mercredi 16 janvier 2008

L'Ile, de Pavel Lounguine


L'ile c'est d'abord un amas de terre. Terre pateuse. Sombre comme l'espace, profonde comme la mer. Nous y sommes plongés, nous nous y cachons en bonnes autruches, comme ces deux marins, gibiers soviétiques fuyant les exécutions sommaires. Seulement la boue - si l'on appelle ainsi une terre gorgée d'eaux troubles - a ceci de commun avec le péché qu'elle souille, s'accroche, colle à la peau. C'est un lieu de meurtre, donc, et de trahison: Caïn fixe, les yeux écarquillés, le navire repartir avec pour emblème de son forfait une svastika sur fond rouge se perdant dans l'horizon grisâtre.

La caméra restera longtemps ainsi obnubilée par le sol, par la terre et ses motifs. Tantôt une mousse humide, tantôt une roche aux dessins de lichen, quand ce n'est pas du bois rongé par le flux et reflux, assez solide pourtant pour porter ponts et pontons. Enfin, des pieds foulant ce sol pour en cueillir à la pioche le fruit noir, désespérément opaque, sous la lourde pierre: le charbon. Trente ans ont passés, le père Anatoli, avant d'avoir un visage, a des pieds et des mains pour aller chercher de quoi nourrir les flammes.

Son visage de vieux fou, nous le voyons quand les pélerins en quète de miracle viennent quotidiennement le chercher. Mais le commencement d'intrigue, l'envie de spectaculaire est d'abord détournée par le charbon, par le travail répétitif d'un moine solitaire qui marmonne ses prières. C'est plus tard que nous comprendrons que de casser de l'opaque à la pioche, jusqu'à se heurter à la matière noire qu'il y a en-dessous, n'est que l'occasion de convertir l'effort en feu spirituel. La sueur de charbon est, pour le père Anatoli, une sueur d'expiation. Un travail dont la répétition est un appel lancé vers la Grâce: le bois sur lequel roule la brouette et marche le pécheur n'est pas celui de la croix, mais il y a déjà les stations, le chemin couronné d'agonie.

Son visage maintenant, son regard surtout. Longtemps, il est le slave timbré et bourru. Car il y a, étonnament, beaucoup de comique dans ce film sur la sainteté - avant le vrai miracle, nous le voyons mettre en scène la parole de l'ancien: comme si Pavel Lounguine (le cinéaste), prenait plaisir à saper le fondement même de ce qu'il s'apprêtait à nous montrer. Pourtant, après la farce, c'est la même personne qui priant Dieu pour un miracle nous regarde en face, dans les yeux. Quelle naïveté dans ce regard! Quelle provocation! Celui-la même qui vient de jouer de la mystification, qui vient de mettre en doute notre foi - de spectateur, pour commencer -, nous regarde en croyant au miracle qui s'accomplit à l'instant même. Et ses yeux, fixés sur nous, nous mettent au défi de croire nous aussi.

Quant au rire du grotesque, celui, par exemple, du père Anatoli imitant les oiseaux - ou celui, plus raisonnable, de la comédie tchékhovienne qui se joue dans le monastère -, devient bientôt effrayant, car c'est le rire de la possession qui lui répond. Pourtant, notre cinglé reste comique jusqu'à la fin, jusqu'à la mort. Au diable, la dérision! C'est de folie dont nous avons besoin, non de dérision, non de ce gloussement voltairien obsédé de vraisemblance. Le vraisemblant est une imposture de vérité. Ce qui est fascinant dans l'Ile, c'est cet humour qui n'entache pas l'innocence, c'est le scandale d'une foi que le rire n'arrive jamais à saboter.

Il y a enfin ce dernier regard, qui est peut-être celui d'un fou, sûrement celui d'un saint. C'est juste après que les deux moines sont sortis de la salle enfumée. Il sont assis tous les deux, l'un se lamente, l'autre, serein, a les yeux mystérieusement dirigés vers l'extérieur du cadre, dans la contemplation d'un au-delà. La caméra se fixe longuement à ce visage comme pour en faire une icone, une image vraie.

7 commentaires:

  1. Cette critique évacue complètement la dimension politique et idéologique de ce film!!!

    En bon propagandiste aux ordres du nouveau maître du Kremlin, Pavel Lounguine réécrit en effet l'histoire de la Russie contemporaine à la sauce poutinienne.

    Pire, cet infâme navet révisionniste glorifie l'extrémisme religieux. Ou les sinistres noces du totalitarisme stalinien avec le « fascisme vert »…

    M. Gerardin, soit vous êtes imbécile, soit vous êtes sournois et dangereux. J’ose espérer que votre absence de recul et votre méconnaissance ne sont pas feintes…

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  2. Timothée Gérardin19 mai 2009 à 14:53

    Cher(e) Anonyme

    J'ai toujours attendu, depuis la création de ce blog, le commentaire hargneux, qui serait le signe d'une popularité naissante. Merci Anonyme de dépasser mes espoirs les plus fous, avec ce message subtilement argumenté.

    C'est vrai que la dimension politique et idéologique est omniprésente, dans ce film qui se passe au trois-quarts dans un monastère. Révisioniste pour les deux dates données, qui servent juste à signifier l'ellipse?

    Quand au "nouveau grand maître du Kremlin", il n'est plus si nouveau, et je ne vois pas le rapport avec ce film. Vous avez du au moins faire science-po, Anonyme, pour sortir de telles âneries.

    Votre prose me semble très inspirée d'un article paru dans La Règle du jeu, qui étale les mêmes non-arguments. Une réplique arrive bientôt.

    Alors, chère anonyme, soit vous êtes l'auteur de cet article (Cécile Vaissié), auquel cas il n'y a pas de quoi être fier, soit vous êtes seulement quelqu'un qui aime répéter tout ce qui se dit dans ce torchon trimestriel, auquel cas il y a encore moins de quoi être fier.

    Merci en tout cas pour ce gentil message.

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  3. Monsieur Gérardin,
    Bravo, d'abord pour cette intelligente et pertinente chronique, ensuite pour votre article, impertinent et intelligent, dans la Zone !
    Désolé, pour votre popularité, de ce que ce commentaire ne soit guère hargneux !
    Mais, attendez, attendez de voir les réactions lorsque vous aurez commentez le nouveau film de Lounguine "TZAR" ... ça va saigner ! Les nouveaux croisés russophobes vont pouvoir se laisser aller à toute leur hargne, il vont en avoir des lignes à noircir sur le propagandiste, l'obscurantiste, le collabo ...
    Patience, et encore merci pour ses quelques grammes d'esprit libre dans ces tonnes e servilités !
    Thierry

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  4. "où l'on se dira qu'un film russe et chrétien est étonnant venant d'un cinéaste d'origine juive"

    Précisément, un film chrétien réalisé par un cinéaste juif ne pouvait venir que de Russie.

    "pour eux le salut passe par la folie, pas par la Raison"

    1Co 1:17- Car le Christ ne m'a pas envoyé baptiser, mais annoncer l'Évangile, et cela sans la sagesse du langage, pour que ne soit pas réduite à néant la croix du Christ.
    1Co 1:18- Le langage de la croix, en effet, est folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui se sauvent, pour nous, il est puissance de Dieu.
    1Co 1:19- Car il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages, et l'intelligence des intelligents je la rejetterai.
    1Co 1:20- Où est-il, le sage ? Où est-il, l'homme cultivé ? Où est-il, le raisonneur de ce siècle ? Dieu n'a-t-il pas frappé de folie la sagesse du monde ?
    1Co 1:21- Puisqu'en en effet le monde, par le moyen de la sagesse, n'a pas reconnu Dieu dans la sagesse de Dieu, c'est par la folie du message qu'il a plu à Dieu de sauver les croyants.
    1Co 1:22- Alors que les Juifs demandent des signes et que les Grecs sont en quête de sagesse,
    1Co 1:23- nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens,
    1Co 1:24- mais pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, c'est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu.
    1Co 1:25- Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes.

    1Co 1:27- Mais ce qu'il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages ; ce qu'il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre ce qui est fort ;
    1Co 1:28- ce qui dans le monde est sans naissance et ce que l'on méprise, voilà ce que Dieu a choisi ; ce qui n'est pas, pour réduire à rien ce qui est,
    1Co 1:29- afin qu'aucune chair n'aille se glorifier devant Dieu.

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  5. J'ai vu effectivement que Tzar était présenté à Cannes, j'attends les tirades sur le nouveau stalinisme... Merci pour ce précieux recueil Gabriel.

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  6. Le canard Vaissié... Je ne m'en remets toujours pas.

    Salutaire clouage de bec. Continuez le combat.

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