« Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances » G. A.
Se joue en ce moment dans les cinémas un film de Werner Herzog, intitulé Bad Lieutenant : Escale à la Nouvelle Orléans. Une excellente occasion pour ne pas en parler, ou du moins pour parler plutôt de l’original, celui d’Abel Ferrara, qui date de 1992 – Bad Lieutenant tout court –, repris parallèlement dans plusieurs salles. C’est l’histoire d’un flic camé qui s’enfonce dans l’enfer de la nuit, s’endettant pour des paris sportifs insensés et se perdant dans la poursuite approximative de violeurs sacrilèges.
J’ai toujours entendu le nom de Ferrara accolé à celui de Scorsese, particulièrement à propos de ce film. Et ceci pour quelques raisons bien légitimes, à commencer par cette citation de l’Italian-american lui-même : « C’est un film exceptionnel, extraordinaire, même s’il n’est pas au goût de tout le monde… (…)On y voit comment la ville peut réduire quelqu’un à néant et comment, en touchant le fond, on peut atteindre la grâce. (…) Si on ose, il faut suivre le personnage jusque dans la nuit. C’est pour moi l'un des plus grands films qu’on ait jamais fait sur la rédemption… Jusqu’où on est prêt à descendre pour la trouver… » Ne pas oublier de se méfier des goûts de Scorsese. Il dit en effet très bien dans cet exercice d’admiration ce qui fait la force de ses propres films, cette forme de paradoxe essentiel du catholicisme – mais il y décrit aussi bien l’échec d’un film comme La Dernière Tentation du Christ : au plus près et pourtant si loin de sa source d’inspiration.
Bref, il m’a semblé très longtemps que Bad Lieutenant n’était au fond que du Scorsese fois dix, du Scorsese surfant sans pudeur sur la faute de goût. Et il faut dire que pour les amoureux de Raging Bull, il y a quelque chose de rude à voir tous ces motifs subtils pris comme sujet d’un film. Tout est très frontal dans ce Bad Lieutenant : Harvey Keitel prend des cochonneries et fait des cochonneries (il se drogue et harcèle des filles) en même temps qu’il traîne dans une église, se laisse émerveiller par la charité d’une nonne et finit par voir le Christ. Dans ce paradoxe à grands traits, il n’y a au fond pas grand-chose des regards au miroir de Robert De Niro, dans Taxi Driver ou dans Raging Bull. Pas grand-chose non plus du jeune Harvey Keitel de Mean Streets et de son dialogue dans l’église – pas grand-chose, en somme, de cette lumière qui baigne chez Scorsese des hommes pécheurs. Pour tout dire, le film de Ferrara confine à la parodie, dans cet attrait pour la violence et pour l’union des extrêmes : il y a tout une série de scènes comiques, dans Bad Lieutenant, et Harvey Keitel a quasiment un rôle burlesque. On le voit danser nu, les bras en croix, sous l’effet de la drogue : triste christ de foire…
C’est pourtant dans ces excès même que réside l’intérêt de Bad Lieutenant. On n’a pas assez souligné l’importance démesurée que prenaient dans le film ces paris autour d’un tournoi de base-ball. Première scène : notre flic arrive sur une scène de crime mais, au lieu de s’intéresser à son affaire, va discuter avec ses collègues du match de la veille, prend les paris pour le match du lendemain. Le film fonctionne ainsi : l’intrigue policière est complètement évacuée par la roulette russe des résultats du base-ball. Des mises toujours plus grosses, des dettes toujours plus abstraites. Notre anti-héro parie l’argent qu’il n’a pas sur des matchs que nous ne voyons pas. Un enjeu dont l’objet et la monnaie nous échappent, mais qui jette pourtant ce lieutenant dans un gouffre sans fond.
Puis la remise en jeu perpétuelle devient un principe de mise en scène. Le voilà, ce Ferrara de toutes les exagérations, de toutes les escalades, dans cette manière de tester les limites du sérieux, les limites du bon goût. Il dirige sa barque comme son personnage, répondant à un pari impossible par un autre pari impossible. Dans le jeu d’Harvey Keitel, on sent bien que la fuite en avant attire irrésistiblement la farce et les postures comiques. Il geint, s’effondre, se traîne, se plaint, se révolte, se repend. Et on se retrouve avec un impuissant qui gesticule.
Principe de cinéaste, le pari devient aussi dans l’œil de Ferrara un sommet d’ambiguïté théologique. Nous avons en effet d’un côté un personnage qui, en jouant avec le hasard, a l’air de défier Dieu. Un personnage qui, avec la monnaie de singe qu’il manie, a l’air de parodier le Sacrifice, la seule vraie monnaie qui soit. Quelqu’un, enfin, qui partage la culpabilité sacrilège des violeurs – la scène est comme rêvée dans une hallucination, si bien qu’elle donne l’impression qu’il est effectivement le coupable. Il y a du diabolique dans cette manière de se livrer à la fois à tous les mauvais dieux, tout en rêvant à la seule vraie rédemption au bout du tunnel. D’un autre côté, il y a un personnage qui renonce à sa volonté propre. En négatif, à travers ces divinités de substitution, c’est bien sûr à Dieu qu’il aspire – et il est à deux doigts de se laisser ravir, quand il croit à une apparition. Sous un certain angle, le cheminement de ce mauvais flic a quelque chose du pari de la foi, ce grand saut dans la nuit new-yorkaise.
Ce qu’il y a de génial dans Bad Lieutenant, c’est la manière dont le sens du sacrilège et du sacrifice sont tenus ensemble. Une manière de communication secrète entre la fascination pour le néant et la foi la plus absolue – un cuisant credo quia absurdum. Et même si tout ça ne nous dit pas, au fait, ce que vaut le remake de Werner Herzog, on se contentera de repenser sur un autre ton l’exhortation de Scorsese : « si on ose, il faut suivre le personnage jusque dans la nuit.»
J’ai toujours entendu le nom de Ferrara accolé à celui de Scorsese, particulièrement à propos de ce film. Et ceci pour quelques raisons bien légitimes, à commencer par cette citation de l’Italian-american lui-même : « C’est un film exceptionnel, extraordinaire, même s’il n’est pas au goût de tout le monde… (…)On y voit comment la ville peut réduire quelqu’un à néant et comment, en touchant le fond, on peut atteindre la grâce. (…) Si on ose, il faut suivre le personnage jusque dans la nuit. C’est pour moi l'un des plus grands films qu’on ait jamais fait sur la rédemption… Jusqu’où on est prêt à descendre pour la trouver… » Ne pas oublier de se méfier des goûts de Scorsese. Il dit en effet très bien dans cet exercice d’admiration ce qui fait la force de ses propres films, cette forme de paradoxe essentiel du catholicisme – mais il y décrit aussi bien l’échec d’un film comme La Dernière Tentation du Christ : au plus près et pourtant si loin de sa source d’inspiration.
Bref, il m’a semblé très longtemps que Bad Lieutenant n’était au fond que du Scorsese fois dix, du Scorsese surfant sans pudeur sur la faute de goût. Et il faut dire que pour les amoureux de Raging Bull, il y a quelque chose de rude à voir tous ces motifs subtils pris comme sujet d’un film. Tout est très frontal dans ce Bad Lieutenant : Harvey Keitel prend des cochonneries et fait des cochonneries (il se drogue et harcèle des filles) en même temps qu’il traîne dans une église, se laisse émerveiller par la charité d’une nonne et finit par voir le Christ. Dans ce paradoxe à grands traits, il n’y a au fond pas grand-chose des regards au miroir de Robert De Niro, dans Taxi Driver ou dans Raging Bull. Pas grand-chose non plus du jeune Harvey Keitel de Mean Streets et de son dialogue dans l’église – pas grand-chose, en somme, de cette lumière qui baigne chez Scorsese des hommes pécheurs. Pour tout dire, le film de Ferrara confine à la parodie, dans cet attrait pour la violence et pour l’union des extrêmes : il y a tout une série de scènes comiques, dans Bad Lieutenant, et Harvey Keitel a quasiment un rôle burlesque. On le voit danser nu, les bras en croix, sous l’effet de la drogue : triste christ de foire…
C’est pourtant dans ces excès même que réside l’intérêt de Bad Lieutenant. On n’a pas assez souligné l’importance démesurée que prenaient dans le film ces paris autour d’un tournoi de base-ball. Première scène : notre flic arrive sur une scène de crime mais, au lieu de s’intéresser à son affaire, va discuter avec ses collègues du match de la veille, prend les paris pour le match du lendemain. Le film fonctionne ainsi : l’intrigue policière est complètement évacuée par la roulette russe des résultats du base-ball. Des mises toujours plus grosses, des dettes toujours plus abstraites. Notre anti-héro parie l’argent qu’il n’a pas sur des matchs que nous ne voyons pas. Un enjeu dont l’objet et la monnaie nous échappent, mais qui jette pourtant ce lieutenant dans un gouffre sans fond.
Puis la remise en jeu perpétuelle devient un principe de mise en scène. Le voilà, ce Ferrara de toutes les exagérations, de toutes les escalades, dans cette manière de tester les limites du sérieux, les limites du bon goût. Il dirige sa barque comme son personnage, répondant à un pari impossible par un autre pari impossible. Dans le jeu d’Harvey Keitel, on sent bien que la fuite en avant attire irrésistiblement la farce et les postures comiques. Il geint, s’effondre, se traîne, se plaint, se révolte, se repend. Et on se retrouve avec un impuissant qui gesticule.
Principe de cinéaste, le pari devient aussi dans l’œil de Ferrara un sommet d’ambiguïté théologique. Nous avons en effet d’un côté un personnage qui, en jouant avec le hasard, a l’air de défier Dieu. Un personnage qui, avec la monnaie de singe qu’il manie, a l’air de parodier le Sacrifice, la seule vraie monnaie qui soit. Quelqu’un, enfin, qui partage la culpabilité sacrilège des violeurs – la scène est comme rêvée dans une hallucination, si bien qu’elle donne l’impression qu’il est effectivement le coupable. Il y a du diabolique dans cette manière de se livrer à la fois à tous les mauvais dieux, tout en rêvant à la seule vraie rédemption au bout du tunnel. D’un autre côté, il y a un personnage qui renonce à sa volonté propre. En négatif, à travers ces divinités de substitution, c’est bien sûr à Dieu qu’il aspire – et il est à deux doigts de se laisser ravir, quand il croit à une apparition. Sous un certain angle, le cheminement de ce mauvais flic a quelque chose du pari de la foi, ce grand saut dans la nuit new-yorkaise.
Ce qu’il y a de génial dans Bad Lieutenant, c’est la manière dont le sens du sacrilège et du sacrifice sont tenus ensemble. Une manière de communication secrète entre la fascination pour le néant et la foi la plus absolue – un cuisant credo quia absurdum. Et même si tout ça ne nous dit pas, au fait, ce que vaut le remake de Werner Herzog, on se contentera de repenser sur un autre ton l’exhortation de Scorsese : « si on ose, il faut suivre le personnage jusque dans la nuit.»