lundi 31 décembre 2012

Micki + Maude : quand le cinéma voit double

Dans Micki et Maude, de Blake Edwards, la rencontre de Rob avec Maude (qui deviendra sa deuxième femme) inscrit d'emblée le film dans un enjeu de répétition et de dédoublement. Il s'agit d'abord de faire durer l'instant magique en le répétant. Ou plutôt : de révéler la magie de l'instant en le reproduisant.


Avant même de tout multiplier par deux jusqu'à la folie (deux femmes, deux grossesses, deux chambre de maternité, deux bébés), le film se concentre sur un présupposé purement cinématographique qui veut que le monde soit reproductible. Dans La Huitième femme de barbe bleue, de Lubitsch, cette même idée introduisait chez l'héroïne un soupçon quant à la sincérité de son mari : quel réel peut-il y avoir quand tout a été - ou peut être - redoublé à l'envi ? 

Dans le reste du film de Blake Edwards, le principe est utilisé à des fins burlesques. Chaque séquence est répétée : une fois avec Micki, une fois avec Maude. Mais le vertige de cette situation, et son pouvoir comique, vient du fait que les deux ménages ne peuvent pas coexister sans se dissoudre immédiatement. Cette incompossibilité des deux mariages contraint Rob à mille acrobaties. Plus que jamais, le burlesque est métaphysique, il s'engouffre dans un vide offert par cette situation existante sans pouvoir être réelle. C'est le meilleur jeu possible avec le caractère impossible du cinéma.

Film de synthèse - L'odyssée de Pi, de Ang Lee

L'Odyssée de Pi fonctionne comme un mouvement de synthèse. Cela commence par le syncrétisme enfantin de Pi (pour "Piscine") découvrant et absorbant une à une les principales religions qui l'entourent : hindouisme, catholicisme, islam (le judaïsme est rattrapé in extremis par le narrateur). Sa famille, propriétaire d'un zoo, doit quitter l'Inde par la mer avec enfants et animaux. Le bateau sombre lors d'une tempête, laissant Pi seul dans un canot avec un tigre. L'animal est issu d'une autre synthèse : il surgit pour dévorer une hyène qui avait auparavant tué un zèbre et un chimpanzé. Le film lui-même est construit sur un emboîtement narratif, un récit à deux fonds : une histoire racontée à l'âge adulte par notre personnage et une autre version racontée par ce même personnage encore jeune homme. Ang Lee mélange aussi les tonalités de son histoire, nous faisant hésiter entre le récit de survie, le conte merveilleux, l'apologue et le trip à l'acide. 

Dans un rêve éveillé, le héros voit dans l'eau se re-dessiner les étapes de son périple, comme autant de créatures sous-marines s'entre-dévorant. La séquence ne mène à rien, sinon à l'épave vide d'un bateau. L'image de synthèse, ici instituée en esthétique, aboutit au vide océanique. Les fluorescences marines sont ambivalentes comme les plantes de cette île carnivore : à la fin il ne reste du héros qu'un vague souvenir, pas plus épais qu'une dent. Ang Lee rêve d'un d'un grand cinéma synthétique qui absorbe le monde, il ne produit qu'un cinéma acide qui ronge son personnage. 

dimanche 30 décembre 2012

Top 2012



1. Take Shelter, de Jeff Nichols
2. Tabou, de Miguel Gomes
3. Un monde sans femme, de Guillaume Brac
4. The Dark Knight rises, de Christopher Nolan
5. In another Country, de Hong Sang-Soo
6. Adieu Berthe ou l'enterrement de mémé, de Bruno Podalydès
7. Cinq ans de réflexion, de Nicholas Stoller
8. I Wish, de Hirokazu Kore-eda
9. Millénium, de David Fincher
10. Moonrise Kingdom, de Wes Anderson


Quelques déceptions : Les Bêtes du sud sauvage, Holy motors, Les Hauts des Hurlevent, L'Odyssée de Pi, Cheval de Guerre

Autres belles choses vues cette année :

 Les Parapluies de Cherbourg, de Jacques Demy

 Le Cardinal, de Otto Preminger

La Belle de Moscou, de Rouben Mamoulian

Freaks and geeks, de Paul Feig

Et bien sûr (mise à jour honteuse du 4 janvier) ce formidable film de Tsui Hark découvert cette année :

lundi 10 décembre 2012

Présence du passé - Tabou, de Miguel Gomes


Paru sur Causeur

Le charme du Tabou de Miguel Gomes tient peut-être entièrement dans sa structure en deux temps, partage franc mais subtil entre le présent et le passé. L’histoire d'aujourd’hui se passe à Lisbonne. Une brave dame, Pilar, cherche à aider sa voisine, une vieille femme malade et peu commode nommée Aurora. La seconde partie se déroule au Mozambique cinquante ans plus tôt, c’est le récit par un certain Ventura de l’histoire d’amour qui le lia à Aurora. 

 La mise en regard des deux parties se fait de manière surprenante. D’un côté le chapitre nommé « Paradis perdu », filmé dans un noir et blanc austère. De l’autre le chapitre « Paradis » raconté en voix-off, dans un format d’image différent, avec un noir et blanc qui a gagné une espèce de qualité onirique : les contrastes sont plus doux, comme voilés ; tout semble surgir d’une réalité enfouie.

Pourquoi ces deux temps ? Y a-t-il quelque chose derrière ce dialogue entre le froid et le chaud, entre l’âpreté de la première partie et la tendresse vénéneuse de la seconde ? Non, aucune explication, et c’est en cela que le film est magnifique. Il y a quelque chose de gratuit dans la manière dont Tabou met en scène l’éclosion d’un souvenir : les deux chapitres n’existent que pour ce moment précis où la mémoire s’enclenche, où l’on passe d’une époque à une autre. Pas de troisième partie car il n’y a pas de boucle à boucler, il n’y a rien à stabiliser, il ne reste qu’un mouvement irrésistible du présent au passé et du passé au présent. 

Traduisant en images la puissance romanesque du souvenir, Miguel Gomes se place sous les auspices du meilleur cinéma : celui qui invoque, réveille, ressuscite. Comme le dit Stanley Cavell dans La Projection du monde, le temps du cinéma est naturellement le passé, celui de la narration a posteriori. Au moment où le film est projeté, dit-il, la réalité imprimée sur pellicule aura nécessairement disparu : la projection, qui n’est plus alors qu’un mouvement vers un monde absent, passé, est semblable à un effort de la mémoire. Comme un spectateur de cinéma, le personnage de Pilar dans Tabou entend le récit de Ventura lui faisant vivre une histoire qui n’est pas la sienne. Et c’est justement le but de cette première partie que de créer les personnages, la situation et l’atmosphère oppressante qui permettront au passé de surgir et de se projeter naturellement sous nos yeux. 

Dans sa texture même, le second chapitre est travaillé par cet effort de réminiscence : les séquences, muettes, sont racontées et commentées par Ventura. Paradoxalement, ce format donne de la pudeur au récit, au sens où la passion amoureuse se trouve à la fois portée et tenue à distance par la contrainte formelle. Comme les dialogues chantés de Demy, les dialogues racontés de Tabou ne gardent de l’expérience visuelle qu’un substrat d’émotion. Autre paradoxe fertile : la façon dont la voix du narrateur se plaque sur les images en mouvement, subjectivement et avec un soupçon d’ironie, c’est-à-dire au cœur et en dehors de la passion emportant nos deux personnages. 

 Car si nous savons que le récit est de Ventura, les images le mettant en scène ne sont pas forcément les siennes. À la réflexion, on se demande même si l’étrange beauté du point de vue n’est pas celle du crocodile qui rôde pendant tout le film. L’animal apparaît dans le prologue, puis comme improbable trait d’union entre les amants du second chapitre. C’est une présence étrangère portant sur les choses un regard non dépendant de l’expérience humaine. Son œil, semblable à une caméra, est le dépositaire silencieux de la mémoire du couple. Attribut païen, entre tabou et totem, ce crocodile a aussi des allures de reptile tentateur, ferment du péché dans ce paradis terrestre. Il y a entre les deux parties une cristallisation très subtile de la culpabilité qui fait voyager du paganisme au christianisme, et inversement. Il n’est d’ailleurs pas anodin, dans le premier chapitre, que Pilar soit présentée comme une chrétienne dévouée, toute à ses bonnes œuvres et cherchant à aider les autres autant qu’elle peut. Injustice : sa vie demeure ingrate, quand celle des amants adultérins est intense, coupable et passionnée. Aucune conclusion à en tirer, sinon qu’en plus de l’audace, il y a une forme de sagesse sereine dans le chef d’œuvre de Miguel Gomes.

Note : A la deuxième vision (et écoute) de Tabou, la surprenante sonorisation du chapitre "Paradis" m'a fait penser à la séquence finale de Ce cher mois d'août que j'ai vu entre temps : une discussion absurde entre le réalisateur et l'ingénieur du son, l'un accusant l'autre d'enregistrer des bruits fantômes, de choses qui ne sont pas làSur Gomes, lire l'article de Nightswimming et la présentation qu'en a faite Joachim Lepastier  à l'occasion du festival de la Rochelle.

dimanche 2 décembre 2012

Objets d'époque - Populaire, de Régis Roinsard

Populaire est une énième variation vintage, écume tardive d'une mode américaine (Mad Men), d'une ancienne vague française (des Choristes aux OSS 117) et d'un succès franco-américain (The Artist).  Quand en aurons-nous assez des téléphones à sonnerie stridente, des blondes en belle robe et des fumeurs bien coiffés ? Quand notre nostalgie se fatiguera-t-elle ? Le film de Régis Roinsard joue avec cette question en poussant jusqu'au bout ce qui, dans cette imagerie ancienne, a trait au fétichisme des objets. Le programme du film est au fond celui-ci : prenons un objet typique - la machine à écrire - un personnage emblématique - la secrétaire - et faisons surchauffer le tout jusqu'à l'absurde. Par un détournement narratif, la secrétaire de 1959 n'a donc plus d'autre métier que de taper, le plus vite possible, sur sa machine. Derrière ce pur fantasme autour des objets et cette réification de tout en exemplaires d'époque, le film a la lucidité de faire du discours progressiste un élément de langage publicitaire. Il serait bien que Populaire soit le dernier film de ce genre. Non seulement parce qu'on commence tranquillement à en avoir marre, mais surtout parce que cet inventaire frénétique ferait une honnête conclusion.

vendredi 30 novembre 2012

Tunicolor

Ce qu'il y a d'amusant, dans les Tuniques écarlates de Cecil B. DeMille, c'est le fétichisme de la couleur. Ce fut apparemment l'argument commercial de ce film en technicolor, mettant en scène la police montée canadienne qui porte cet uniforme. La couleur écarlate confère aux tuniques un pouvoir magique : c'est d'un côté ce qui soude les troupes dans un sentiment d'appartenance et de loyauté à la couronne, et c'est de l'autre côté ce qui impose le respect, par exemple aux indiens. Couleur sacrée, donc, mais aussi couleur maudite. Il y a toujours ce risque, pour qui porte la tunique écarlate, d'être à découvert face à l'ennemi. Impossible de se camoufler : l'écarlate attire le sang, comme par un jeu de ressemblance. 

L'écarlate peut surgir en des moments inattendus. Gary Cooper enlève sa chemise et révèle un maillot de corps rouge : les canadiens ne tardent pas à lui faire remarquer qu'il est ainsi presque des leurs. Et toujours cette dangerosité de la couleur. Pendant un duel comique entre deux amis (l'un partisan des tuniques rouges, l'autre partisan des métis), l'un des deux perd son pantalon, laissant apparaître un caleçon rouge : il est abattu immédiatement, le face à face passant sans transition du burlesque au tragique.

Dans l'évidence du rouge écarlate, symbolisant dans le film une belle et dangereuse quintessence de la visibilité, on pourra voir toutes les couleurs rassemblées. L'air de rien, sous les traits d'un western mineur grignoté par la comédie, le film nous dit quelque chose de la magie et de l'ambivalence du technicolor.

dimanche 11 novembre 2012

Cinéphilie dissidente

Il y a, dans Bréviaire de cinéphilie dissidente et Les Images secondent, tout le paradoxe du cinéphile. Le cinéphile aime simplement le cinéma parce qu'il lui plait de voir des films - mais dans le même temps, les films qu'il aime voir sont autant de contributions à l'idée de plus en plus précise qu'il se fait du cinéma. Les deux livres de Ludovic Maubreuil sont à la fois ceux d'un collectionneur assoiffé et ceux d'un juge implacable. Il semble avoir tout vu, littéralement, mais il ne se défile pas quand il s'agit de choisir, de discriminer, de définir ce qu'est un film qui va jusqu'au bout de ses ambitions.  La structure des deux livres, en forme d'abécédaire, est à l'image de cette apparente opposition : c'est à la fois une agglomération plus ou moins aléatoire et le déploiement d'une logique invisible, où certains motifs reviennent comme une obsession - l'altérité, le cinéma témoin de la singularité des choses, la mise en scène comme articulation de ces choses dans un univers que l'on connaît ou que l'on découvre, ou encore l'impossibilité même de cet univers au profit de ce que John Cowper Powys appelle "un multivers pluraliste aux horizons infinis". Autant d'idées qu'on ne peut que partager, tout en étant ravi de les voir surgir d'analyses toujours surprenantes et judicieuses.

PS : L'avantage avec Ludovic Maubreuil, c'est qu'il a aussi un blog.

vendredi 9 novembre 2012

Skyfall, de Sam Mendes : James Bond au musée

Article publié sur Causeur

Daniel Craig avait su être convaincant dans Casino Royale, où il jouait un espion britannique à visage humain, avec un passé, des sentiments et un semblant d’épaisseur dans le costard. Le but du Skyfall de Sam Mendes semble être de persévérer dans cette relecture à la fois plus physique et plus crédible de l’imagerie de James Bond. C’est le paradoxe à la mode : pour redorer le blason du héros de cinéma, il faut d’abord l’assombrir. Sam Mendes a donc décidé que James Bond était un héros de l’ombre, à la manière du Batman de Christopher Nolan. 

Suite à une mission de James Bond au cours de laquelle l’identité de plusieurs agents infiltrés s’est trouvée révélée, le MI6 est attaqué par de mystérieux hackers terroristes. La cible n’est autre que M, mise en cause à la fois par les terroristes et par les autorités politiques de son propre pays. Lors d’une audition où elle répond, devant son ministre, de son action et de ses décisions, elle développe une longue tirade sur le rôle des services secret dans le chaos du monde moderne. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, dit-elle, notre époque est plus celle de l’opacité que de la transparence : pour y agir efficacement, il faut des personnages de l’ombre. Ce motif de l’obscurité – et ce jeu sur l’opacité et la transparence – revient souvent dans le film, dans la bouche de M mais aussi dans la mise en scène. Le visage de James Bond n’en finit plus de se dessiner dans le noir : il n’est souvent qu’une forme ténébreuse, dans un couloir ou dans la salle à manger de M. Une scène est particulièrement significative de ce traitement du personnage : de nuit, James Bond suit en haut d’une tour de Shangaï un terroriste qui prépare un assassinat. Impossible de se cacher dans ce château de verre, et pourtant l’espion joue de sa silhouette et des multiples reflets créés par les vitres pour finalement venir à bout de son ennemi. 

Il y a, il faut l’avouer, une certaine virtuosité dans cette scène qui transforme subrepticement la transparence en opacité, fait de la vitre un écran. Le tour de passe-passe évoque assez bien le traitement opéré sur notre personnage : James Bond était le personnage superficiel, parfaitement lisible et transparent – on sait exactement à quoi s’attendre en allant voir un James Bond –, il faudra le reprendre à zéro pour en faire un personnage intérieur, qui souffre et qui a un passé mystérieux impliquant un manoir, des brumes nordiques et des passages souterrains. Le problème est que Sam Mendes se contente de poser ces quelques éléments sans aller plus loin et se limite à regarder la nouvelle figurine qu’il vient d’inventer, articulée comme un enchaînement de concepts. 

Car, ne nous voilons pas la face, a-t-on vraiment besoin d’une histoire fondatrice et d’un discours des origines pour apprécier les galipettes de James Bond ? La vision presque théorique de l’agent secret qui se déploie dans Skyfall a quelque chose de vain : plutôt que d’en entendre l’Histoire, on aimerait participer à l’aventure du moment, à cette histoire-là. Or Sam Mendes ne nous emmène pas sur ce terrain. On s’ennuie plusieurs fois dans son Skyfall : les scènes s’étirent, on perd du temps à re-fabriquer James Bond, à tout changer pour que rien ne change. Le mélange naturel entre la classe et le mauvais goût, qui faisait le charme si anglais de James Bond, s’est quelque peu perdu dans ce personnage vaguement torturé. 

 La recherche éperdue du nouveau souffle pour la « franchise » Bond, qui ne date pas d’hier, se double ici d’une opération de séduction de la part du réalisateur : il faut ramener l’agent secret dans le camp de la culture et du cinéma de qualité. Le cinéaste, lui-même oscarisé pour le pesant American Beauty, s’est entouré de Ralph Fiennes, de Javier Bardem (le méchant, sorte d’enfant naturel de M et de Pedro Almodovar) et de Ben Wishaw (l’acteur qui jouait Keats dans Bright Star). Ce dernier disserte avec James Bond sur les qualités d’une toile de Turner à la National Gallery. À un autre moment, c’est un tableau de Modigliani qui intervient. Mais c’est seulement quand M se met à réciter du Tennyson pendant son audition qu’on se dit que Sam Mendes en fait peut-être un peu trop. Ce n’est pas tant le saupoudrage culturel qui pose problème, que la manière de tout traiter comme citation, comme petite note d’humour sérieux. Le film a le même rapport à la mythologie James Bond qu’à la culture : il n’en finit plus de réviser, de remâcher, d’ajouter, de recycler. Comme si le réalisateur n’arrivait jamais à dépasser ce prétentieux constat que James Bond ne suffit pas.

samedi 13 octobre 2012

Le Cardinal, d'Otto Preminger


Dans Le Cardinal, l'Eglise catholique est par excellence l'institution de la parole - en quoi le film d'Otto Preminger, dans ses couleurs et dans ses ombres, s'identifie magnifiquement à son sujet. De la parole donnée - l'alliance - jusqu'à la confession, en passant par la liturgie, la parole de loi ou même le silence, les modes du discours qui convergent dans cette figure de cardinal sont l'occasion pour Preminger de déplier toutes les nuances de sa mise en scène.

Alliance. Au début du premier flashback, le jeune Stephen Fermoyle, qui vient d'être ordonné prêtre, discute avec son père spirituel. Ce dernier lui offre un anneau d'évêque identique au sien, à porter le moment venu. Ces surprenantes fiançailles ont une double portée : elle scellent pour le jeune homme une alliance de cœur avec l'Eglise, mais elles ratifient aussi ses ambitions. Cette alliance est simultanément le geste sentimental et le mouvement stratégique, paradoxe qui devient dans le film emblématique de Rome comme capitale de la diplomatie. Dans le faste rougeoyant du Vatican, plusieurs plaisanteries sont faites sur les diplomates, un personnage lance "si l'un d'entre nous dit ce qu'il pense, c'est que sa langue a fourché". La mise en scène a bien quelque chose de cette subtilité diplomatique : toujours entre ce qui est dit et n'est pas dit, entre ce qui est montré et ce qui est caché. C'est d'ailleurs sur un secret partagé que se forme un autre pacte, cette fois-ci avec un curé de campagne - ce dernier veut cacher à son cardinal la maladie qui le tue. Avec ce curé, le jeune vicaire découvre l'autre face de son alliance, fondée cette fois sur la pudeur, cette diplomatie des humbles.

Liturgie. C'est pendant la cérémonie où notre personnage est élevé à la pourpre cardinalice que s'ouvrent et se ferment les trois flashbacks qui composent le film. Et ces flashbacks sont eux-mêmes ponctués par deux ordinations (comme prêtre puis comme évêque). La construction du film a la logique d'une liturgie. Non seulement parce que les souvenirs ont lieu pendant la cérémonie, mais aussi parce que ces souvenirs semblent suscités par la sonorité des paroles de l'officiant. Comme dans toute liturgie, il s'agit de faire acte de mémoire, de célébrer, d'invoquer. La parole est ici auto-réalisatrice, et il s'agit de croire en la vertu créatrice de sa propre mise en scène : notre personnage devient cardinal, et nous apparaît ce qui l'a amené jusqu'ici. En somme, le film de Preminger illustre de la meilleure manière l'expression consacrée qui veut qu'un cardinal soit "créé" et non pas nommé.

Loi. Dans le générique d'ouverture, le futur cardinal Fermoyle est une silhouette solitaire qui bat le pavé du Vatican. L'une des premières choses que filme Preminger dans Le Cardinal, avec cette mise en scène qui peut sembler abstraite, c'est l'aridité de la loi. La rectitude morale de notre personnage est toute accusée par sa stature, par son habit, ses épaules et son visage. Il n'a de cesse d'être confronté à des dilemmes : comment conseiller sa sœur amoureuse ? Que décider quand la vie de cette même sœur est en danger ? Que dire à une femme qui l'aime ? La vie semble une suite de débats moraux qui, paradoxalement (car ces questions devraient se poser au nom d'un Dieu) laissent l'homme terriblement seul, le visage dévoré par l'obscurité d'un confessionnal ou le corps lacéré par des rednecks impies. Face à la loi, on attend longtemps la foi, mais il y a quasiment pas de prière dans Le Cardinal. Ou quand une prière s'esquisse - au moment où la sœur agonise - le but semble être d'en filmer l'impossibilité.

Confession. Deux confessions se répondent dans le film. La première met en scène le jeune père Fermoyle écoutant sa sœur dans un confessionnal, la seconde se passe dans une prison : Romy Schneider se confie à notre personnage, désormais évêque. Les deux ont une issue tragique, et pourtant quelque chose a pris chair entre temps. La première confession, avec la sœur Mona, se fait dans l'obscurité, et les deux personnages sont séparés par la cloison du confessionnal. La manière dont sont désolidarisé la voix et l'apparence de chacun répond à l'ambiguïté de la situation, où se rassemblent un confesseur et une pénitente mais aussi un frère et une sœur. Preminger fait de l'hésitation entre la vérité et la sincérité tout le paradoxe de ce sacrement. Vers la fin du film seulement, ce paradoxe trouve une forme de plénitude. C'est le gros plan sur le visage de Romy Schneider entre les barreaux. Dans cette séquence magnifique, son personnage parle enfin à l'évêque qu'elle a en face d'elle. A la différence de la première confession, celle-ci se fait à visage découvert. A la fin, c'est comme si toute la vie du prêtre et tout l'itinéraire du film avaient pour but la possibilité (humaine, cinématographique) de cette confession.

Silence. Lors d'un bal de Vienne, pendant l'année où il s'est retiré pour réfléchir à sa vocation, Stephen Fermoyle est tenté de se confier à la jeune fille à laquelle il s'est lié. Mais il dit quelque chose comme "ce qu'un homme peut dire, un prêtre doit le taire", avant d'ajouter "mais j'en ai assez de me taire". Le silence qui hante de bout en bout Le Cardinal est explicité dans cette réplique sonnant comme un curieux écho à la formule de Wittgenstein : "Ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire". Il y a, dans le personnage principal et dans la mise en scène de Preminger, une forme de retenue silencieuse qui est essentielle à la progression du film. Ainsi de cette scène qui suit et contredit le "j'en ai assez" et met fin aux doutes du jeune prêtre : il revient dans sa chambre d'hôtel, sifflotant une mélodie, et se voit dans la glace vêtu de son costume de bal. Ses sifflotements s'arrêtent, il sort un costume sombre de son armoire et l'accroche devant le miroir, comme pour recouvrir son reflet. Quand la mélodie a laissé place au silence, il faut encore faire taire l'image. Quelques scènes plus tard, Romy Schneider l'aperçoit en clergyman à travers la vitre d'un café : ils se voient mais ne se diront rien.

Le film de Preminger suit à tous les niveaux l'injonction de Wittgenstein. Dans la pudeur de son regard mais aussi dans cette manière de garder le silence sur ce Dieu qui anime la vie du cardinal en devenir : ce qu'on ne peut pas montrer, il faut le laisser caché.

mardi 2 octobre 2012

Time machine


Zoom arrière, c'est le nom de code de l'aimable conspiration emmenée par E. de Nightswimming : un nouveau tableau étoilé qui recense les films sortis dans les salles françaises à partir de 1945. La seconde édition, consacré à l'année 1946, vient de paraître ici. Laura en est la star.

Dans le même genre, on pourra aussi consulter le top dix concocté par Michel Mourlet, à l'occasion de l'enquête Sight & Sound.


dimanche 30 septembre 2012

Des hommes sans loi, de John Hillcoat


Ce n'est pas totalement mauvais, Des Hommes sans loi. On y trouve une séduisante esthétique country, bien servie par le scénario et la musique de Nick Cave. John Hillcoat prend un évident plaisir à faire parler et s'égorger ces truands pouilleux du cœur de l'Amérique. Et surtout, c'est souvent beau comme des photos anciennes. La neige tombe, on voit les étoiles, il y a Jessica Chastain. Mais il y a aussi un problème. Le problème, c'est que tout ces éléments forment parfois un décor, au mieux une imagerie, mais jamais de la mise en scène. Le jeu de Tom Hardy est symptomatique de cette superficialité : il porte un chapeau, il est impassible, il miaule au lieu de parler et ça devrait nous suffire. 

On mesure les limites du personnage lors d'une séquence avec Jessica Chastain : alors qu'elle lui fait à demi mot une révélation importante sur la nuit où il a failli mourir, il s'en sort par l'une de ses remarques laconiques - tellement laconique que les spectateurs en rigolent. Le comique me semble ici une marque de faiblesse. On a l'impression que le personnage de Forrest Bondurant (Tom Hardy) est trop pauvre, trop mal incarné, pour assumer l'intensité dramatique de la séquence. 

Au fond, on pourrait résumer Des Hommes sans loi à sa belle photographie et à l'amour des belles fringues. Obsession que le jeune Jack Bondurant partage avec le grand méchant maniéré joué par Guy Pearce. Entre ce dernier qui n'arrête pas de traiter les Bondurant de bouseux et John Hillcoat qui fait de ces mêmes bouseux les dandy véritables, on cherche en vain le style qui ferait de cette petite histoire un grand film.

lundi 24 septembre 2012

Impossible présent, impossible présence

"What does the silver screen screen? It screens me from the world it holds - that is, makes me invisible. And it screens that world from me - that is, screens its existence from me. That the projected world does not exist (now) is its only difference from reality. (...) In viewing a movie my helplessness is mechanically assured: I am present not at something happening, which I must confirm, but at something that has happened, which I absorb (like a memory). In this, movies resemble novels, a fact mirrored in the sound of narration itself, whose tense is the past." Stanley Cavell, The World viewed, pages 25-26

Voir Laura d'Otto Preminger, c'est non seulement se dire encore une fois que le cinéma et la cinéphilie sont affaires de mort et de fantômes, comme cela a été bien rappelé ici (on pense aussi à Vertigo et à Sunset Boulevard), mais réaliser surtout que ces fantômes sont souvent ceux du passé. Explicitement ou non, le cinéma fonctionne sur l'invocation de souvenirs. Dans Laura, il s'agit des souvenirs dépliés par les interlocuteurs du détective Mac Pherson - "I shall never forget the week-end Laura died" - alors que l'héroïne est déclarée morte. L'apparition de Laura (je crois que c'est le bon mot) pourrait n'être que le fruit du mystérieux élan narratif qui s'est mué en rêverie dans l'esprit de Mac Pherson : il est hanté par des souvenirs qui ne sont pas les siens. Voilà une possible définition du cinéma, qui fait penser à ce qu'en dit Cavell : le film est ce mécanisme qui assure dans le même mouvement automatique (neutre, au sens où les souvenirs de Laura n'appartiennent pas à Mac Pherson, il ne la connaît pas) l'absence du présent et la présence d'un temps passé. Récemment, il nous a été donné un exemple particulièrement brillant de ce mécanisme dans Tabou de Miguel Gomes(1), dont toute une partie fonctionne sur le seul pouvoir magique du récit qui invoque.

En somme, Laura donne l'impression de récapituler parfaitement quatre propriétés du cinéma définies par Stanley Cavell dans le passage cité en début d'article :
1. Le cinéma est une projection automatique du monde
2. Le cinéma offre la possibilité au spectateur de s'absenter du monde projeté
3. Par la projection, le cinéma retire au monde son existence, ou plus exactement : ne lui retire que son existence
4. A travers le cinéma, c'est un monde passé qui est projeté

Passé plutôt que présent, absence plutôt que présence : le film arrive toujours trop tard pour capter le vif. La mise en scène ne peut que réanimer, ressusciter. Trois comédies américaines plutôt récentes, gravitant toutes plus ou moins autour de l'idée de la rencontre, du mariage et des souvenirs, ont su faire de cette impossibilité même l'expression du sentiment amoureux.

Dans Comment savoir de James L. Brooks il s'agit de ces scènes en perpétuel remodelage par les personnages eux-mêmes, et particulièrement de cette déclaration d'amour dans une chambre d’hôpital qui devait être filmée par le personnage de Paul Rudd et ne l'a pas été : le personnage de Reese Witherspoon prend en main la mise en scène de la séquence, demandant à chacun de jouer son rôle pour faire revivre les minutes précédentes. Cette scène fait écho à un passage de Broadcast News, du même J. L. Brooks, où le personnage de William Hurt, journaliste et présentateur vedette, est filmé versant une larme alors qu'il écoute la personne interviewée. L'authenticité de cette larme en contrechamp sera interrogée pendant tout le reste du film. Le "direct" peut-il avoir une quelconque importance au cinéma? Il semble au contraire que ces deux comédies sont fondées sur les joies et les malheurs de l'indirect : peu importe notre participation au moment, ce n'est pas là que le cinéma opère, mais dans l'effort que les personnages font pour se rappeler, transformer, re-créer les moments qu'ils ont vécus.

Dans Cinq ans de réflexion, Nicholas Stoller fait du présent le temps impossible, le temps invivable en amour comme au cinéma. En témoigne l'ouverture du film qui devrait être une scène de demande en mariage, mais qui rejoue à la place la séquence de leur rencontre. Comme si le moment n'était pas vivable autrement qu'en référence à un passé dont nos personnages partagent le souvenir idyllique. C'est ce côté indirect que l'amour a en commun avec le cinéma : le moment qu'ils vivent n'est que la projection du passé (la rencontre) et le bonheur dans le quel ils nagent est une  projection dans le futur (le mariage). Le film a un côté triste, et même assez sombre, quand le présent ne peut plus fonctionner comme une fabrique à souvenirs.

C'est dans ce genre de moment que Date Night, de Shawn Levy, vient cueillir les personnages de Tina Fey et de Steve Carell. Couple marié depuis des années, on les voit au restaurant regarder d'autres personnes, imaginer leur vie ou même imiter leurs discussions du coin de la bouche. Personnages comiques, ils le sont seulement dans la mesure où ils s'effacent, se contentent de regarder autour d'eux. Dans la première partie du film la tonalité comique est celle du retrait : deux spectateurs qui se cachent derrière un monde auquel ils n'appartiennent pas, deux rescapés du passé qui ne se reconnaissent pas dans leur présent.

Notes 
(1) Le film, que j'ai pu voir au festival Paris cinéma, sortira en décembre en France.

dimanche 16 septembre 2012

A plus dans le bus - The We and the I, de Michel Gondry

Quand on y repense, The We and the I est simple comme un exercice de maths.

Première opération : l'addition. Un lycéen plus un lycéen plus un autre et ainsi de suite. Ils vont chacun leur tour chercher leur portable, puis entrent l'un après l'autre dans le bus. A l'heure de la fin des cours et du début des vacances, le groupe n'est qu'un amas de visages disgracieux et de mesquineries lancées au hasard. Et comme toute unité de lieu est faite pour être contournée (en l'occurrence, ce bus dans lequel on est pendant tout le film), des saynètes au format smartphone viennent s'empiler en illustration des anecdotes ou des vantardises de chacun.

Deuxième opération : la multiplication. L'une des vidéos que nous avons vue - le cousin d'un des personnages qui glisse et tombe en entrant dans une cuisine - a son petit succès et se retrouve envoyée à tout le monde. On la revoit, encore et encore, démultipliée autant de fois qu'il y a de portables dans le bus. Ce mouvement de multiplication a le curieux effet de mettre un peu de chaleur dans le groupe. Ça interagit, ça discute, et un soutien-gorge rempli d'eau circule de mains en mains.

Troisième opération : la soustraction. Petit à petit, à mesure que les arrêts s’égrènent, le nombre des lycéens diminue. A l'horizon, comme dans un road trip, il y a l'illusion d'être plus vrai à la fin du voyage, dépouillé enfin de l'excroissance du groupe. Le "I" de la soustraction en réponse au "We" de l'addition. Zoom sur la poignée de personnages restants : une grande gueule qui n'en mène plus large, un discret qui sait ce qu'il veut et ce qu'il ne veut pas, une fille perdue et amoureuse.

Le résultat ? On voudrait avec Gondry partir du "We" pour arriver au "I", mais ça ne marche pas aussi bien que cela. La première partie est longue au démarrage et le principe de l'addition longtemps indigeste : on a la persistante impression que ces jeunes gens sont laids et qu'on nous les inflige en plusieurs exemplaires. Et si le principe de la troisième partie est séduisant - les personnalités qui se révèlent à mesure que le groupe se dissous -,  une espèce de maladresse dans les dialogues en fait quelque chose de légèrement moralisateur. Au fond c'est le milieu du film, son cœur - le moment où l'énergie circule vraiment - qui est réussi. Une électricité spéciale naît de cette surchauffe où les répliques sont répétées, les messages transférés, les vidéos rejouées.

vendredi 31 août 2012

Le Sommeil d'or, de Davy Chou

Que faire quand on n'a plus de passé? Quand les instruments même de la mémoire ont été neutralisés - quand les représentants et les représentations d'une génération ont été effacés? C'est à ce genre de questions que Le Sommeil d'or, le documentaire de Davy Chou, tache de répondre. Son sujet : le cinéma cambodgien et son âge d'or d'avant les Khmers rouges. De ce cinéma il n'existe plus grand chose : quelques bobines, quelques salles de cinéma, quelques actrices et réalisateurs. Mais le documentaire fait parler ces vestiges. Entre les témoignages des rares ayant survécu à l'exil ou à la déportation, la caméra s'aventure dans les lieux encore hantés par le faste des productions d'antan. Fantômes et créatures fantastiques sont justement les sujets de ces films oubliés par la plupart des cambodgiens, mais qui ont, malgré tout et souvent indirectement, imprégné la culture de plusieurs générations.

Si le cinéma est à la base un art du passé, Davy Chou double la mise en exhumant un cinéma lui-même passé, enfoui, perdu. Le documentaire fait habilement dialoguer ces deux absences : celle des créatures (les êtres extraordinaires peuplant les films en question) et celle des créateurs (les réalisateurs et les acteurs, disparus ou non). La dimension ludique de ce dialogue n'est pas ignorée, par exemple lorsque l'un des cinéastes explique l'histoire de son film, mimant l'action par les gestes les plus improbables (la réalisation n'est pas en reste, le faisant disparaître et réapparaître à l'écran).

Le grand mérite du documentaire est de faire de ces témoins des personnages. C'est-à-dire à la fois des acteurs ayant un rôle le récit et des figures qui, le temps du film, redeviennent mythiques. Il y a une vraie tendresse dans le regard du documentariste, qui soigne pour tous les intervenants une présentation très graphique, rendant à chacun une forme d'aura. Mais le film fait aussi la part entre ce qui peut être sauvé et ce qui est perdu à jamais. D'un côté, un film projeté sur le mur en brique d'un ancien cinéma, sous le regard curieux des familles qui habitent là désormais. De l'autre, l'un des plus beaux témoignages du film : un cinéaste en exil retrouve l'amour de sa vie, mais celle-ci a changé - elle s'est mise à fumer, s'est occidentalisée, a rencontré quelqu'un d'autre - et sa passion n'a plus de raison d'être. Quand le documentaire arrive à ce niveau de mélancolie, on se dit que, s'il était impossible de rendre aux cambodgiens leur cinéma, Davy Chou aura réussi à formuler leur nostalgie.

dimanche 29 juillet 2012

The Dark Knight Rises - Saints et fétiches de Christopher Nolan


Déjà publié à propos de Christopher Nolan :

L'article qui suit a d'abord été publié chez Causeur.

***
Les fâcheux auront beau se plaindre de la ferveur qui a accompagné l’attente et la sortie de The Dark Knight rises, l’encombrante piété d’une armée de geeks aura trouvé dans le film des résonnances surprenantes. Le héros que Christopher Nolan a réinventé est un totem, c’est-à-dire tout à la fois une instance magique exorcisant les peurs intimes (Batman begins), une inquiétante silhouette surplombant le monde (The Dark Knight) et un signe de ralliement (The Dark Knight rises). Gotham City a attendu pendant huit ans le retour de son héros, et avec lui une obscure raison d’espérer. 

On pense à l’Apollinaire de Zone et à ses fétiches d’Océanie et de Guinée, qui sont « les Christ inférieurs des obscures espérances », tant le passage de The Dark knight à The Dark Knight rises évoque un fétiche devenu christique : bouc émissaire à la fin du second opus, en état de résurrection permanente pendant tout le troisième opus. De manière plutôt surprenante, voici le cinéma fondamentalement païen de Nolan envahi par des motifs chrétiens comme la foi, l’espérance et la recherche (certes bien masquée) de la sainteté. Car ce qui est émouvant dans cette évolution, ce n’est pas la déification du super-héros, finalement très banale, mais la subtilité de son reflet dans les yeux des personnages secondaires : Gordon, le fidèle Alfred ou le jeune inspecteur Blake. Bruce Wayne fait à ce dernier un curieux éloge du masque : plus qu’une garantie d’anonymat, le masque instaure une forme de présupposé démocratique – n’importe qui pourrait emprunter les traits de Batman, car tout le monde est appelé à exceller. 

Avec l’exemple de Blake, interprété par un Joseph Gordon-Levitt plutôt bon, on s’aperçoit que le super-héros n’existe que par un acte de foi collectif. Mais cet acte de foi est d’abord très concret, c’est simplement ce qui rend aux choses leur consistance et leur assise : il suffit d’un doute pour que les surfaces se fissurent et que les sols se dérobent. Il faut courir, comme le joueur de football fuyant la pelouse du stade en train de disparaître sous ses pieds, ou, pire, avancer sur un fleuve gelé, et voir petit à petit la glace se craqueler devant soi. The Dark Knight rises raconte la mise en péril d’une confiance fondamentale, la croyance comme mode d’appréhension des objets de la réalité ordinaire, ce que Platon nommait pistis. L’arrivée de Bane, le méchant, a d’abord pour conséquence de rendre impossible cette confiance basique dans la solidité du sol. Comme par hasard, ce n’est pas sur la terre ferme qu’on le voit apparaître la première fois, mais dans l’environnement incertain et provisoire d’un avion détourné par un autre avion – avatar de la fameuse séquence en apesanteur d’Inception.

Mais ne croyez pas pour autant que Bane soit comme le Joker de The Dark Knight un pur ferment d’anarchie. Certes, l’un des premiers gestes de Bane est de braquer la bourse de Gotham, trahissant cette autre forme de confiance qui fait la valeur admise de l’argent. Et cette autre forme de confiance a certes son importance dans l’univers de Batman et de la Wayne enterprise. Mais Bane est plus un révolutionnaire qu’un anarchiste : il n’a rien contre l’idée de l’ordre, il veut seulement instaurer un nouvel ordre. Le Joker mène à Bane comme l’anarchie mène à la tyrannie. Ils sont les deux visages du terrorisme : d’un côté le terrorisme tel qu’on le conçoit aujourd’hui, de l’autre le terrorisme d’Etat qui est celui de la Terreur. Le rapport de ces deux personnages à l’image filmée dit beaucoup de leurs différences : quand le Joker diffuse ses menaces via des vidéos amateur au comique glaçant, Bane s’exprime très sérieux dans le micro d’un stade de foot américain, reproduit sur un écran gigantesque. Avec Bane, c’est aussi le rapport de Batman avec son ennemi qui s’inverse. Pour traquer le Joker, il avait du concevoir un écran de contrôle agglomérant des milliers de caméras de surveillance, face à Bane il se retrouve sous terre, condamné à regarder l’apocalypse de Gotham sur un petit écran. 

Le nouvel ordre instauré par Bane trouve son image dans l’architecture de Gotham City, faite d’interminables buildings et de souterrains ramifiés – Nolan exploite à fond l’imagerie romantique du skyline au crépuscule, filmé comme un palais en ruines. La structure de la ville est ainsi faite que quand le sol se dérobe, c’est pour laisser place à un autre niveau, à un autre plancher. Les occurrences sont nombreuses dans le film de ces raccords mille-feuille entre une strate et une autre, par exemple quand il s’agit de s’approprier les engins de guerre de Batman. C’est tout le charme de Nolan : avant d’être symboliques, ses correspondances sont architecturales. Et le film lui-même adopte ce type de structure stratifiée, jouant des tonalités de l’image comme des niveaux de mémoire, et rendant le plan accessible aux affleurements inattendus. Nous ne sommes plus ici dans la tendance au fragment et à la discontinuité – qui était le propre de Memento ou même de Batman begins – mais dans une narration transparente, laissant simplement flotter une poignée de moments enfouis. Et puisqu’il faut toujours s’en défendre, ce n’est pas là coquetterie de scénariste ou gadget de monteur de clip : ce qui au fond intéresse Nolan, ce sont les moments d’absence qui nous font circuler dans le film, ces situations d’apesanteur entre un endroit et un autre.

Bien sûr, on l’admet bien volontiers en voyant Catwoman, Nolan reste un sacré fétichiste. C’est d’ailleurs quand il filme l’excellente Anne Hathaway qu’il retrouve son goût pour le plan très court, centré sur des détails aussi intéressants que les talons de la jeune femme, la couture de son bas, ou les perles de son collier. Eros a fait son entrée dans le cinéma de Nolan, cela méritait d’être salué. 

A lire sur le film et sur Nolan : un article de J.-M. Frodon (!), un autre de Jérôme Dittmar.

lundi 23 juillet 2012

Cinq ans de réflexion, de Nicholas Stoller


Deux séquences – l’une mythique et fantasmée, l’autre virtuelle et invisible – hantent le couple de Cinq ans de réflexion. La première séquence est l’histoire de leur rencontre, pendant une soirée déguisée : Violet est habillée en Lady Di, Tom est en lapin, ils se voient à travers la foule – classique. La seconde séquence est le récit de leur mariage : repoussée jusqu’au bout du film, cette histoire reste longtemps un horizon lointain et une fin impossible. La première séquence est l’expression, racontée encore et encore, de deux intériorités à l’unisson : c’est probablement ce moment précis, figé dans le temps et dans l’espace, que ce couple appelle « amour ». La seconde séquence est tout aussi figée, ou plutôt normée, mais cette fois-ci de l’extérieur : se marier, dans Cinq ans de réflexion, c’est apprendre à bien mettre en scène ses sentiments. Ou plus exactement : apprendre à faire avec les mises en scènes disponibles des sentiments. Et le film nous raconte moins ces deux séquences, précises et rigides, que la manière dont le couple doit presque malgré lui faire le chemin de l’une à l’autre. Ils hésitent, vivent, tournent autour du pot, et avec eux Nicholas Stoller et Jason Segel (le réalisateur et le scénariste) excellent dans cette histoire de mariage retardé – c’est-à-dire dans ce récit de la fluctuation du désir et de sa mise en scène. 

En exemple de ce jeu complexe, où l’extériorité doit par mille ruses apprivoiser l’intériorité, prenons deux moments du film : la demande en mariage, au début du film, et la dépression de Tom, vers le milieu. 

La maladresse de Tom et de Violet à l’heure de la demande en mariage est la première occasion de jouer avec les deux récits fondateurs que nous avons évoqués. Ils vont les vivre, tout en jonglant avec leur caractère obligatoire et imposé. Cela donne une situation subtile, ou les tonalités et les niveaux de lecture se multiplient : Tom rate la surprise de sa demande en mariage, qu’il déroule quand même car Violet veut en savourer la mise en scène. Le petit cérémonial suit son cours, interrompu par des personnages apparemment parasites (le collègue de toujours, la chef hystérique), mais qui sont en fait l’occasion pour le couple de rejouer la scène de leur rencontre. Elle repasse devant leurs yeux, et ils prêtent leur voix à leurs personnages d’alors : la demande en mariage devient une répétition de leur rencontre. Mise en scène ratée ou mise en scène réussie, demande en mariage ou récit de la rencontre, le charme de ce moment est autant dans le nombre de scènes qui coexistent en une seule que dans la manière qu’ont les personnages – et le film lui-même – de ne pas décider, de se placer entre chacune de ces scènes possibles. 

Le second passage, peut-être plus ingrat, nous montre la manière dont Tom se fait (ou ne se fait pas) à son quotidien dans le Michigan. Assurément les minutes les plus mélancoliques du film, ce sont aussi les plus loufoques : notre personnage, vêtu d’improbables tricots, se transforme en homme des bois sale et barbu, obsédé par la nature et par le matériel de chasse. La déliquescence de Tom est physique, et son nouveau personnage grotesque détonne dans un film qui ne jouait pas jusque là sur ce registre. A l’opposé du passage précédent, concentrant dans l’unicité d’un moment une infinité de possibles, on a ici un passage qui s’étire dans le temps, avec la signification simplissime de la dépression de Tom. Aussi surprenant que cela puisse sembler, cette métaphore loufoque a quelque chose de pudique. Il s’agit, encore et toujours, de tourner autour du pot comme le fait ce couple : éprouver les limites de l’extériorité avant de parvenir à exprimer son désir véritable. 

C’est qu’il y a, dans le jeu Jason Segel, une forme paradoxale de pudeur. Une manière de dissimuler, sous un air de barbare massif et ahuri, la sensibilité d’une jeune fille farouche – d’ailleurs, la question de l’inversion des genres intervient dans plusieurs gags, et l’argument du film pourrait faire penser à une version longue de I Was a male war bride de H. Hawks. Le fonctionnement du film est à l’image de cette pudeur paradoxale où les choses ne sont jamais dites directement. L’usage du discours et même du dialogue indirects peut sembler convenu – le dialogue entre les deux sœurs avec des voix des Muppets – il n’en demeure pas moins un exemple de l’élégance discrète du film. 

On est dès lors surpris par la fin du film : la scène du mariage tant attendue se retrouve platement entrecoupée de plans de la rencontre. Ces deux séquences structurant le film sont juste plaquées l’une sur l’autre : le mariage est une version superficielle, sans complexité ni profondeur, de la scène de demande en mariage. Le marié est sommé, comme dans un supermarché, de choisir un costume, un officiant et un type de cérémonie. Curieux, cet éloge final d’une forme de simplisme social pour un film dont tout l’art aura été celui de la subtilité des sentiments et de la complexité de leur expression. On préfèrera retenir un autre instant, sorte de version comique du « ni avec toi ni sans toi » de Truffaut, où après une dispute Tom dit à Violet qu’il veut être un peu seul, pour ensuite la retenir quand elle quitte son lit : « je veux être seul, mais seul avec toi ».

jeudi 12 juillet 2012

Holy motors

Holy Motors commence avec Leos Carax en pyjama, dans une salle de cinéma, contemplant l'écran où Denis Lavant ne va pas tarder à faire son apparition. Le premier geste du film est un passage de relais. A travers l'écran, le cinéaste-spectateur se tourne vers l'acteur, le laisse faire à sa place. Et de fait, bien longtemps, le film n'est pas grand chose de plus que cela : une successions d'incarnations théâtrales, de présences pesantes. Les saynètes donnent l'impression d'être additionnées comme des idées d'acteur. On est devant un film de Denis Lavant. Ce n'est pas forcément une mauvaise chose et Carax l'a compris, qui s'attache à capter le moindre détail de ses mouvements - le passage de la motion capture est judicieux à cet égard -, mais sans vraiment savoir qu'en faire. Pendant les trois premiers quarts du film, Carax voudrait transformer le plomb en or. Des incarnations envahissantes de Denis Lavant il voudrait faire un film. Mais le regard porté sur l'acteur reste curieusement rigide. Les situations comiques sont inexploitées, et remplacées par des "idées" : une Eva Mendes en Burka, un banquier au Fouquets, un Piccoli venu faire un cours de philo en moustache, quelques jolies formules conçues pour devenir des tubes. Comme dans Les Amants du pont neuf, des plans géniaux et des motifs passionnants baignent dans un marécage d'errances verbeuses.

Il y a un déclic pourtant, vers la fin : le moment ou Monsieur Oscar est amené pour la première fois à jouer son propre rôle, dans les locaux désaffectés de la Samaritaine. De la meilleure des façons, la séquence chantée de Kylie Minogue célèbre le retour du cinéma. Et à la lumière de ce retournement, on peut relire le film entier comme un mouvement de libération. Comme une manière pour Carax de s'affranchir successivement de tous les Denis Lavant possibles. Il peut faire enfin quelque chose de ces couches de peau, de ces mouvements captés, de ces personnalités. L'audace formelle retrouvée, le cinéaste peut tout se permettre : hommes et singes cohabitent enfin, nous laissant savourer le babil des limousines dans l'obscurité d'un hangar. Sans acteur - sans personne.

dimanche 1 juillet 2012

Adieu Armand


Paru chez Causeur

Le titre du nouveau film de Bruno Podalydès est mensonger : ce n’est pas à Berthe qu’on dit adieu, mais à Armand, son petit-fils, le personnage joué par Denis Podalydès. Plus que l’histoire d’un enterrement, c’est l’histoire d’une désertion, d’une soustraction. Celle d’un pharmacien père de famille, qui n’en finit plus de quitter sa chère petite femme pour sa maîtresse (son « petit lapin ») jouée par Valérie Lemercier. Le jour où il apprend la mort de Berthe, la grand-mère que tout le monde a oublié en maison de retraite, il faut organiser les obsèques, prendre les choses en main. C’est la nuit, il erre dans la maison, échange une dizaine de sms avec son amante, retrouve son fils dans sa chambre et l’invite à méditer avec lui sur le sujet de sa dernière dissertation de philosophie : « qu’est-ce que vouloir ? »

Tout le film semble une manière de ne pas répondre à cette question. Une manière de transformer en histoire l’absence de volonté, donc l’absence de décision, donc l’absence d’action. Car face aux événements, Armand n’a qu’une seule réaction : il fait le vide. En un sens, le film a la tête à l’envers : le dénouement (la mort de mémé) survient au début et la scène d’exposition (la découverte de sa chambre) plutôt à la fin. Du point de vue du rythme, Adieu Berthe a aussi cette surprenante construction inversée : plus on avance dans le film plus la roue tourne au ralenti, moins notre personnage est intimidé par les démons de la volonté. Armand s’absente, et Podalydès vide superbement son film de toute énergie : à la fin l’ataraxie est proche.

Au départ, la passivité d’Armand permet de jouer sur deux versants de la comédie : le burlesque d’une part, les dialogues d’autre part. Dans cette seconde veine comique, il faut dire que Valérie Lemercier est bonne cliente. Survoltée, elle déverse sur notre Armand des monologues particulièrement savoureux – l’un d’entre eux se termine par un « Sors ta bite et fais pas chier ! » qui devrait rester. Plus généralement, les phrases non terminées du personnage de Denis Podalydès ont l’art de susciter des dialogues absurdes. Parce qu’il manie comme personne les propos qui n’engagent pas, il est le champion de l’équivoque et du texto ambigü envoyé à la mauvaise personne. 

Mais, la tête enfermée dans un caisson transpercé d’épées, ou se déplaçant simplement sur sa trottinette à moteur, notre personnage principal se prête surtout aux situations burlesques. Il y a dans Adieu Berthe un art de l’espace et un tracé de silhouette qui évoqueraient presque Tati. Les locaux grandiloquents de « Définitif » – l’entreprise de pompes funèbres qui dispute à « Obsecool » l’enterrement de mémé – ont quelque chose des décors de Playtime : on ose à peine entrer, les pièces ont des dimensions inhumaines, les objets produisent des couleurs et des sons incongrus. Armand s’efface devant l’hybris bling-bling des célébrations funéraires, à tel point qu’on le voit disparaître derrière l’un des écrans reproduisant en taille réelle les modèles de cercueils les plus chics. A ce moment-là il n’est plus qu’une ombre, et le clin d’œil burlesque veut même que cette ombre soit calquée sur la forme d’un cercueil.

Pourtant, à mesure que le film avance et ralentit, Armand semble n’avoir même plus la volonté de ne plus vouloir. Si Adieu Berthe n’est pas, en dernière instance, un film comique mais un film magique, c’est parce que son personnage est aussi las de subir que d’agir. Les Podalydès nous font sortir du burlesque par le haut : par les rêves, par la folie et par les tours de magie. Les dialogues parfois cinglants du début se noient dans le discours marécageux d’Armand pendant l’enterrement. Les espaces intimidants sont réduits à la profondeur de la malle de Berthe. Le personnage lui-même se dilue dans une série de mises en scènes oniriques, avant de disparaître totalement. C’est le principe des retrouvailles avec cette grand-mère qu’il a à peine connue, mais qui est par excellence celle qui a précédé son existence. Une absence fondamentale qu’il pourrait retrouver en se retirant en-deçà de lui-même. « Pfuit, crac, pshitt » : il suffit pour cela d’un bon tour de magie.

dimanche 24 juin 2012

Faust, film d'action


De Goethe, Sokourov a au moins gardé l’un des seuls gestes de Faust dont je me souvenais : traduisant le début de l’Evangile selon Saint Jean, il s’interroge devant le premier verset « Au commencement était le Verbe ». Comme il se demande comment rendre ce « Verbe » – « l’Esprit », le « Sens » ? – c’est le contraire qui lui est soufflé : « au commencement était l’Action ». Le film de Sokourov semble découler de cette substitution. Le fameux pacte signé avec le diable, celui que tout spectateur d’un film appelé Faust est en droit d’attendre, interviendra tardivement et sera sans grande importance : la relation de Faust au diable est moins de l’ordre du verbe, ou de la parole donnée, que de celui du compagnonnage insidieux. Toujours dans le devenir et la déambulation, l’action au commencement de l’alliance entre Faust et l’usurier pourrait sembler bien anodine, régie qu’elle est par le besoin de se nourrir, puis par celui de séduire – aussi s’émeut-on à peine lorsqu’un meurtre est machinalement commis dans une taverne, de la main de Faust et sous l’impulsion de Méphistophélès. 

Comme il faut aller au vif du sujet, après une séquence de caméra aérienne, c’est les mains dans les entrailles d’un macchabé que l’on découvre Faust. Toujours l’action contre le verbe, l’émotion contre l’articulation : les plans de Sokourov ne sont jamais fixes ou univoques, ils déforment et irradient dans le même mouvement. Ce n’est pas le grotesque qui s’additionne au sublime, comme le paramètre obligé d’une tragédie, mais bien une même vision qui défigure et transfigure les personnages. D’où la qualité si spéciale de l’image, qui produit simultanément laideur et beauté. C’est la perpétuelle anamorphose des deux compagnons, l’un à la chair absolument répugnante, nous présentant son diabolique postérieur à tout bout de champ, l’autre attiré par la chair incandescente de Margarete. 

Qu’ils soient chez Faust, dans l’antre de Méphistophélès, dans une église, dans la forêt ou au sommet d’une montagne, nos personnages sont toujours dans une clôture mystérieusement définie. Il y a bien sûr ce format 4/3 qui donne au cadre une inhabituelle présence, mais, plus que cela, le mal semble dans Faust lié à une notion de territoire. Mephisto fait allusion au serpent du jardin d’Eden comme à un « lointain ancêtre » : il a en commun avec lui d’être là comme troisième terme précédant le péché de l’homme. Il personnalise l’intimité impossible de Faust et Margarete. Comme dans le jardin d’Eden, l’espace de Faust est bientôt infesté d’hôtes ininvités – rencontres inopportunes dans la rue, silhouettes dans les bois, créatures défigurées qui envahissent la chambre, et ainsi de suite. Le confessionnal même n’est pas gage de secret, on peut toujours présupposer la présence d’un indésirable. Ouvrant quelque peu cette clôture, la fin du film, au sommet de monts rocheux, donne un peu de champ libre à Faust - et  à l'interprétation que l'on peut faire de ce film magistral.

vendredi 8 juin 2012

La pesanteur et la glace - De rouille et d'os, de Jacques Audiard



De Rouille et d’os procède d’un paradoxe esthétique un peu facile qui illumine des silhouettes blessées, fétichise des corps atrophiés, fait danser les street-fighters et nager les cul-de-jattes. Ce qu’Audiard aime bien, c’est voir ramper son personnage dans l'obscurité d'un plan et le voir presque s’envoler dans la lumière de l’autre : la dureté physique et la noirceur sociale ne semblent valoir que comme matériau brut au désir d'éblouissement visuel.

Avec l'accident du personnage de Marion Cotillard, l'animalité semble avoir pris le dessus. Cette condition est vécue comme une diminution radicale, pour l'une, et comme une ouverture à l'énergie sauvage du combat, pour l'autre. "Nous ne sommes pas des animaux", dit-elle à Ali, l'invitant à faire preuve de délicatesse. Audiard voudrait raconter la manière dont ces personnages s'extirpent de la pesanteur. 

Il voudrait, c'est là le problème de ce film esthétiquement trop volontariste. La recherche éperdue de l'instant de grâce visuel, musical, dramaturgique nous fait passer par de jolis moments (et par d'autres plutôt improbables, cf. la prothèse narrative finale), mais ne donne pas spécialement au film et aux personnages la profondeur attendue.

dimanche 13 mai 2012

Le monde malgé le monde - Barbara, de Christian Petzold


La réussite de Barbara, et sa beauté discrète, tiennent à un malgré. Un doux paradoxe, l'inverse de la tiédeur, qui fait communiquer un courant froid et un courant chaud. Le courant froid, c'est la description attendue d'un hôpital de campagne en RDA, les silences sceptiques de Barbara et cette mer longtemps invisible, qui ne fait que souffler sur l'héroïne solitaire. Bizarrement, le courant chaud n'est presque pas autre chose que tout cela. Mais c'est l'évidence, pénétrant peu à peu l'image, que toutes ces souffrances réelles, tous ces personnages tragiques (le séduisant médecin qui écrit des rapports, la jeune fille pourchassée, le jeune homme sur son lit d’hôpital) restent plus aimables que ce qui est loin, que ce qui, probablement, n'existe pas. Le cinéma, toujours, choisit l'ici et maintenant.

lundi 7 mai 2012

I Wish, de Kore-Eda Hirokazu


Article publié chez Causeur.
Les personnages de Kore-Eda Hirokazu sont souvent des marcheurs. Ils l’étaient bien sûr dans Still Walking (2009), un beau film sur les rituels familiaux, et ils le sont plus que jamais dans I Wish, sorti le 11 avril au cinéma. C’est que le cinéaste japonais, surtout connu pour Nobody knows(2004), est meilleur quand ses personnages ont les pieds sur terre. Oublions donc Air Doll (2009), sa gonflante parabole sur une poupée gonflable, et intéressons-nous plutôt à ce grand film de vivants qu’est I Wish. Sur une île du Japon, deux frères vivent séparés, l’un au nord avec son père et l’autre au sud avec sa mère. L’aîné, Koichi, apprenant que le nord et le sud de l’île vont être pour la première fois reliés par le TGV, décide de se rendre avec ses amis au point de croisement des deux trains pour y retrouver son frère et voir, peut-être, se réaliser ses vœux secrets.
Marcher n’est curieusement pas voyager ou s’éloigner, chez Kore-Eda Hirokazu : il s’agit au contraire de parcourir des lieux connus, d’user la route de tous les jours, d’approcher toujours un peu plus le noyau de la vie quotidienne. C’était déjà le principe de Still Walking, où les marches se répétaient comme l’insouciante célébration d’une tradition familiale. Peu importe où vont les personnages et d’où ils viennent : la caméra nous montre juste le chemin qu’ils empruntent pour rester identiques.
De la même manière, dans I Wish, Koichi est constamment en chemin : vers l’école, vers chez lui, toujours sur la même route. Sauf que les trajets instaurent ici un flottement nostalgique : moment de discussion avec les camarades de classes, le chemin de l’école est aussi l’occasion de laisser l’esprit s’absenter, de voir un volcan préparer son éruption, ou même d’appeler au téléphone un frère absent. La marche, plus subtilement peut-être que dans Still Walking, fait cette fois dialoguer la présence et l’absence, l’identité et la différence.

Ce quotidien ritualisé définit d’abord le rythme de I Wish. A travers les répétitions et les rimes visuelles, le film fait dialoguer la vie du frère aîné avec celle du cadet. Mais dans ces habitudes même, quelque chose se prépare et une éruption menace. Il faut comprendre ainsi la rêverie autour du TGV, espoir d’une fulgurance qui viendrait abolir l’incessante répétition de la vie : le train contre le train-train, pour caricaturer. Le récit se met donc en marche vers une autre destination, la journée d’école est raccourcie, la troupe d’enfants part à l’aventure.
Le titre original du film, Kiseki, signifie « miracle ». Il y a dans I Wish une quête de la merveille, de l’événement extraordinaire, qui se trouve joliment retournée au moment du passage du train. Quand tous les enfants crient ce qu’ils souhaitent voir se réaliser – car il est dit qu’il faut prononcer un vœu lorsque deux trains se croisent – Koichi reste muet et laisse défiler devant lui, dans une série de plans courts, des souvenirs proches, précis et singuliers. Pourtant contrepoint parfait, sur la forme, au quotidien ritualisé qui constituait le reste du film, ce moment redonne vie, paradoxalement, à ce même quotidien. Voici donc l’émerveillement rabattu, comme dans La Vie est belle de Capra, à ce qui est déjà là : l’expérience de l’extraordinaire ne vaut que pour donner sa vraie valeur à la vie ordinaire.
Tout cela serait bien banal si Kore-Eda Hirokazu ne parvenait pas effectivement, par des plans parfois magnifiques, à donner prix à ce qui est là, inexplicable comme une fleur, à portée de main pour ces enfants enthousiastes.

lundi 16 avril 2012

We bought a zoo, de Cameron Crow

Le deuil est-il en train de devenir l'un des motifs obsessionnels du cinéma américain ? Hollywood (et ses périphéries) fourmille depuis quelques temps de maris amputés de leur épouse, de mères et de pères privés de leur enfant, d'enfants orphelins de leurs parents. Cela donne des films particulièrement inspirés (Super 8Tree of lifeTrue Grit) ou plus médiocres (Hugo CabretThe Descendants) - et il est difficile de déterminer dans laquelle de ces catégories ranger We bought a zoo. Dans le film de Cameron Crowe, Matt Damon joue un jeune veuf, père de deux enfants, qui se décide à changer de vie en faisant l'acquisition d'une nouvelle maison et du zoo allant avec.

Si la mort correspond au décollement du corps et de l'âme, elle est aussi, pour les vivants de We bought a zoo, un décollement entre l'image et la parole. D'un côté nous avons une photographie publicitaire, ou du moins standardisée : une luminosité insolente, des plans qui se succèdent comme un diaporama i-Tunes et des animaux qui pourraient aussi bien, comme un personnage le fait remarquer, servir de fond d'écran. Les apparences, dans leur évidence même, ne sont plus que muettes - à la manière des animaux de zoo, que nous regardons dans le blanc des yeux. Car devant cette réalité de purs reflets mélancoliques (la lumière de l'ordinateur et de ses fantômes projetée sur les lunettes de Matt Damon) le langage est inopérant et vidé de son sens. Autre versant de cet état de deuil : les personnages ne parlent plus le langage du monde, ils y sont étrangers. C'est Benjamin confronté au tigre, ou confronté à son fils même, sans savoir leur parler.

Le hiatus entre la parole et les apparences donne lieu à une mise en scène assez subtile de la vie de famille. Nous avons décrit le père, Benjamin, tenu en échec par l'irréalité de la réalité, mais il y a aussi les deux enfants, aux deux extrémités possibles de comportement devant la situation : le dérèglement de l'image contre le dérèglement de la parole. L'ado déprimé surpris à faire des dessins sanglants, c'est un cliché de cinéma, mais cela touche à autre chose dans ce film : presque muet, se contentant de dessiner, son personnage se charge de représenter toute la négativité et toutes les zones d'ombre d'un lieu trop ensoleillé. Les créatures qu'il dessine sont comme les versions monstrueuses des animaux du zoo. A l'inverse, le personnage de la petite fille est un être de pure parole. Rien de moins naturel que cette fillette aux boucles trop blondes, qui décrit mieux que personne les situations ("We bought a zoo!"), et qui à 6 ans parle comme une jeune fille raisonnable. Le mutisme de l'un, et la négativité des images qu'il génère, répond au bavardage de l'autre, toujours dans l'enthousiasme excessif de la description.

Ce schéma donné, le film de Cameron Crowe rate sa progression. Il y a bien cette manière qu'ont le père et le fils de s'apprivoiser : cette jolie scène où, pour se confier, ils échangent leurs places et disent à l'autre ce qu'ils voudraient vraiment entendre. Mais dans l'ensemble, au lieu de tordre la mécanique de départ, au lieu de laisser l'imprévu s'infiltrer dans les oppositions que nous avons décrites, le film se rabat sur ses clichés et sur sa situation d'origine : le nouveau départ du titre français n'aura jamais lieu. 

En fait, l'échec final de We bought a zoo semble symétriquement inverse à l'éblouissante réussite de Super 8. Le film de J. J. Abrams mettait en scène le deuil comme confrontation à l'inattendu et à l'impossible, et célébrait au détour de son conte une forme renouvelée d'émerveillement cinématographique. Dans le film de Cameron Crowe le regard ne se laisse jamais saisir par la surprise : on se contente de célébrer un passé grossièrement sublimé. Pire que cela : à la dernière minute, Crowe confère à la parole - dont les vertus seraient d'un coup rétablies - le pouvoir magique de donner à l'être défunt une présence réelle. Non seulement cette apparition finale de l'épouse est une forme tristement dégradée d'émerveillement cinématographique, mais c'est en plus de ça un pur et simple mensonge. Un mensonge du personnage à lui-même et à sa famille, pourquoi pas (et peu importe), mais surtout une imposture artistique : le cinéma embaume les morts, il les invoque, il les fait revivre parfois dans une réalité seconde, mais il semble douteux de poser comme ça qu'il les ressuscite. Et surtout à quoi bon? A la fin, entre la réalité aux standards i-Tunes et Photoshop, et les difficulté d'un langage s'escrimant à nouveau à affronter la vie, Cameron Crowe semble s'être engagé avec son personnage dans la première voie. Je ne parviens pas à dire si c'est triste pour le personnage ou pour le cinéaste.