A la lecture de La Reprise [1] de
Kierkegaard, on ne peut s’empêcher de penser à certaines obsessions du cinéma. Pour le dire vite, la reprise est un geste par lequel l’homme, en reprenant des
événements de sa vie passée, se reprend lui-même et affirme sa liberté devant
Dieu. L’auteur compare et oppose la
reprise au souvenir : comme la réminiscence que les Grecs rapprochaient du
savoir, la reprise est une manière de reconnaître dans le présent le
recommencement d’un temps qui semblait perdu. Mais à la différence du souvenir,
hors du monde et nécessairement tourné vers le passé, la reprise est une
manière, dans le présent, de se tourner vers l’avenir. En s'appuyant sur ce que Stanley Cavell appelait « la projection du
monde », voici trois raisons pour lesquelles il peut être intéressant de faire dialoguer cette idée avec le cinéma.
Première chose : à propos du cinéma, il
est possible de partir du même présupposé que K. dans ses observations, par exemple
à travers l’étude d’une relation amoureuse impossible dès son commencement. A
savoir que, par l’action du temps, tout est toujours en train de se perdre,
tout est toujours déjà perdu. C’est de cette manière que Stanley Cavell parle
du cinéma. Le film projeté sur un écran nous restitue le monde en le vidant de
sa présence – c’est-à-dire à la fois de sa réalité et de son inscription dans
le présent. Il n’y a pas de chose telle que la prise : ce que nous voyons dans le plan n’est toujours qu’un
souvenir, qu’une trace d’un monde absent et passé, d’un monde perdu. On arrive
toujours trop tard, et l’enjeu, pour le spectateur d’un film comme pour le
narrateur de La Reprise, de retrouver
un temps perdu.
Second point : le livre de K. met la
relation amoureuse au cœur de cette quête de la reprise. Le narrateur devient
le confident d’un jeune homme, sorte de double de l’auteur, engagé avec une
jeune fille dont il se dit éperdument amoureux. Mais il s’aperçoit très vite qu'il y a une part de fausseté narcissique dans son exaltation de l’être aimé, si bien
que son amour se transforme en torture, et que la possibilité
du mariage s’éloigne. Les affres du sentiment amoureux deviennent pour le
narrateur une image de cette périlleuse quête de la reprise, qui se dérobe à
mesure qu’on essaie de l’envisager : le mariage n’est évoqué qu’en
traversant le spectre de la rupture. C’est à nouveau Stanley Cavell qui a théorisé
cette idée dans son essai Pursuits of
Happiness faisant de célèbres comédies hollywoodiennes des années 30 et 40
des « comédies de remariage ». Autrement dit des comédie où le
mariage n’est pas conçu comme une union découlant d’une rencontre entre deux
personnages, mais comme une union découlant d’une séparation entre ces deux
mêmes personnages (c’est par exemple le « mur de Jéricho », sous la
forme d’une couverture séparant le couple, dans une fameuse scène de It happened one night de Capra). Le véritable amour n’est jamais spontané : il résulte d’un retour sur
soi-même et d’un perfectionnement des sentiments[2].
Troisième point, surprenant et pourtant
essentiel : ni le narrateur du livre, ni le personnage du jeune homme
amoureux n’accèdent à cette Reprise dont il est question dans tout le livre. Le
premier acquiert la conviction (notamment à travers un voyage à Berlin où il a
essayé de reproduire les sensations d’un précédent voyage) « qu’il n’y a
pas de reprise possible ». Quant au second, dans les lettres qui nous sont
données à lire, il entrevoit la possibilité de la reprise, mais se contente de
la contempler à travers la figure de Job, alors que son aimée en épouse un
autre. De fait, ce petit livre porte autant sur la reprise que sur la
description de sa recherche, sous un angle « esthétique et
psychologique » (selon les mots de l’auteur). K. semble d’ailleurs jouer cette
ambiguïté, utilisant tantôt le terme dans sa définition la plus haute (la
reprise a lieu au stade religieux), tantôt dans des sortes de versions mineures,
à la limite du jeu de mot. C’est par exemple son observation, dans un théâtre
de Berlin, du fonctionnement de la farce, combinant répétition, variation et économie des moyens pour faire
travailler l’imagination des spectateurs.
La reprise est une notion impure, dont il est à la fois question comme
d’une chose sérieuse et d’une plaisanterie. Un bégaiement et un saut dans l’inconnu de la foi.
Le rapport de ces trois remarques avec le
cinéma reste forcément théorique. Pourtant, le « ressouvenir » dont
parle K. au début de son livre (pour l’opposer à la reprise), cette envie de ressusciter le passé, cette conception
morbide de l’esthétique est bien une maladie originelle du cinéma. On la voit à
l’œuvre dans Vertigo, où le
personnage principal s’emploie à recréer une femme qu’il a aimée et qu’il croit
morte. Il commet la même erreur que le narrateur de La Reprise lors de son voyage à Berlin : il ne fait que
reconstituer les attributs extérieurs d’un souvenir, se condamnant au tragique
de la répétition. Pour prendre un exemple opposé, L’Aurore de Murnau offre quelques ressemblances avec ce que K.
appelle la reprise : le couple séparé, l’épreuve de la fascination
esthétique pour les lumières de la ville (et l’amante qui va avec),
l’intériorisation par la culpabilité qui est une sorte au passage au stade
éthique, puis cette lumière véritable, presque religieuse, vers laquelle il
finit par se tourner avec son épouse retrouvée…
Pour retourner dans le domaine de la farce et
de la comédie amoureuse, on pense à quelques scènes du cinéma américain qui jouent avec cette
idée de prise et de reprise de la manière la plus littérale possible. Trois séquences, donc, où une même scène est jouée et filmée deux fois
d’affilée. Le dispositif varie : les personnages parlent ou se taisent,
sont acteurs ou spectateurs - mais il s’agit toujours de laisser, entre les deux
prises, quelque chose se passer.
Micki + Maude de Blake Edwards :
How do you know de James L. Brooks
Super 8 de J. J. Abrams
[1] L’expression de Kierkegaard a longtemps été traduite par
« répétition ». L’édition Garnier Flammarion utilise le terme de
« reprise » – je ne sais pas
si la traduction est plus juste, mais elle est en tout cas conceptuellement
plus parlante.
[2] Stanley Cavell parle plusieurs fois de Kierkegaard dans son essai,
notamment dans le chapitre « The same and the different » sur The Awful Truth, mais sans non plus s’appesantir. Voir sinon cet article qui en dit plus sur le sujet.
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