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vendredi 1 février 2013

Crachin à Washington - Lincoln, de Steven Spielberg


Lincoln. Nous n'en voudrons pas trop à Spielberg de nous avoir imposé un film long, spectral et statique, car nous nous souvenons encore de cet art vivant du raccourci et de la fluidité numérique qu'il avait inventé pour Tintin.

Lincoln est un dieu, une apparition, une statue, le progressisme en chambre, soit. On est d'accord pour imprimer la légende, mais quelle légende? Ce n'est ni celle du personnage historique, ni celle du génie politique. Car il est difficile de vibrer, même quand on veut être dans le sens de l'histoire, aux discours de ce père de famille moralisateur qui se balade avec un plaid sur les épaules et ne manque pas une occasion d'humilier les pauvres pégus rétrogrades. L'analyse politique ne fonctionne pas non plus : quelle subtilité y a-t-il dans ce parlement américain, carnaval où chacun porte le même masque caricatural du début jusqu'à la fin ? S'il s'agit d'explorer les rouages de la démocratie, façon Tempête à Washington, c'est affreusement raté. Spielberg ne parvient pas à construire le moindre personnage qui ne soit pas symbolique. On croit un instant que celui joué par Tommy Lee Jones va exister, mais il est aboli par une ridicule pirouette de scénario. 

Le Lincoln de Spielberg se contente donc d'être un fantôme qui apparaît pour raconter des anecdotes. C'est-à-dire une légende sans contenu, une aura flottante, une image filmée comme telle. La seule certitude qu'on a en sortant du film, c'est qu'il ne s'est rien passé. Et si, entre Tarantino et Spielberg, le plus inconséquent avec l'Histoire n'était pas celui que l'on croit?

mardi 6 mars 2012

Langue de cheval - War horse, de Steven Spielberg

Article publié chez Causeur.

Dans Rencontres du troisième type, Spielberg décrivait l’invention d’un code musical permettant d’établir un contact avec des extra-terrestres. Dans son nouveau film Cheval de Guerre, il est aussi question de rencontre entre l’homme et la bête, avec ce cheval qui traverse la Première guerre mondiale. Mais la différence, c’est que les murmures du jeune Albert à l’oreille du cheval sont formés dans une langue déjà connue : pour dresser la bête, il suffit de répéter plusieurs fois la même injonction, comme à un enfant. Joey – c’est le nom de la monture – semble comprendre les hommes. Comme s’il ne s’agissait plus pour Spielberg d’inventer une langue rendant à l’inconnu sa communicabilité, mais de domestiquer un sujet quelconque en utilisant des paroles que chacun peut comprendre du premier coup. 

De là une évidente facilité du film. Si nous pouvons reconnaître à Spielberg d’avoir évité l’anthropomorphisme animalier, qui était le grand risque d’un tel projet, force est de constater que l’exceptionnel parcours de ce cheval reste toujours balisé par beaucoup d’automatismes du mélodrame. Cette simplicité est à la fois la qualité et la faiblesse de Cheval de Guerre. D’un côté nous avons la force sauvage de l’animal transformée en pure ligne narrative : nous sont successivement présentés, à travers celui-ci, un adolescent fils de fermiers anglais, un officier de la cavalerie britannique, des soldats allemands et une famille française. Un peu comme la matière numérique de Tintin, le cheval de Spielberg est un vecteur de transition d’un chapitre à un autre, d’un camp à un autre, d’un univers à un autre. Mais d’un autre côté, la liberté même de cette course semble étrangement bridée. Les personnages se ressemblent, le film s’allonge, le récit s’essouffle, et on se lasse peu à peu de ce sage parcours d’obstacles. Comment celui qui, il y a quelques mois encore sur nos écrans, faisait d’un film d’aventure l’occasion d’inventer de nouvelles formes en mouvement, comment ce Spielberg-là a pu faire atterrir son cheval sur une aussi morne plaine ? 

Pour répondre à cette question, il faut à nouveau s’interroger sur la langue dans laquelle nous parle ce Cheval de guerre. On l’a assez fait remarquer : dans ce film tout le monde parle anglais. Avec un accent allemand peut-être, ou avec quelques notes de français, mais toujours en anglais. La donnée serait anecdotique si elle n’était pas explicitement soulignée dans une scène du film où notre cheval se retrouve coincé dans les barbelés d’un champ de bataille. Un soldat anglais et un autre allemand se rejoignent dans le no man’s land séparant leurs tranchées. Ils le libèrent, discutent naturellement en anglais – et le Britannique fait même remarquer à l’Allemand la qualité de son accent. Tout le problème du film tient dans cette courte scène célébrant un pacifisme biaisé, un universalisme à sens unique. Le fil narratif qui allie tant d’univers différents le fait toujours de la même manière, dans l’uniformité d’une langue qui s’épuise en fait à dire la même chose. Il ne s’agit pas là de débusquer un quelconque impérialisme anglo-saxon, mais de constater que Spielberg se contente cette fois-ci d’évacuer les problèmes au lieu de les regarder dans les yeux. 

C’est pourtant précisément cette manière de détourner le regard qui fait les quelques belles scènes de Cheval de guerre. La mort, seule rescapée paradoxale du grand spectacle de la guerre, est tout ce qu’il y reste d’incommunicable : Spielberg semble s’obstiner à ne pas la montrer. Quand ce n’est pas l’exécution de déserteurs allemands qui est masquée par l’aile d’un moulin, c’est un raccord tragique qui fait disparaître les cavaliers britanniques de leur cheval, face aux canons allemands. Privé de ses yeux par le gaz moutarde, le personnage d’Albert retrouve finalement son cheval. Pudique ou reculant devant l’obstacle, Spielberg tient jusqu’au bout l’ambiguïté de son geste.

vendredi 18 novembre 2011

Cinq questions sur le numérique

C'est le grand truc du moment : le numérique. Entre autres épisodes (des articles de Trafic que je n'ai pas lu), Guillaume Orignac sort un livre intitulé David Fincher ou l'heure du numérique, et les Cahiers du Cinéma un dossier "Adieu 35", sur le passage du 35 mm au numérique. L'actualité cinématographique n'est pas en reste. Voici donc, dans le désordre, quelques questions qui se posent d'elles-mêmes à la suite de ces textes et de ces échanges. Aidez-moi, je n'ai pas les réponses !


1. Est-ce que le numérique change le cinéma ontologiquement ?
LA question. En gros, le problème se présente de la manière suivante. Pour les penseurs qui se sont coltinés la question ontologique, le propre du cinéma est d'être le premier art où la réalité se présente d'elle-même au regard. Bien sûr, cette éclosion du réel à l'écran est impossible sans un point de vue, sans des choix de mise en scène - mais il y a toujours, à un moment donné, cette opération chimique qui fait que quelque chose s'imprime sur la pellicule. De Bazin à Tarkovski en passant par Rohmer et Mourlet, les théoriciens en question ont fait de la mise en scène un hommage à ce qui se révèle du monde : son rythme, sa profondeur, ses créatures. Le cinéaste est libre de montrer ce qu'il veut, mais il est paradoxalement libre dans le mesure même où il est obligé, contraint. Parce qu'il est libre, il doit montrer quelque chose par son geste. Comme dit Mourlet : "Modeler cet univers pour toujours plus de beauté, certes, mais que ce soit le jaillissement de la beauté possible, en pressant le réel comme un fruit." Le cinéaste a beau disposer d'un éventail de leviers, qui lui permettront de montrer les choses de telle ou telle manière, ses actes et ses choix tendront vers cette évidence première que son cinéma repose sur ce qui est. Avec le numérique, c'est différent. Avec le numérique, il n'y a plus d'opération magique : le monde est codé, puis décodé. Les apparences ne viennent plus se figer sur la pellicule, elles sont immédiatement interprétées, puis entrées dans la machine. Le socle irréductible est réduit, la réalité incompressible est compressée. La question, du coup, devient la suivante : la transition du numérique implique-t-elle une évolution quantitative - en multipliant ou en approfondissant simplement les leviers sur lesquels la mise en scène peut jouer - ou une évolution qualitative - c'est du cinéma, mais ce n'est simplement plus le même cinéma : sa définition n'est plus la même, ses fins ne sont plus les mêmes.

2. Si oui, comment penser ce qui se créé à la place ?
Il ne s'agit plus, dans ce cas, de s'enthousiasmer sur des technologies offrant enfin au cinéma toutes ses possibilités, ou à l'inverse de s'attrister de ce que le cinéma authentique, celui de la pellicule imprimée, soit définitivement perdu. Demandons-nous plutôt ce qu'est ce nouveau cinéma. L'angle adopté par Guillaume Orignac dans son livre sur Fincher est original. Qu'est-ce que le cinéma, à l'époque Fincher, a de nouveau ? Ce que montre l'auteur, c'est que cette manière de figer et de fluidifier par le code - la qualité précisément numérique de ce cinéma - devient dans les films de Fincher un principe du monde moderne. Ce cinéma est manipulable, mortifère parce qu'il créé de toute pièce des mouvements, des gestes, une vie. Mais il représente en cela fidèlement un aspect du réel dans lequel nous vivons. Le livre d'Orignac permet en somme de se frotter à la question, mais dans le prisme des films de Fincher.

3. ...Est-ce à travers l'œil du spectateur ?
Peut-on penser la radicalité du cinéma numérique, son essentielle bifurcation, à partir de l'expérience de spectateur? Que l'image soit digitale ou analogique, qu'est-ce que cela change au fond pour celui qui regarde ? Le commun des mortels ne sait pas forcément si le film est projeté en pellicule ou en numérique, et il ne sait pas forcément non plus si le film a été tourné en caméra numérique. Dans le numéro de novembre des Cahiers du cinéma, Stéphane Delorme formule cette objection à Guillaume Orignac : peu importe si les ruelles d'Harvard, dans Social Network, sont recréées numériquement : le spectateur ne s'en rend pas compte. A mon sens, il oublie un point précis. Ce qui est fragilisé dans le processus, c'est la foi du spectateur. Sa confiance en ce qui se montre à l'écran. Quand tout sera en numérique, il saura de toute manière que le plan est un artefact pur et simple. Le contrat tacite entre le cinéaste et le spectateur, cette suspension of disbielief appliquée au cinéma, est-elle donc faite pour être mise à mal ? Sur quel socle le spectateur pourra-t-il s'appuyer pour croire et pour vivre ce qu'il voit ? Dans son livre, G. Orignac pose différemment le problème. Pour Fincher, il semble y a avoir dans l'image une ambivalence essentielle. Entre la reproduction et la manipulation. Entre la représentation et le piratage. Le cinéaste baigne lui-même dans ce double jeu : publicitaire un jour, dénonciateur de la société de consommation un autre jour (cf. Fight Club). Pour ma part, c'est toujours ce qui m'a un peu énervé chez Fincher, mais à la réflexion, c'est là-dessus, dans cette notion de jeu manipulé/manipulateur, que repose le talent du cinéaste.

4. ... Est-ce à travers le processus de fabrication du film ?
Les Cahiers du Cinéma explorent cette piste en interviewant différents protagonistes de la chaîne de production. A y regarder de trop près, on perd un peu de vue les différences essentielles. Dans la fabrication d'un film, la proportion entre ce qui se passe pendant le tournage et ce qui se passe après est totalement bouleversée. Jusqu'à quel point Spielberg, pour son Tintin, a-t-il eu besoin de faire un vrai tournage ? Quelles dimensions de la réalité lui a-t-il fallu insuffler dans son film pour parvenir à une telle maestria de montage, de transitions spatiales et temporelles, de reflets, de couleurs et de matières ?

5. L'avenir du numérique est-il dans la performance capture ?
C'est la question subsidiaire, et pourtant c'est une question qui semble incontournable : que devient le jeu d'acteur avec le numérique ? Le problème est posé avec une belle simplicité dans Real Steel : la performance capture serait-elle la dernière manière, à travers le geste d'origine, le mouvement épuré, de retrouver cette magie perdue de l'ancien cinéma ? De faire en sorte que le cinéma numérique soit encore inspiré, entraîné dans un élan qui ne soit pas une force d'inertie ?

Si vous en avez marre des questions, et que vous voulez des textes un peu plus conséquents sur le même sujet, allez voir ici, , ou bien , ou bien encore .

mercredi 26 octobre 2011

Le Tintin de Spielberg

Dans Tintin, Spielberg semble résumer le monde en deux éléments fondamentaux : la matière et le reflet. D'un coté une pâte originelle, qui pourra être une bulle d'alcool en apesanteur, une suite de dunes, ou des masses dormantes qui glissent sur leur paillasse quand le bateau tangue. De l'autre coté, une omniprésence du reflet : chaque vitre, chaque miroir, chaque bulle d'eau, chaque verre, de lunette ou d'alcool, est prétexte à la réflexion.

L'incroyable, pourtant, dans cette dualité radicale, quasi théorique, c'est la manière dont tout se renouvelle tout le temps. Le monde de Tintin est une célébration perpétuelle des formes et des couleurs. Espace et temps sont mis cul par-dessus tête, le montage devient une façon de modeler l'espace, et chaque élément de l'image est une transition potentielle vers un autre lieu, une autre époque. Si bien que le récit n'est pas extérieur à ces formes mouvantes et à ces miroitement - il en semble au contraire l'expression naturelle.

Tintin pousse à bout une certaine vision démiurgique du cinéma qui consiste a faire du monde une donnée parfaitement plastique, intégralement façonnable. Où miroir et pâte à modeler sont les matières premières d'une histoire qui se produit et se reproduit toute seule... Ce n'est pas mon Tintin, je crois même que ce n'est pas mon idée du cinéma, et j'avoue pourtant n'avoir jamais été aussi heureux d'avoir tort, pendant 1h47.

jeudi 16 avril 2009

Mort et résurrections des surfaces

Pâques semble une excellente occasion de mettre sur cette page un ancien texte, où il était question de mort, et parfois de résurrection, à propos des films plus ou moins récents de Scorsese, Michael Mann, Nolan et même Spielberg. Cela devait être une mise en regard avec la proposition d'"ontologie de la photographie" d'André Bazin (c'est dans Qu'est-ce que le cinéma?), mais vous allez voir que ça se termine en jus d'eau de boudin, c'est-à-dire en réflexion pas très rigoureuse sur la surface, le corps et le vide.


La peau est ce qu’il y a de plus profond en nous (P. Valéry)
C’est au contact de la superficialité du plan qu’il est possible de sonder la profondeur d’un film. Telle fut l’intuition géniale d’André Bazin, dans sa recherche d’une ontologie de la photographie. Le puissant paradigme évoqué est celui du saint Suaire : l’impression de la silhouette du Christ sur un morceau de tissu. Outre l’expression d’une extériorité fugitive - ce n’est encore que la trace d'une trace de ce qui fut l'incarnation de Dieu- Bazin assume la métaphore quelque peu mortifère de l’embaumement. Songeons au processus de momification : aboutir au vide intérieur absolu pour sauver la pure extériorité. Ce n’est pas autre chose que fait le Norman Bates de Psycho quand il empaille les oiseaux. En prétendant enregistrer des bribes du réel - auquel certains voudront donner par le montage un semblant de vie - la tentation est forte de jouer avec la mort plus qu’avec la vie. Ce serait oublier ce que représente le tombeau du Christ ou le Suaire pour un catholique : vestiges de mort, certes, mais surtout traces réelles de la résurrection. Le film en passe par un sacrifice, un paradoxe, une plaie ouverte sur le monde. Sacrifice des entrailles à un rayonnement qui nous dépasse. C’est avant tout un défi que Bazin propose au cinéma : la surface du film saura -t-elle être le lieu de cette ouverture ?

Personne mieux que Scorsese ne connaît cette profondeur à fleur de peau dont parle Valéry. L’omniprésence des miroirs dans ses films en témoigne. Le reflet engendrant l’examen de conscience, dans Raging Bull, constitue le somment d’une époque ( les seventies, la décennie qui voulait faire affluer du sang neuf à l’écran), autant que l’aboutissement d’une recherche, puisque c’est par le reflet que s’ouvre la possibilité de rédemption. Il est à ce titre significatif que dans Gangs of New York, ce soit le reflet d’une plaie ou plutôt le reflet du reflet d’une plaie puisque la scène avait déjà eu lieu en plus sanglant dans The Big shave.


Une fois la plaie aseptisée et cicatrisée, c’est la peur du vide qui l’emporte. La surface stérilisée est le lieu des névrose et des pathologies. Dans Aviator, les questions de surface sont irrésistiblement orientées par l’aérodynamisme. Obsession du lisse, jusqu’à la perte des prises, jusqu’à la perte du sens, telle est la folie d’Howard Hughes. C’est aussi ce qui permet à son avion de s’envoler : la surface atteint une telle pureté qu’avec un peu d’élan elle peut être portée par le vide. La recherche de pureté, dans l’esthétique du film, va avec l’hommage rendu au cinéma de l’âge d’or : le métafilm, l’autoréférence, autant d’aspects d’une esthétique qui vide le cinéma classique de son propos pour jouer de ses faces, des traces qu’il laisse dans les mémoires cinéphiliques. Bien sûr, il y a le revers de la médaille : des accidents d’avion toujours plus ensanglantés et une sorte d’impureté qui s’installe en creux de la démesure hygiénique (la barbe, les cheveux gras, les traces de brûlure sur la peau, les lieux insalubres...)



Plus que jamais pourtant, l’imagerie religieuse est présente dans le cinéma de Scorsese. Difficile de savoir si cela reste à la surface comme une réminiscence - devenue obsession folle - ou comme un prophétie. C’est probablement cet amalgame de folie et d’espérance qui vient saturer l’écran, ainsi que la peau d’Howard Hughes lorsqu’un film est projeté sur son corps cicatrisé.


A la surprise générale, les plus mortellement pessimistes de ces persistances rétiniennes - de ces hallucinations résiduelles qui s’accrochent à la pellicule - se retrouvent aujourd’hui dans le cinéma de Spielberg. C’est désormais la mort qui poursuit ses héros, des poussières de cadavres répandues sur le visage de Tom Cruise ( !) dans La Guerre des mondes aux lugubres flashbacks qui obsèdent la mémoire visuelle d’Eric Bana dans Munich.


Dans Collatéral, le même Tom Cruise, spectre d ’un Robert de Niro mort dans Heat (costume et cheveux grisonnants), vient hanter l’honnête chauffeur de taxi. Michael Mann aime bien faire ainsi cohabiter les solitudes, superposer les façades. Outre le chatoiement des reflets, il fait mentir les plans, démasque les illusions de la profondeur de champ. L’une des figures qui revient est celle de la peinture murale : le marchand de fruits et légumes dans Collatéral, ou les peintures d’enfant dans Ali. On en remarque deux usages contraires : quand Ali est figé sur un mur en symbole pour les Africains, il semble inversement que le très nuisible Waingro de Heat sort littéralement du décor - la façade peinturlurée d’un hangar. A la limite, le personnage de Vincent dans Collatéral n’est qu’une émanation des surfaces métalliques de Los Angeles. Chez Michael Mann, la surface signifie l’insurmontable : illusion d’une facilité des rapports humains - c’est la fonction de la vitre, celle qui sépare Max de Vincent dans le taxi - ou encore utopie - la perspective y est ramenée aux deux dimensions de la carte postale face aux yeux de Max. Le talent du cinéaste est de donner de la teneur à la pure surface, non plus par la profondeur de champ, mais par l’espace qui sépare le spectateur de l’écran. Prendre conscience du trompe-l’oeil, partager la solitude et l’impuissance de ces personnages, c’est à nouveau mettre à vif la déchirure inhérente au cinéma.

La question de la surface se pose aussi sur le mode du mesurable. Chez Michael Mann, il arrive que le personnage soit englouti dans l’abstraction de figures géométriques. Ce sont les blocs d’immeubles de L.A à travers lesquels évolue le taxi de Max dans Collatéral. Chez Christopher Nolan, c’est au contraire le zoom aveugle sur la matière qui déstabilise, menace le plan de perdre son sens et le regard de redevenir poussière. La surface en morceaux est à recomposer pour échapper à une mort qui, à nouveau, est à notre poursuite : celle de l’épouse dans Memento, celle d’une jeune fille innocente dans Insomnia et celle des parents dans Batman begins. Du mari vengeur au justicier masqué en passant par l’enquêteur, l’enjeu au fil de cette oeuvre est de plus en plus héroïque. Autre adaptation de comics, Spiderman 2, de Sam Raimi. Là aussi le héros existe en réaction à un chaos, rendu notamment par un passage en spitscreen où la mort des chirurgiens opérant le Dr Octopus conduit en toute logique à l’éclatement du cadre en plans simulatanés. La seule solution pour répondre au chaos, ce sont les peintures de guerre : l’étendue du corps comme oeuvre d’art.




C’est dans le film de Nolan que cet enjeu est porté à son comble, l’étendue du film encore plus subtilement agencée. Les problème n’y sont résolus qu’en revêtant une nouvelle apparence, sorte d’interprétation morale - moralisante, parfois aussi - face au filmage aveugle et effrayant d’arbitraire. Batman utilise ces frayeurs pour les transformer à la fois en armure et en symbole. En composant avec le discontinu (les flashs liés à la mort des parents ou à la menace du pourissement dans le puits, les battements d’ailes/clignements d’yeux des chauves-souris), il s’agit de fabriquer une allégorie de la justice capable d’effrayer les adversaire : voici le costume de Batman.
Il est vrai que la transition, qui va du Saint Suaire aux collants de Batman, est rude. Elle frise en tout cas le sacrilège. Mais c'est cela aussi le cinéma: de l'art reproductible, du sacré profané - le divin mis à la portée des païens.