mercredi 14 octobre 2009

Arts (1952-1966) - Le temps de la critique à l'état furieux

Jacques Laurent, le patron de la revue Arts de 1954 à 1958 - journal qui a connu cette année une résurrection sous forme d'anthologie, aux éditions Tallandier - a eu un jour ce commentaire inspiré: "Il y a deux sortes de critiques de cinéma. D'abord une critique dont l'enseigne pourrait être la cuisine bourgeoise. Et puis il y a une intelligentsia qui pratique la critique à l'état furieux. Truffaut est l'un des représentants les plus doués de cette dernière sorte." C'est donc logiquement que Arts est devenu, jusqu'en 1958, le défouloir du futur cinéaste, dans la ligne (droite) de son premier article aux Cahiers du Cinéma: "Une certaine tendance du cinéma français". Une entreprise en démolition dirigée contre le cinéma de salon, le "cinéma de qualité" à la française - ne sont épargnés ni les scénaristes, ni Cannes, ni surtout Claude Autant-Lara.

Pauvre Claude Autant-Lara... Bouc-émissaire de Truffaut parce qu'il représente le cinéma empoudré qu'il déteste, il est qualifié successivement, au fil des articles, de "bourgeois", de "faux martyr", de "lâche", de "censeur", de "père courage" et d'"opportuniste". Ce feu d'artifice a, comme il se doit, un bouquet final. C'est en 1957: "Lorsque j'ai écrit sur Autant-Lara, que ce soit avant ou après La Traversée de Paris, les mêmes mots sont venus sous mon clavier: grossièreté, hargne, méchanceté, mesquinerie, muflerie, menue bassesse, délire, exagération. Ce sont les mots clés." Le futur auteur des 400 coups avait en effet poussé le raffinement sadique jusqu'à écrire une critique positive sur La Traversée de Paris, en se gardant bien de faire rejaillir le moindre mérite sur le metteur en scène - un peu comme le millionnaire balance trois centimes au clochard du coin.

Il faut dire cependant que la passion de Truffaut pour la polémique est à la mesure de sa passion pour le cinéma. Et derrière la querelle, on perçoit bien la divergence esthétique, avec ses débats éthiques et politiques - par exemple sur la censure qui, nous dit-il, existe surtout pour ceux qui n'essaient pas de la contourner. Être cinéaste, pour Truffaut, c'est se donner les moyens de pouvoir répondre de son film au moment où il est projeté. On le voit bien dans ce recueil d'articles: Arts était aussi un endroit où se prolongeait le combat de la politique des auteurs. Un journal où on ironisait, certes, où on tournait en dérision le festival de Cannes et le manque d'ambition du cinéma français, mais pour donner plus de relief aux grands maîtres que sont Renoir, Rosselini ou Bresson. Et même le jeune François Truffaut, en qui bouillonne le cinéaste, tempère sa propre fougue dans un article contre le jeunisme intitulé "Il est trop tôt pour secouer le cocotier. Les dix plus grands cinéastes du monde ont plus de 50 ans". C'est un peu comme Jean-Paul Belmondo qui râle, dans A bout de souffle: "j'aime pas les jeunes..."

Truffaut n'est pas le seul de sa clique à écrire à Arts. On y trouve aussi Godard - qui signe notamment un entretien avec Rossellini et un autre avec Renoir -, l'indispensable Rohmer et, pour la seule critique qu'il n'ait jamais écrite, Louis Malle. Ce dernier se livre à une exégèse subtile du Pickpocket de Robert Bresson, dans un article de 1959. C'est ce qui apparaît, d'ailleurs, dans cette anthologie rassemblée par Henri Blondet: Arts a été, pendant une grosse dizaine d'années, le creuset de beaucoup de talents, dépassant largement par le prisme des styles la seule troupe dite des hussards (Jacques Laurent, Roger Nimier, Michel Déon, Antoine Blondin). Au contraire, la variété des signatures (par exemple Bernard Frank, Jean-René Huguenin ou Boris Vian), en même temps que celle des sujets traités, a vite fait déborder le journal de sa mission uniquement critique. Que ce soit Giono parlant de l'affaire Dominici ou Marcel Aymé racontant une exécution capitale, c'étaient des visions d'écrivains qui s'amalgamaient, à l'époque bénie de Arts, aux événements de l'actualité.

8 commentaires:

  1. Ces années "Arts" recouvrent la période des "Positif" première manière, dans laquelle je me replonge depuis quelques temps et me frappe le fait que cette expression, "critique à l'état furieux", pourrait parfaitement collé à la revue. Plus généralement, je pense que l'époque était aussi à ce genre de critique très combative, parfois jusqu'à l'injure. En découle parfois, à la relecture, un sentiment d'injustice, mais il y a derrière ces propos des uns et des autres tant de passion qu'on en vient à préférer ces jugements tranchés à la tiédeur actuelle. Maintenant, dans la presse spécialisée, il n'y a plus de débordements et les polémiques sont rarissimes. Les critiques les plus offensives sont en fait à chercher sur internet. L'agressivité (dans le bon sens du terme comme on dit dans le sport) s'est déplacée...
    Pour revenir aux vieux "Positif", on y trouve plusieurs piques lancées contre "Arts", comme en deuxième rideau derrière les rivaux historiques des "Cahiers".
    Bref, ta note donne bien envie de se pencher cette autre revue importante.

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  2. Merci Ed pour ce commentaire. C'est ce qui me plaît dans cette critique ancienne façon: ça déborde, ça dérape, c'est injuste, mais c'est parce qu'on y croit très fort. Le combat Cahiers/positif, où des auteurs précis étaient défendus, a laissé place pour chaque film au "pour" et "contre" façon télérama, comme s'il était interdit de trancher. Même les journalistes des Cahiers ont aujourd'hui le ton froid de l'analyse désincarnée. Vous avez raison, c'est sur Internet que l'on trouve un peu d'engagement.

    Pour ce qui est de Arts, je vous conseille vivement cette anthologie. Il y a de grands cinéastes, de grands écrivains, de grand journalistes - c'est vraiment quelque chose.

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  3. Voilà qui fait envie (dans un autre genre, je viens de terminer l'anthologie de la revue où il y a quelques beaux articles signés du grand Jean Boullet). Je suis d'accord pour regretter ce temps passé de la critique passionnée jusqu'à l'injustice. Pour la petite anecdote, je crois d'ailleurs que Godard avait plus de sympathie pour Robert Benayoun qui descendait systématiquement ses films que pour la plupart de ses thuriféraires...

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  4. Pour Bizarre, il fallait entendre "quelques beaux articles sur le cinéma"...

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  5. Dernier paragraphe du billet : "[...] On y trouve aussi Godard - qui signe notamment un entretien avec Rossellini"

    Euh, si je ne dis pas de bêtises, çui-ci est apocryphe ! et, il paraîtrait que Rossellini lui en a voulu [au futur réalisateur d'A bout de souffle :-]

    Oui, bon, j'arrive en retard sur cette note sur les anciennes revues ; et effectivement on peut regretter que le discours critique se soit "lissé" et "nivelé" : résumé de la trame (le "pitch"), un peu d'éléments historiques, presque pas d'analyse, et beaucoup de thématique - il y a des "auteurs" partout, et conséquemment, un paquet de films "intermédiaires" !!!

    Il ne reste plus qu'à attendre un best-of des meilleures notes de la blogosphère-cinéma :-]

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  6. Bonjour Dr Orlof, merci pour votre commentaire. Ce que vous dites sur Godard ne m'étonne pas, il y a un entretien que Godard avait accordé à Zagdanski (pourtant passablement énervant), justement parce qu'il critiquait son cinéma. (c'est là: http://paroledesjours.free.fr/gozag.html )

    Bonjour Père Delauche
    Merci de vos commentaires (sur le jeune cinéma, je crains de n'être pas assez à la page pour lancer la chaîne...)! Je ne connaissais pas l'histoire entre Godard et Rossellini,je vais relire l'entretien, histoire de voir ce qui pouvait poser problème...
    Sur votre description du discours critique actuel, j'ajouterais que même l'analyse, quand il y en a, manque de la foi et de prises de position (l'inverse des blogs justement).

    Sinon, pour la compilation des meilleures critiques du net(ou au moins des notes différentes sur les mêmes films), il y aurait quelque chose à faire (pas un site agrégateur, mais un blog qui compare et confronte les arguments sur les films.) Vous vous y collez, père Delauche?

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  7. Ah ouais, très bonne idée ! Et le père Delauche a toutes les qualités pour s'y coltiner...
    Allez, avec moi T.G. : Père Delauche ! Père Delauche ! Père Delauche !

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  8. Bonjour Thimothée, et Ed en passant !

    Euh, ça va pas c't'histoire ! C'est un truc à se fâcher avec toute la blogosphère-cinéma !-D D'autant plus que je sauve pas plus de vingt blogs ! Je refile donc le bébé à qui le voudra :-]

    Surtout, qu'en ce moment, il y a un "chantier" que je traîne depuis six mois, et que je n'arrive pas à terminer, n'est-ce pas Ed :-D

    (aparté : d'ailleurs, cher petit malin, tu pourrais la faire c't'liste du jeune cinéma américain, au moins sur ton blog ! tiens, je t'aide en ajoutant : Steven Soderbergh, Gus van Sant, Spike Jonze, Sam Mendes, Todd Solondz, Michel Gondry ; Vincent Gallo...)

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