jeudi 18 avril 2013

Motion et émotion - The Grandmaster, de Wong Kar Wai

Après une première partie doucement ennuyeuse, The Grandmaster nous offre une magnifique scène de combat sous la neige, sur le quai d'une gare : le train s'ébranle, dans un mouvement qui se détache de la chorégraphie des combattants, tout en l'accompagnant. La contemplation des gestes est troublée par le déplacement du point de repère qui permettait de les apprécier. On peut considérer ainsi la singulière expérience du temps qui nous est donnée par Wong Kar Wai : non pas une texture élastique à force de ralentis, de flashback et d'arrêts sur image, mais une expression en relief de la relativité du mouvement, toujours dépendant d'un point de vue lui-même mouvant.

Il est question, dans l'un des dialogues de fin, de la vie qui n'aurait pas la même saveur sans les regrets qu'elle nous laisse. L'histoire que nous raconte The Grandmaster n'est jamais vécue directement, mais toujours à contretemps, dans le prisme du regret ou de la rétrospection (c'est ce qui rend souvent le film difficile à suivre). Wong Kar Wai est moins fasciné par l'instant décisif, comme on le croit d'abord, que par son enveloppe temporelle : la manière dont il se déforme en se miroitant dans le reste du film. Une fois toute l'action accumulée, la dernière partie du film n'est qu'un long soupir. Le contrecoup d'événements passés qui s'envolent dans un nuage d'opium. On repense à 2046, ce film poignant qui avançait comme ça, hérissé de toutes ses directions possibles, sclérosé par les souvenirs et le regret.


mardi 16 avril 2013

Oblivion

Film standardisé qui nous parle de standardisation, Oblivion a cette manière fragile et ambiguë d'exprimer l'air du temps. C'est son défaut - on ne sera jamais ni surpris ni sidéré par l'univers de science fiction proposé par Joseph Kosinski - mais c'est aussi sa qualité : il n'y a pas de propos dans Oblivion, seulement un fil ténu d'émotion, capable de réveiller ici et là quelques images qui restent ou quelques contradictions qui persistent.

Architecture. Au règne de la transparence géométrique, de l'air et des baies vitrées qu'on lui impose, le personnage de Tom Cruise préfère une maisonnée au bord d'un lac. Dans ses virées sur la Terre dévastée, il croise des monuments anciens à moitié enfouis, des grattes ciels qui n'ont jamais si mal porté leur nom, et rapporte divers objets de ses fouilles. Tout ce qui peut inscrire l'homme dans un semblant d'histoire est récupéré : livres, disques, balle de baseball. Le film se voudrait un mélange de technologie et d'archéologie.

Mariage. Pour compléter ce tableau rétrograde, le personnage de Tom Cruise est poursuivi par la vision d'une femme qui s'avérera être son épouse. Ces souvenirs et la force d'un passé entêtant font du mariage un lien immuable et sacré. A l'inverse, le présent sans saveur qui ouvre le film ne peut instaurer qu'un lien précaire avec une femme-binôme. Cette conjugalité collaborative tient par l'affirmation, répétée quotidiennement, que les deux forment "an effective team". Alors qu'au fond, ce qui compte vraiment, dans Oblivion, c'est la manière dont on prolonge un ordre ancien : le pur présent détaché n'est rien de plus qu'une vague nuée d'inexistence. Le futurisme de Kosinski est un traditionalisme.

Nolan. Au-delà de la ressemblance superficielle - la musique du film mime parfois les thèmes de Batman -, c'est beaucoup des motifs de Christopher Nolan qui se retrouvent transposés dans l'univers d'Oblivion. Par exemple l'idée de temps fragmenté, de passé refoulé, de continuité à reconstruire. La vision finale de The Prestige est reprise presque telle quelle dans Oblivion. A nouveau, c'est surement moins une référence qu'une captation passive de l'air du temps. 

Tom Cruise. On peut aussi voir Oblivion comme une variation sur la figure de l'acteur. Il est d'abord une sorte de jouet vendu avec ses accessoires : une arme en bandoulière, une belle maison suspendue, une moto assortie à son uniforme, une paire de lunettes et un vaisseau plein de ressources. Plus tard, cette standardisation du personnage est explicitée, comme si la véritable naissance de Tom Cruise, sa venue à l'existence, passait par la prise de conscience de sa nécessaire réification. L'acteur est une machine rêveuse, fruit paradoxal de la reproductibilité technique, qui ne se réveille qu'au milieu de ses songes et ne revendique son unicité qu'en découvrant qu'il est semblable à tous les autres.

Cercle. La toute fin du film ne fait que confirmer que l'aura des choses, l'unicité des êtres, tout cela ne signifie rien - ou n'est que l'expression ultime de la standardisation. C'est le serpent qui se mord la queue : le désir d'authenticité, comme l'amour des vieux objets, n'est rien de plus qu'un caprice vintage parmi d'autres. Un désir standard, à l'image de ce blockbuster délicat et légèrement fleur-bleue. Le film ne plonge pas du tout au cœur du cercle vicieux, il se laisse porter, toujours très lisse, avec une mélancolie paresseuse.