Affichage des articles dont le libellé est Jeff Nichols. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Jeff Nichols. Afficher tous les articles

mardi 22 mars 2016

Midnight special, de Jeff Nichols

Il y a déjà deux tendance dans la jeune filmographie de Jeff Nichols. La première, dans laquelle on peut ranger Shotgun Stories et Mud est celle de l'americana - le tableau hors du temps d'une Amérique du sud presque mythique. La seconde a donné des films plus épurés, moins foisonnants - Take Shelter et Midnight Special -, déroulant méthodiquement une idée fixe (l'imminence d'une tempête dans l'un, les pouvoirs mystérieux d'un enfant dans l'autre). Dans l'americana version Nichols les familles éclatées ou absente laissent libre cours au vagabondage, alors que dans ses deux autres films, la famille est le noyau autour duquel tout s'agrège et se concentre. 

Cette dimension nucléaire est le sujet de Midnight special : l'énergie dégagée par l'enfant est à la fois la raison pour laquelle les parents cherchent à le protéger, et une matérialisation rayonnante de ce qui les unit. A l'écran, l'enfant associé à la lumière est un pur objet de cinéma, auquel on nous demande de croire. Après un Take Shelter hanté par le doute et la paranoïa, Jeff Nichols créé soigneusement les conditions d'une foi partagée. En ceci il se rapproche moins des maîtres qu'il cite (le Spielberg d'ET et Rencontre du Troisième type, le Carpenter de Starman) que d'une désir très actuel de ressusciter un cinéma de la croyance et de la sidération. De fait, la solennité du geste, la gravité des acteurs et la recherche d'un certain réalisme minimaliste font plus penser aux Batman de Christopher Nolan qu'à la tonalité fantaisiste d'ET et Starman.


vendredi 10 mai 2013

Des serpents et des oiseaux – Mud, l’amour selon Jeff Nichols

Dans un petit coin de l’Arkansas traversé par le Mississippi, deux enfants explorent une île déserte. Au gré de leurs découvertes, Ellis et Neckbone font la connaissance de Mud (Matthiew Mc Gonaughey), un vagabond doublé d’un homme des bois, vivant dans un bateau perché dans les arbres. Ils découvrent peu à peu que ce bon sauvage réfugié sur son île est également un fugitif cherchant à rejoindre Juniper, son amour de toujours (Reese Witherspoon). C’est bientôt l’occasion, pour les deux garçons, d’une série de va et viens sur le Mississippi, pour aider Mud à quitter l’île en bateau. 

Le charme du nouveau film de Jeff Nichols tient d’abord à quelque chose de très simple, d’élémentaire au sens propre. Il y a la terre qui donne quasiment son nom au personnage principal, l’air frais et lumineux qui caresse jusqu’à la fin du film le visage des personnages, l’eau du fleuve, sur laquelle Ellis vit et se déplace, et enfin des feux de joie et des coups de feu. L’environnement dans lequel s’inscrit notre histoire permet de faire une expérience très concrète du partage entre ces éléments : le flux et reflux de l’eau sur la rive de sable ; puis la forêt et les personnages qui se détachent dans le ciel bleu. 

L’opposition entre la terre et le ciel est à l’image d’un film où l’opacité des choses, le mystère de certains gestes, dialogue avec une grande clarté et une très belle luminosité. Comme dans les films de Terrence Malick – cinéaste dont Jeff Nichols est clairement un disciple – les créatures ont les pieds dans la boue et la tête dans le ciel, éclairés par une lumière de fin de journée. L’antagonisme des éléments est fertile : si l’humus semble pénétré par la légèreté de l’air, c’est pour que les choses aient un sens, ne soient pas qu’une matière brute. De la même manière, l’eau est ce qui permet de tout faire circuler : les deux garçons, le matériel pour réparer le bateau, mais aussi les sentiments et les émotions. 

Dans Take Shelter, le précédent film de Jeff Nichols, tout dépendait de la manière d’interpréter des signes s’accumulant devant les yeux du personnage principal. L’art du décodage est également utile au regard d’enfant de Ellis. Quel est l’objet de la dispute entre ses parents, surprise au petit matin ? Que signifient ces empruntes marquées d’une croix, dans le sable ? Pourquoi Mud a-t-il tué quelqu’un et pourquoi veut-il rejoindre cette jolie blonde ? Pourquoi ce tatouage de serpent sur la bras de l’un, et cet oiseau sur la main de l’autre ? En même temps qu’ils rassemblent des objets hétéroclites pour réparer et équiper le bateau, les deux enfants semblent absorber tout ce qu’ils voient comme autant de faits et de gestes en attente de sens. 

Tout est anodin, dans cette histoire, et en même temps tout est symbolique : le tatouage d’oiseau de Juniper est un simple signe de reconnaissance, mais répond aussi au tatouage de Mud, prolongeant le dialogue évoqué entre la terre et le ciel. Un réseau de symboles se tisse petit à petit, que l’enfant cherche à protéger. 

Shotgun Stories, le premier film de Jeff Nichols, mettait en scène l’opposition entre deux fratries, issues de deux mariages d’un même père défunt. C’étaient deux ordres qui s’opposaient sur un fond légendaire : la nouvelle famille, born again christian et très propre sur elle, contre nos héros, des semi vagabonds enracinés dans leur village de campagne du fin fond de l’Arkansas. Cette idée d’une résurgence de l’ordre ancestral, oublié des hommes ou détruit par l’Etat, réapparait subrepticement dans Mud. Le personnage éponyme, avec sa chemise porte bonheur, est pétri de croyances païennes. Ellis quant à lui ne supporte pas l’idée d’être arraché à son Mississippi, et d’assister au démembrement de sa vision du monde. Mais la beauté de cet ordre ancien tient justement de ce qu’il est toujours menacé par la décrépitude. 

Au centre de cette mythologie de la terre, il y a l’amour. C’est-à-dire à la fois ce qui fonde la stabilité d’une famille – et qui se trouve justement mis à mal dans la sienne – et ce qui nourrit le désir d’aventure. La question de l’amour est quasiment obsessionnelle dans Mud, car c’est cette forme de croyance qui fait tenir le monde debout : Ellis a confiance en Mud parce qu’il est persuadé que son amour pour Juniper le rend invincible. L’histoire de Mud, un peu comme celle de Take Shelter, est celle d’un équilibre qui vacille et qui finit par se rétablir par magie, parce qu’on y a cru.

lundi 9 janvier 2012

Take Shelter, de Jeff Nichols - vertiges de la pesanteur

 Publié chez Causeur.fr

« Certains ont des malheurs; d’autres, des obsessions. Lesquels sont le plus à plaindre ? » (Cioran, De L'inconvénient d'être né)

La pesanteur est le premier principe de Take Shelter. Dès les premiers plans, le ciel, bon vieux couvercle tragique, semble s’abattre sur les épaules de Curtis, le personnage principal: il regarde la pluie, presque pâteuse, ruisseler sur ses doigts. La première forme de pesanteur réside dans cet effet de réalisme poisseux : non seulement une nature se rabattant à tous moments sur le corps du personnage, mais aussi un schéma social traîné comme un fardeau par ce père de famille. Puis, la nuit, une autre forme de pesanteur se déchaîne : dans des rêves violents, Curtis voit s’abattre sur lui les éléments – pluie, chien enragé, silhouette derrière une vitre, femme au couteau. Un genre, celui du film d’épouvante, pour dire vite, vient peser dans les nuits paranoïaques de Take Shelter

Il y a un instant, cependant, où le suspense devient, concrètement, une suspension de la pesanteur. Dans l'un de ces rêves, les lois de la physique sont défiées : réfugié dans le salon avec sa fille, Curtis voit les meubles léviter, comme sous l’effet du mouvement invisible et impossible de la maison elle-même. Comme si le poids des choses avait contaminé le cadre, comme si le film lui-même n’était qu’une chute, plus rapide encore que celle du monde. Tout le paradoxe de Take Shelter tient à cette manière de retourner contre elle-même la pesanteur, pour faire l’expérience de son dérèglement exponentiel. Petit à petit, les effets de réalisme et les effets de genre sont pervertis pour ne former plus qu’un monde à part, en apesanteur, celui de Curtis La Forche.

Face à la catastrophe il n’y qu’une seule solution : creuser. Pour réfugier sa famille, pour la protéger de la tempête dont il pressent l’imminence, Curtis entreprend de creuser un abri dans son jardin. Et à mesure qu’il creuse, son angoisse est de plus en plus précisément projetée sur ce qui l’entoure. L’abri devient une caisse de résonnance, amplifiant la portée de tout ce qui est perçu par le personnage.

Car percevoir et déchiffrer, sentir et ressentir, sont bien les seules activités qui vaillent dans Take Shelter. Le monde est exclusivement composé de signes, auxquels il s’agit de répondre par une exploration de l’étendue et de la profondeur des sens. C’est en tout cas le quotidien de cette famille où, la petite fille étant sourde-muette, on utilise le langage des signes. L’harmonie du foyer semble tenir à la fragilité de cette langue secrète qu’ils se sont appropriés. A l’approche de la catastrophe, Curtis devient pourtant indéchiffrable pour ses proches : ses gestes ne constituent plus qu’une série de comportements erratiques, au mieux arbitraires, au pire obsessionnels. Le film n’est plus alors qu’une somme de séquences et d’actions opaques. A partir de là, le mouvement de crise et de recomposition de la famille, qui traverse tout le film, est magnifique. Avec la délicate Jessica Chastain, jouant l’épouse de Curtis, le dialogue redevient sensoriel, les propos redeviennent sensés.

Partager un regard, une manière de voir le monde, est à la fois, dans Take Shelter, l’attitude familiale par excellence et la définition du geste artistique. Le cercle vicieux de la paranoïa est aussi cinématographique que psychologique : le plan fait vérité et l’angoisse créé le malheur. Fou ou sain d’esprit, Curtis a raison. Tout simplement parce que redouter les nuages est la première manière de les faire exister dans le ciel. Tout simplement parce que, dans l’enclos du film, l’ouragan est effectivement en train d’arriver. Avec Take Shelter, Jeff Nichols nous fait découvrir la vertu apocalyptique de la paranoïa : à l’heure de la fin du monde, les êtres se révèlent, la nature se déchaîne et l’amour peut renaître.