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samedi 27 novembre 2010

Bad Lieutenant : escale à la Nouvelle-Orléans, de Werner Herzog

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Il est étonnant de voir avec quelle liberté Werner Herzog s'empare du titre et de l'histoire du film d'Abel Ferrara. Un film violent et mystique, qui valait moins pour son côté scorsesien que pour sa course au pari le plus fou, entre le défi sacrilège et le renoncement absolu. Ce côté-là, on a l'impression que Werner Herzog en joue avec amusement dans le prologue du film. Il nous montre notre futur lieutenant hésitant avant de faire la grand saut, hésitant avant de se mouiller pour sauver un renégat de sa prison inondée. Juste avant il nous le montre, avec son camarade, parier sur le sort du malheureux. La saynette a l'air de rassembler dans une caricature les enjeux du film de Ferrara, comme pour s'en libérer une dernière fois, et en faire quelque chose de tout autre.

Snake eyes

On pourrait croire cette scène amenée comme un péché originel par un serpent que l'on suit dans les eaux de la prison (le film se passe juste après Katrina). Et pourtant c'est un acte de bravoure qui ouvre le film, et condamne en même temps le personnage. Le serpent n'était pas la Tentation, il n'était qu'un serpent. Tout le reste du film fonctionne par ce rabattement de la symbolique du mal (serpent, pari, sexe, drogue) sur une animalité toute bête, comique parfois, absurde souvent. Mais pas n'importe quelle animalité : la démarche est reptilienne, ondulante et à ras du sol.

Reptilien, ce Bad Lieutenant – escale à la Nouvelle-Orléans a bien l'air de l'être aussi dans sa narration. Pas de trajectoire courue d'avance, pas de descente en enfer en attendant le salut, notre mauvais lieutenant avance selon l'envie. Scènes de crime, retrouvailles avec son Eva Mendes de prostituée, paris auprès de l'ami bookmaker, équipée avec une bande de dealers, le serpent va où son instinct le porte. Le crime à résoudre n'obsède pas l'esprit du reptile, il tourne autour comme indifférent, puis s'y infiltre comme le ver dans la pomme, quand on le l'attendait plus.

Nicolas Cage est parfait. Son jeu fait de statures voutées, de grimaces et de rires hystériques est suffisamment fou pour nous porter vers quelque chose d'inhumain. Rien de plus naturel que la drogue pour ce personnage: en même temps qu'il fuit sa douleur, il retrouve son expression la plus primitive, la plus animale. Et c'est quelque chose dont s'amuse Herzog avec beaucoup de délectation et d'audace, quand il prête à sa caméra le point de vue hallucinatoire d'alligators ou d'iguane, en prenant l'excuse de la drogue. Car il y a aussi une dimension ludique dans ce film, le cinéaste jouant avec les différents tons, du policier très noir jusqu'à la pure comédie (le moment où le lieutenant est tiré d'affaire est traité de manière étonnamment enlevée, les personnages se succédant hilares à son bureau).

Par-delà le bien et le mal

Si l'enquête en elle-même n'occupe qu'une place secondaire dans l'intrigue de Bad Lieutenant version Herzog, c'est qu'il n'y a pas cette obsession du péché qu'il y avait dans le film de Ferrara. Le personnage joué par Harvey Keitel voyait sa vie totalement désaxée par un acte sacrilège (le viol d'une bonne soeur), dont il ne pourrait s'empêcher de porter la culpabilité, pour le pire et le meilleur. Pas de notion de bien et de mal, dans cette Escale à la Nouvelle-Orléans, simplement parce que ces valeurs n'ont pas lieu d'être dans le cycle naturel qui régit cette jungle. A l'image, cela fait que l'enquête est dépouillée d'une part de sa violence, dans le découpage, dans les couleurs – pour quelque chose de plus sombre peut-être, mais de plus atténué.

L'absence de toute culpabilité invalide l'idée même de salut pour ce mauvais lieutenant. Il n'y a de rédemption que sociale: la seule issue pour le personnage de Nicolas Cage est de devenir capitaine. Et encore, l'intrigue ne nous installe pas du tout dans un schéma linéaire de damnation/rédemption, mais plutôt dans un système cyclique imitant celui de la nature. Au moment où l'on pourrait croire le personnage sauvé, il y a ces rimes visuelles qui distillent l'idée d'un éternel recommencement. En son début et en sa fin, le film a pourtant une clôture qui est celle d'un monde halluciné, une jungle où la nature rêveuse de l'homme serait toujours ramené à son animalité – du poisson dans un verre d'eau à notre lieutenant assis devant un aquarium géant. Du grand film chrétien d'Abel Ferrara, Werner Herzog a fait une excellente errance païenne.

mardi 30 mars 2010

Bad Lieutenant, d'Abel Ferrara


« Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances » G. A.

Se joue en ce moment dans les cinémas un film de Werner Herzog, intitulé Bad Lieutenant : Escale à la Nouvelle Orléans. Une excellente occasion pour ne pas en parler, ou du moins pour parler plutôt de l’original, celui d’Abel Ferrara, qui date de 1992 – Bad Lieutenant tout court –, repris parallèlement dans plusieurs salles. C’est l’histoire d’un flic camé qui s’enfonce dans l’enfer de la nuit, s’endettant pour des paris sportifs insensés et se perdant dans la poursuite approximative de violeurs sacrilèges.

J’ai toujours entendu le nom de Ferrara accolé à celui de Scorsese, particulièrement à propos de ce film. Et ceci pour quelques raisons bien légitimes, à commencer par cette citation de l’Italian-american lui-même : « C’est un film exceptionnel, extraordinaire, même s’il n’est pas au goût de tout le monde… (…)On y voit comment la ville peut réduire quelqu’un à néant et comment, en touchant le fond, on peut atteindre la grâce. (…) Si on ose, il faut suivre le personnage jusque dans la nuit. C’est pour moi l'un des plus grands films qu’on ait jamais fait sur la rédemption… Jusqu’où on est prêt à descendre pour la trouver… » Ne pas oublier de se méfier des goûts de Scorsese. Il dit en effet très bien dans cet exercice d’admiration ce qui fait la force de ses propres films, cette forme de paradoxe essentiel du catholicisme – mais il y décrit aussi bien l’échec d’un film comme La Dernière Tentation du Christ : au plus près et pourtant si loin de sa source d’inspiration.

Bref, il m’a semblé très longtemps que Bad Lieutenant n’était au fond que du Scorsese fois dix, du Scorsese surfant sans pudeur sur la faute de goût. Et il faut dire que pour les amoureux de Raging Bull, il y a quelque chose de rude à voir tous ces motifs subtils pris comme sujet d’un film. Tout est très frontal dans ce Bad Lieutenant : Harvey Keitel prend des cochonneries et fait des cochonneries (il se drogue et harcèle des filles) en même temps qu’il traîne dans une église, se laisse émerveiller par la charité d’une nonne et finit par voir le Christ. Dans ce paradoxe à grands traits, il n’y a au fond pas grand-chose des regards au miroir de Robert De Niro, dans Taxi Driver ou dans Raging Bull. Pas grand-chose non plus du jeune Harvey Keitel de Mean Streets et de son dialogue dans l’église – pas grand-chose, en somme, de cette lumière qui baigne chez Scorsese des hommes pécheurs. Pour tout dire, le film de Ferrara confine à la parodie, dans cet attrait pour la violence et pour l’union des extrêmes : il y a tout une série de scènes comiques, dans Bad Lieutenant, et Harvey Keitel a quasiment un rôle burlesque. On le voit danser nu, les bras en croix, sous l’effet de la drogue : triste christ de foire…

C’est pourtant dans ces excès même que réside l’intérêt de Bad Lieutenant. On n’a pas assez souligné l’importance démesurée que prenaient dans le film ces paris autour d’un tournoi de base-ball. Première scène : notre flic arrive sur une scène de crime mais, au lieu de s’intéresser à son affaire, va discuter avec ses collègues du match de la veille, prend les paris pour le match du lendemain. Le film fonctionne ainsi : l’intrigue policière est complètement évacuée par la roulette russe des résultats du base-ball. Des mises toujours plus grosses, des dettes toujours plus abstraites. Notre anti-héro parie l’argent qu’il n’a pas sur des matchs que nous ne voyons pas. Un enjeu dont l’objet et la monnaie nous échappent, mais qui jette pourtant ce lieutenant dans un gouffre sans fond.

Puis la remise en jeu perpétuelle devient un principe de mise en scène. Le voilà, ce Ferrara de toutes les exagérations, de toutes les escalades, dans cette manière de tester les limites du sérieux, les limites du bon goût. Il dirige sa barque comme son personnage, répondant à un pari impossible par un autre pari impossible. Dans le jeu d’Harvey Keitel, on sent bien que la fuite en avant attire irrésistiblement la farce et les postures comiques. Il geint, s’effondre, se traîne, se plaint, se révolte, se repend. Et on se retrouve avec un impuissant qui gesticule.

Principe de cinéaste, le pari devient aussi dans l’œil de Ferrara un sommet d’ambiguïté théologique. Nous avons en effet d’un côté un personnage qui, en jouant avec le hasard, a l’air de défier Dieu. Un personnage qui, avec la monnaie de singe qu’il manie, a l’air de parodier le Sacrifice, la seule vraie monnaie qui soit. Quelqu’un, enfin, qui partage la culpabilité sacrilège des violeurs – la scène est comme rêvée dans une hallucination, si bien qu’elle donne l’impression qu’il est effectivement le coupable. Il y a du diabolique dans cette manière de se livrer à la fois à tous les mauvais dieux, tout en rêvant à la seule vraie rédemption au bout du tunnel. D’un autre côté, il y a un personnage qui renonce à sa volonté propre. En négatif, à travers ces divinités de substitution, c’est bien sûr à Dieu qu’il aspire – et il est à deux doigts de se laisser ravir, quand il croit à une apparition. Sous un certain angle, le cheminement de ce mauvais flic a quelque chose du pari de la foi, ce grand saut dans la nuit new-yorkaise.

Ce qu’il y a de génial dans Bad Lieutenant, c’est la manière dont le sens du sacrilège et du sacrifice sont tenus ensemble. Une manière de communication secrète entre la fascination pour le néant et la foi la plus absolue – un cuisant credo quia absurdum. Et même si tout ça ne nous dit pas, au fait, ce que vaut le remake de Werner Herzog, on se contentera de repenser sur un autre ton l’exhortation de Scorsese : « si on ose, il faut suivre le personnage jusque dans la nuit.»