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dimanche 27 décembre 2015

La crédulité retrouvée


Le point faible du nouveau Star Wars - l'impression de remake machinal de la trilogie originale - est aussi son point fort : une modestie efficace et, surtout, une manière habile de réactiver la magie d'un univers en n'en changeant rien, sinon la façon de le regarder. Le Réveil de la force met en scène une série de jeunes personnages qui, vivant des aventures similaires à celles de leurs aînés, se découvrent eux-mêmes comme énièmes chaînons d'une mythologie toujours vivante. L'histoire est ancienne, mais les héros son neufs. J. J. Abrams n'invente rien, il se contente de réveiller la crédulité d'un jeune public en même temps que celle de ses personnages. Le plus beau plan du film ne montre pas un paysage désertique, mais le visage vieilli de Han Solo dans le halo bleu de la carte projetée par BB8, assurant à ses nouveaux compagnons que tout cela (la force, les jedis), est bien vrai - "it's all true".

vendredi 2 août 2013

Prise et Reprise - Kierkegaard au cinéma

A la lecture de La Reprise [1] de Kierkegaard, on ne peut s’empêcher de penser à certaines obsessions du cinéma. Pour le dire vite, la reprise est un geste par lequel l’homme, en reprenant des événements de sa vie passée, se reprend lui-même et affirme sa liberté devant Dieu. L’auteur compare et oppose la reprise au souvenir : comme la réminiscence que les Grecs rapprochaient du savoir, la reprise est une manière de reconnaître dans le présent le recommencement d’un temps qui semblait perdu. Mais à la différence du souvenir, hors du monde et nécessairement tourné vers le passé, la reprise est une manière, dans le présent, de se tourner vers l’avenir. En s'appuyant sur ce que Stanley Cavell appelait « la projection du monde », voici trois raisons pour lesquelles il peut être intéressant de faire dialoguer cette idée avec le cinéma.

Première chose : à propos du cinéma, il est possible de partir du même présupposé que K. dans ses observations, par exemple à travers l’étude d’une relation amoureuse impossible dès son commencement. A savoir que, par l’action du temps, tout est toujours en train de se perdre, tout est toujours déjà perdu. C’est de cette manière que Stanley Cavell parle du cinéma. Le film projeté sur un écran nous restitue le monde en le vidant de sa présence – c’est-à-dire à la fois de sa réalité et de son inscription dans le présent. Il n’y a pas de chose telle que la prise : ce que nous voyons dans le plan n’est toujours qu’un souvenir, qu’une trace d’un monde absent et passé, d’un monde perdu. On arrive toujours trop tard, et l’enjeu, pour le spectateur d’un film comme pour le narrateur de La Reprise, de retrouver un temps perdu.

Second point : le livre de K. met la relation amoureuse au cœur de cette quête de la reprise. Le narrateur devient le confident d’un jeune homme, sorte de double de l’auteur, engagé avec une jeune fille dont il se dit éperdument amoureux. Mais il s’aperçoit très vite qu'il y a une part de fausseté narcissique dans son exaltation de l’être aimé, si bien que son amour se transforme en torture, et que la possibilité du mariage s’éloigne. Les affres du sentiment amoureux deviennent pour le narrateur une image de cette périlleuse quête de la reprise, qui se dérobe à mesure qu’on essaie de l’envisager : le mariage n’est évoqué qu’en traversant le spectre de la rupture.  C’est à nouveau Stanley Cavell qui a théorisé cette idée dans son essai Pursuits of Happiness faisant de célèbres comédies hollywoodiennes des années 30 et 40 des « comédies de remariage ». Autrement dit des comédie où le mariage n’est pas conçu comme une union découlant d’une rencontre entre deux personnages, mais comme une union découlant d’une séparation entre ces deux mêmes personnages (c’est par exemple le « mur de Jéricho », sous la forme d’une couverture séparant le couple, dans une fameuse scène de It happened one night de Capra). Le véritable amour n’est jamais spontané : il résulte d’un retour sur soi-même et d’un perfectionnement des sentiments[2].

Troisième point, surprenant et pourtant essentiel : ni le narrateur du livre, ni le personnage du jeune homme amoureux n’accèdent à cette Reprise dont il est question dans tout le livre. Le premier acquiert la conviction (notamment à travers un voyage à Berlin où il a essayé de reproduire les sensations d’un précédent voyage) « qu’il n’y a pas de reprise possible ». Quant au second, dans les lettres qui nous sont données à lire, il entrevoit la possibilité de la reprise, mais se contente de la contempler à travers la figure de Job, alors que son aimée en épouse un autre. De fait, ce petit livre porte autant sur la reprise que sur la description de sa recherche, sous un angle « esthétique et psychologique » (selon les mots de l’auteur). K. semble d’ailleurs jouer cette ambiguïté, utilisant tantôt le terme dans sa définition la plus haute (la reprise a lieu au stade religieux), tantôt dans des sortes de versions mineures, à la limite du jeu de mot. C’est par exemple son observation, dans un théâtre de Berlin, du fonctionnement de la farce, combinant répétition,  variation et économie des moyens pour faire travailler l’imagination des spectateurs.  La reprise est une notion impure, dont il est à la fois question comme d’une chose sérieuse et d’une plaisanterie. Un bégaiement et un saut dans l’inconnu de la foi. 

Le rapport de ces trois remarques avec le cinéma reste forcément théorique. Pourtant, le « ressouvenir » dont parle K. au début de son livre (pour l’opposer à la reprise), cette envie  de ressusciter le passé, cette conception morbide de l’esthétique est bien une maladie originelle du cinéma. On la voit à l’œuvre dans Vertigo, où le personnage principal s’emploie à recréer une femme qu’il a aimée et qu’il croit morte. Il commet la même erreur que le narrateur de La Reprise lors de son voyage à Berlin : il ne fait que reconstituer les attributs extérieurs d’un souvenir, se condamnant au tragique de la répétition. Pour prendre un exemple opposé, L’Aurore de Murnau offre quelques ressemblances avec ce que K. appelle la reprise : le couple séparé, l’épreuve de la fascination esthétique pour les lumières de la ville (et l’amante qui va avec), l’intériorisation par la culpabilité qui est une sorte au passage au stade éthique, puis cette lumière véritable, presque religieuse, vers laquelle il finit par se tourner avec son épouse retrouvée…

Pour retourner dans le domaine de la farce et de la comédie amoureuse, on pense à quelques scènes du cinéma américain qui jouent avec cette idée de prise et de reprise de la manière la plus littérale possible. Trois séquences, donc, où une même scène est jouée et filmée deux fois d’affilée. Le dispositif varie : les personnages parlent ou se taisent, sont acteurs ou spectateurs - mais il s’agit toujours de laisser, entre les deux prises, quelque chose se passer.

Micki + Maude de Blake Edwards :

How do you know de James L. Brooks

Super 8 de J. J. Abrams

[1] L’expression de Kierkegaard a longtemps été traduite par « répétition ». L’édition Garnier Flammarion utilise le terme de « reprise » – je  ne sais pas si la traduction est plus juste, mais elle est en tout cas conceptuellement plus parlante.
[2] Stanley Cavell parle plusieurs fois de Kierkegaard dans son essai, notamment dans le chapitre « The same and the different » sur The Awful Truth, mais sans non plus s’appesantir.  Voir sinon cet article qui en dit plus sur le sujet.

jeudi 13 juin 2013

Machines précieuses | Star Trek into darkness, de J.J. Abrams


Star Trek Into Darkness porte plutôt mal son nom. D’abord, diront immanquablement les fans, parce que ce n’est plus le vrai Star Trek, mais surtout parce que le film n’a pas grand-chose de sombre. Il semble au contraire y avoir une obsession de la lumière chez J. J. Abrams : pas un seul plan qui ne soit strié d’éclats lumineux. Son fameux penchant pour le lens flare se trouve systématisé, comme si dans l’obscurité épaisse des galaxies, cette aura artificielle et réflexive était parfaitement naturelle. L’œil est d’abord gêné puis accompagné par cette luminosité oblique, laissant les couleurs se détacher et s’affronter : un bleu froid contre le rougeoiement des explosions. C’est l’aspect expérimental du film, qui transforme l’intrigue maigrelette en combat de couleurs et d’émotions. 

D’émotion, il en est beaucoup question dans ce nouvel opus de Star Trek : sa présence ou son absence, le rôle qu’elle doit ou ne doit pas jouer dans les décisions que l’on prend. Curieusement, ce film qui commence littéralement dans le feu de l’action, et qui exhibe d’entrée de jeu sa technologie monumentale, acquiert très vite une tonalité sentimentale. Le personnage de Spock y est pour beaucoup : à la fois homme et vulcain, sa personnalité est partagée entre ses affects humains et une rationalité surhumaine. Tiraillement qui lui joue un tour dès le début du film, alors qu’il s’apprête à mourir pour respecter une mission à la lettre (il est sauvé malgré lui par Kirk). Le geste de Spock est moins intéressant pour lui même que pour ses suites et la manière dont il s’en justifiera auprès de Kirk et de sa chère Uhura : cet épisode devient un motif de dispute amicale et amoureuse. L’altérité de Spock est considérée non en ce qu’elle explique les situations, mais en ce qu’elle les complexifie, imposant aux relations des détours pudiques, comme si son inhumanité était là pour susciter dans les échanges un surcroît de sensibilité humaine. Chez J.J. Abrams, les extra-terrestres, les monstres, les machines ne sont pas là pour nous apporter plus d’intelligence ou de force : ces créatures sont là pour nous faire découvrir de nouvelles émotions. On se souvient du rôle de la bête dans Super 8, son précédent film, mais on pense aussi à sa série Fringe et à la manière dont les hypothèses de science-fiction (univers parallèles, voyage dans le temps, etc.) sont transformées en nouvelles données pour le mélodrame. 

A la tentative de sacrifice de Spock répond plus tard une situation similaire, mettant cette fois-ci en scène un capitaine Kirk au bord de la mort, piégé dans une salle confinée. C'est une citation inversée d'un précédent Star Trek, The Wrath of Khan (1982), où c'est Spock mourant qui s'adresse à Kirk à travers une vitre. Le cinéaste aime ces communications secrètes, ces miroirs énigmatiques où l’un parle pour l’autre, l’un se met à la place de l’autre, de la même manière que dans Fringe, le personnage de September peut anticiper et devancer les paroles de ses interlocuteurs. D’une certaine façon, ce jeu de chaises musicales est une application concrète de l’idée de collectivité omniprésente dans le film. L’équilibre de la communauté, de même que l’amitié entre Spock et Kirk, n’est possible qu’en acceptant de chercher en soi un reflet vivant de l’autre. 

On peut voir dans cette forme de monadologie, effort perpétuel vers un meilleur équilibre, un éloge de la mesure qui devient à la fois un sujet et un principe de mise en scène. C’est flagrant dans le face à face entre le capitaine Kirk et John Harrison, le méchant joué par Benedict Cumberbatch : ils ne diffèrent pas parce qu’ils appartiennent à deux camps opposés, mais parce que l’un renonce à la vengeance quand l’autre s’y engouffre. Le vrai combat du film est donc celui qui oppose la mesure à la démesure. Cette guerre connaît un prolongement dans la mise en scène : si la disproportion est envisagée dans un premier temps (le vaisseau USS Enterprise surgissant de l’eau, sous les yeux ébahis des habitants d’une planète sauvage) elle est bien vite contre-balancée par une suite plus ordonnée, où l'action est compensée par l'humour, et le déchaînement d'énergie par une circulation délicate des sentiments. Certains verront peut-être là une faiblesse, et il est vrai que le film reste très sage, jusqu’à cette fin qui emprunte à la solennité de la mythologie Star Trek. Mais il serait mal venu de reprocher à J. J. Abrams ce sens de la proportion qui fait justement le prix et la fragilité de son Star Trek Into Darkness

jeudi 1 septembre 2011

Une nouvelle enfance du regard




« Eternelle enfance. Nouvel appel de la vie. Il est parfaitement concevable que la splendeur de la vie se tienne prête à côté de chaque être et toujours dans sa plénitude, mais qu’elle soit voilée, enfouie dans les profondeurs, invisible, lointaine. Elle est pourtant là, ni hostile ni malveillante, ni sourde, qu’on l’invoque par le mot juste, par son nom juste, et elle vient. C’est là l’essence de la magie, qui ne créé pas, mais invoque. » Kafka, Journal, 18 octobre 1921

Coïncidence ou non, c’est à travers des yeux d’enfants que nous ont été donnés trois des plus beaux films de cette année. On pourra dire en effet que les auteurs de Tree of life, True Grit et Super 8, ont partagé leur succès avec des enfants qui s’appellent Jack, Mattie ou Joe. A quoi tient la profondeur de ces regards d’enfants ? Quel est le secret de ces films simples et complexes, pragmatiques et fantastiques ? « Emerveillement » est le mot qui vient à l’esprit. Mais c’est un mot de trop si l’on ne prend pas le temps de se demander ce qu’est l’émerveillement, et en quoi cette vibration, ce rapport à l’univers, a trait à l’enfance au cinéma.

Disons d’abord qu’au moins deux des trois films reposent sur un certain art du conte. Et s’il y a bien un point commun entre True Grit et Super 8, c’est l’acharnement de leurs auteurs respectifs à répéter, à longueur d’interviewes, qu’ils veulent avant tout « raconter des histoires ». Adapté d’un livre du même nom de Charles Portis, True Grit commence et se termine de manière fort romanesque, avec une narration en voix-off et un épilogue. D’une autre manière, plus dramatisée – et donc plus théâtrale –, la narration de Super 8 manipule l’histoire dans l’histoire. A l’intérieur du film fantastique, l’ambiance potache d’un film de zombies tourné en super 8 par une bande de gamins. Ces deux films sont un peu comme des contes, où l’on trouve des obstacles à surmonter, des gestes héroïques, des monstres mystérieux, des jeunes filles inaccessibles, des cowboys borgnes et des méchants balafrés. True Grit et Super 8 se jouent de traditions génériques, allant du western au film fantastique des années quatre-vingt. Le rite du « il était une fois » est remplacé, dans ces quasi-remake, par des signaux de mise en scène : les décors désignant les deux époques, la photographie si spécifique de ces deux genres, et ainsi de suite. Ces recyclages font penser à la manière dont la tradition orale fait, à travers les contes, évoluer les histoires et les mythes.

Peut-être alors que ce qui séduit dans ces films, c’est l’art retrouvé de la narration. Une nouvelle harmonie entre l’histoire et la mise en scène. Cela sonne comme une évidence, mais il est admirable que J.J. Abrams, d’abord auteur de scénarios à rallonge pour séries US, et les frères Coen, à la réputation de réalisateurs formellement très précis, arrivent à établir une telle complémentarité naturelle entre le scénario et la réalisation. Ils nous rappellent que la mise en scène, au cinéma, n’est pas tant du côté de la pureté aride du signe, dénudé dans un plan parfait, que du côté de la synthèse, de la cristallisation d’un contexte narratif. On retrouve, avec ces films, une sorte d’impureté du cinéma qui en fait pourtant la splendeur. Michel Mourlet défendait cette idée quand il disait que « Le sublime est atteint quand l’image de l’objet, miroitante d’une polyvalence de signes, cristallise autour d’elle la plus grande part possible de l’univers. »[1] Il y a, dans Super 8, un excellent exemple de cette polysémie du plan. Il se situe au début du film, quand le petit groupe tourne une scène de nuit sur le quai d’une gare. Le personnage d’Alice prononce à deux reprises un monologue pour les besoins du film : une première fois, puis une seconde fois alors que le train passe. Le résultat est un plan produit par plusieurs strates de contexte (le film, le tournage d’un film dans le film, à quoi vient s’ajouter l’événement inattendu). Dans ce visage, dans ces larmes, prennent vie tout à la fois la fille inaccessible du collège, le personnage du film en super 8 et une simple jeune fille effrayée par le passage fracassant d’un train. Plus que jamais, le hors-champ est là pour enrichir le plan.

Ira-t-on jusqu’à dire que cette limpidité enfantine de la narration se retrouve dans Tree of life ? Paradoxalement, jusque dans la complexité de sa structure et la subtilité de ses rimes, le film semble répondre à la demande faite par le petit frère de Jack à sa mère: « raconte nous des histoires de quand nous n’étions pas là... ». Il y a quelque chose d’épique et de naïf dans ce récit des origines. Des planètes, des dinosaures, un volcan en éruption forment une histoire oubliée que l’on se raconte pour mieux comprendre le familier. Tout torturé qu’il puisse sembler, ce récit est, parmi les trois films cités, celui qui amène le plus radicalement à lui la luminosité du merveilleux. Car il nous montre le pouvoir enfantin et magique de l’invocation, tel qu’en parle Kafka : « C’est là l’essence de la magie, qui ne créé pas, mais invoque ». Dans un même tournoiement de caméra, le film donne une présence à ce qui est loin dans l’espace et à ce qui est loin dans le temps. Et cette présence rejaillit sur la silhouette de la mère, un brin de feuille, ou le visage de l’enfant.

Il ne serait pas juste, cependant, de réduire à cette seule lumière l’enchantement de nos trois films – de même qu’il serait une erreur de laisser le merveilleux aux naïfs. Quand il enquête sur les origines de l’émerveillement[2], le poète et universitaire Michael Edwards remonte jusqu’au Théétète de Platon pour montrer la fondamentale ambivalence de cette notion. Il est d’abord question de merveilleux quand le dialogue pousse le disciple dans ses retranchements, pointe les illusions, fait se dérober le sol des certitudes. Avant d’être un chemin d’apprentissage, l’émerveillement est une marche dans le noir, un saut dans les ténèbres de l’inconnu. Y a-t-il meilleure illustration de cette épreuve que le deuil, point de départ partagé par True Grit, Tree of Life et Super 8 ? En tout cas, ce geste philosophique est littéralement celui qu’on retrouve dans le film de Terrence Malick, : dès la mort du frère, la caméra n’a de cesse de changer d’angle et de trajectoire, le cadre d’oublier son centre de gravité, et l’histoire se perd dans une obscure digression cosmique… A l’inverse, dans True Grit, la jeune Mattie Ross doit faire face, après l’assassinat de son père, à un univers statique et enfumé où les cowboys – soit alcooliques, soit psychorigides – ne se battent plus qu’avec des cadavres pendus aux arbres. Le merveilleux confine ici au monstrueux – quand il ne s’identifie pas totalement au monstre, comme dans Super 8. Là encore, tout commence avec la mort de la mère, dont l’absence est presque expressément matérialisée par l’action de la créature mystérieuse. C’est sur le même mode, projetés en super 8 contre le mur d’une chambre, que la mère de Joe surgit du passé et que l’alien tentaculaire se révèle au garçon et à ses amis.

Pour faire face à ces éprouvantes situations, plusieurs comportements se détachent dans les trois films. Mais tous ont en commun de transposer dans la vie l’enthousiasme de l’enfant chaussant des bottes de sept lieues, s’identifiant à des personnages hors du commun. S’il y a bien une disposition propre à celui qui vit ou à celui qui écoute un conte, c’est ce que Coleridge appelait « suspension of disbelief » : l’attitude par laquelle le lecteur accepte de porter crédit à ce que l’histoire lui dit, à ce que l’imagination lui montre. Tout se passe comme si, dans ces trois films, l’acte de foi des enfants était directement destiné à l’univers qu’ils habitent. On pourrait expliquer ainsi l’incroyable audace du pari de Tree of Life : un regard qui affronte les deux infinis, se perd dans des plans abstraits à force d’être minéralement concrets. C’est aussi, dans True Grit, la scène où Mattie Ross se jette à l’eau, au sens propre et évidemment figuré, récapitulant parfaitement ce « cran » dont le film des frères Coen prétend à juste titre se vivifier. Circule dans ces trois films un élan de vie que l’on verrait bien personnifié sous les traits de l’ami pyromane de Joe dans Super 8 : un amoureux souriant de pyrotechnies en tous genres.

Cette transposition du conte à la vie et de la vie au conte est le propre d’une mise en scène parvenant à maîtriser et à transpercer le médium. Si Tree of Life, Super 8 et True Grit nous ont semblé des œuvres si rafraichissantes, c’est qu’elles étaient d’auteurs assez à l’aise avec leurs références pour donner l’impression de recommencer le cinéma à zéro : de transformer un regard sur l’enfance en nouvelle enfance du regard. Combien de fois n’a-t-on pas proclamé, filmé, la mort du western ? Le « crépusculaire » (tarte à la crème de la critique quand il est question de far west) n’a pas sa place dans le film des frères Coen, qui joue si bien d’une tendre ironie à l’égard du genre. Les visages sales du western spaghettis et les assauts héroïques du western classique ont beau être là, la plus belle scène de True Grit ne ressemble à rien de tout ça : c’est une simple et émouvante chevauchée sous une voûte d’étoiles, le cow-boy aux rênes, l’enfant endormie. D’une autre manière, Super 8 peut bien avoir les habits d’un vieux Spielberg : la relation de Joe et d’Alice est d’une telle ingénuité, une telle énergie habite la fine équipe du film en super 8, qu’il nous semblerait bien ne jamais avoir connu Spielberg.

Quant à Tree of life, parfois tourné en ridicule pour un mysticisme prétendument abstrait, il s’agit au contraire d’un film qui a faim et soif du monde concret. Il y a quelque chose de rimbaldien dans cette identification de l’enfant à l’univers entier, dans cette manière dont les plans se remplissent de nature et dont la chose même s’empare du cadre. La folle effusion de liberté, qui envahit les réminiscences de Tree of life en une série de visions, ferait bien penser à l’hybris du poète, dans Le Bateau ivre :

« Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !
»

La mélancolie du personnage adulte de Jack n’est pas étrangère à la nostalgie d’une enfance dont l’élan vital et le désir de croissance, si bien décrits par Rimbaud, ont été perdus par un sens trop aigu du dérisoire. Fini, le temps des grandes découvertes. Aussi le navire du poème devient-il une espèce de jouet ridicule :

« Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.
»

Mettre en scène l’enfance est donc pour Terrence Malick l’occasion de se poser les questions originelles du cinéma, comme s’il s’agissait encore d’un art tâtonnant, empruntant plusieurs chemins à la fois, pas toujours avec succès. C’est pourquoi le film n’est pas tant sur l’enfance que sur son souvenir sans cesse renouvelé. Et ceci enfin, Malick le partage avec Abrams et les frères Coen, pour qui 2011 aura été l’année de l’enfance retrouvée.


[1] Michel Mourlet, L’Eléphant dans la porcelaine, p145

[2] De l’émerveillement, Fayard, 2008


dimanche 7 août 2011

Super 8, de J. J. Abrams - phénoménologie de l'impossible

Spielberg n'est pas pour moi un souvenir d'enfance, je n'ai donc pas été étreint par la nostalgie en voyant Super 8. Ce qui m'a ému, en revanche, c'est la manière dont le deuil et la passion du cinéma sont tenus ensemble. Le film en super 8, chez J. J. Abrams, est bien l'art délicat de guetter les manifestations de l'impossible, d'en traquer les ombres fragiles. Que ce soit en faisant revivre la mère défunte contre le mur d'une chambre, l'espace d'un instant, ou en découvrant sur une autre bobine les tentacules d'une créature de l'au-delà. Encore et toujours l'image comme dialogue avec la mort - tout cela n'est pas très neuf, et pourtant c'est fait sans frime, subtilement, dans les habits qui conviennent au genre.