conteste dans mon Top 10 de 2010!!
Bonsoir, que d'éloges pour un film pas mal mais sans plus. Le scénario est un peu faiblard et les scènes à répétition, on s'en lasse. Surtout arriver au niveau -5, dans quel but? Bonne soirée.
RépondreSupprimerC'est vrai que c'est un bon article qui rend hommage à Christopher Nolan (à quand le livre, effectivement...?). Mais j'ai fait l'erreur de le lire avant d'avoir vu le film. Résultat : grosse déception. J’étais si emballée par le début, par la combinaison des intrigues et des niveaux que j’étais prête à suivre le film jusqu'au bout. Quelle idée et quelle entrée époustouflante...! Je me disais que décidément, Nolan soigne ses incipit et sait installer son monde... Tout ça pour finir sur un dernier plan cliché et si peu génial. Je trouve, je ne sais pas comment dire, que le montage rend trop visible le scénario ou je ne sais... On se demande un peu à quoi sert cette surenchère de niveaux et de rêves, de coupes, de plans, de personnages, de décor, bref, cette boulimie d’images, sans avoir vraiment la réponse. Et ce n’est pas faute d’aimer Nolan, mais je préfère l’audace expérimentale de Memento à la maîtrise un peu trop magistrale du film dans le film dans le film dans le film. Bref, j'attends la suite.
RépondreSupprimerNE PAS LIRE CE COMMENTAIRE SANS AVOIR VU LE FILM!!!!!!!!!
RépondreSupprimerC'est vrai que le montage rend trop visible le scénario, on s'attend à un effet "Usual suspects" et il disparaît. Mais c'est parce que l'intrigue amoureuse prend le dessus, et je dois dire que pour ma part, j'ai adoré son sens tragique. Pour sortir sa femme et lui-même du rêve et donc "revivre", il a dû l'inciter en apparence à un suicide, qu'elle reproduira dans la vraie vie. Ca m'a touchée. De même le jeu de Marion Cotillard est très bon car au début elle semble mal jouer alors qu'en réalité elle joue une projection de la culpabilité du héros, donc un personnage incomplet et stéréotype. Non je dois dire que j'ai adoré.
Intéressant cet article que j'ai dévoré. Il y aurait beaucoup à dire et il est trop tard pour organiser une pensée cohérente et structurée. Je dirais simplement (et de façon très banale) que j'ai aimé la vision réaliste/logique de Nolan.
RépondreSupprimerIl n'est jamais trop tard pour organiser une pensée structurée ;) Merci pour votre passage et vos remarques Wilyrah. En effet il y a ces deux principes chez Nolan, une forme de réalisme morcelé contre une logique presque maladive...
RépondreSupprimerRécemment, je regardais tous les films de ce site https://voirfilmstreaming.tv/ Un très bon site, utilisez-le pour regarder tous vos films préférés sans aucun problème, mais voyez vous-même.
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