lundi 31 décembre 2012

Micki + Maude : quand le cinéma voit double

Dans Micki et Maude, de Blake Edwards, la rencontre de Rob avec Maude (qui deviendra sa deuxième femme) inscrit d'emblée le film dans un enjeu de répétition et de dédoublement. Il s'agit d'abord de faire durer l'instant magique en le répétant. Ou plutôt : de révéler la magie de l'instant en le reproduisant.


Avant même de tout multiplier par deux jusqu'à la folie (deux femmes, deux grossesses, deux chambre de maternité, deux bébés), le film se concentre sur un présupposé purement cinématographique qui veut que le monde soit reproductible. Dans La Huitième femme de barbe bleue, de Lubitsch, cette même idée introduisait chez l'héroïne un soupçon quant à la sincérité de son mari : quel réel peut-il y avoir quand tout a été - ou peut être - redoublé à l'envi ? 

Dans le reste du film de Blake Edwards, le principe est utilisé à des fins burlesques. Chaque séquence est répétée : une fois avec Micki, une fois avec Maude. Mais le vertige de cette situation, et son pouvoir comique, vient du fait que les deux ménages ne peuvent pas coexister sans se dissoudre immédiatement. Cette incompossibilité des deux mariages contraint Rob à mille acrobaties. Plus que jamais, le burlesque est métaphysique, il s'engouffre dans un vide offert par cette situation existante sans pouvoir être réelle. C'est le meilleur jeu possible avec le caractère impossible du cinéma.

Film de synthèse - L'odyssée de Pi, de Ang Lee

L'Odyssée de Pi fonctionne comme un mouvement de synthèse. Cela commence par le syncrétisme enfantin de Pi (pour "Piscine") découvrant et absorbant une à une les principales religions qui l'entourent : hindouisme, catholicisme, islam (le judaïsme est rattrapé in extremis par le narrateur). Sa famille, propriétaire d'un zoo, doit quitter l'Inde par la mer avec enfants et animaux. Le bateau sombre lors d'une tempête, laissant Pi seul dans un canot avec un tigre. L'animal est issu d'une autre synthèse : il surgit pour dévorer une hyène qui avait auparavant tué un zèbre et un chimpanzé. Le film lui-même est construit sur un emboîtement narratif, un récit à deux fonds : une histoire racontée à l'âge adulte par notre personnage et une autre version racontée par ce même personnage encore jeune homme. Ang Lee mélange aussi les tonalités de son histoire, nous faisant hésiter entre le récit de survie, le conte merveilleux, l'apologue et le trip à l'acide. 

Dans un rêve éveillé, le héros voit dans l'eau se re-dessiner les étapes de son périple, comme autant de créatures sous-marines s'entre-dévorant. La séquence ne mène à rien, sinon à l'épave vide d'un bateau. L'image de synthèse, ici instituée en esthétique, aboutit au vide océanique. Les fluorescences marines sont ambivalentes comme les plantes de cette île carnivore : à la fin il ne reste du héros qu'un vague souvenir, pas plus épais qu'une dent. Ang Lee rêve d'un d'un grand cinéma synthétique qui absorbe le monde, il ne produit qu'un cinéma acide qui ronge son personnage. 

dimanche 30 décembre 2012

Top 2012



1. Take Shelter, de Jeff Nichols
2. Tabou, de Miguel Gomes
3. Un monde sans femme, de Guillaume Brac
4. The Dark Knight rises, de Christopher Nolan
5. In another Country, de Hong Sang-Soo
6. Adieu Berthe ou l'enterrement de mémé, de Bruno Podalydès
7. Cinq ans de réflexion, de Nicholas Stoller
8. I Wish, de Hirokazu Kore-eda
9. Millénium, de David Fincher
10. Moonrise Kingdom, de Wes Anderson


Quelques déceptions : Les Bêtes du sud sauvage, Holy motors, Les Hauts des Hurlevent, L'Odyssée de Pi, Cheval de Guerre

Autres belles choses vues cette année :

 Les Parapluies de Cherbourg, de Jacques Demy

 Le Cardinal, de Otto Preminger

La Belle de Moscou, de Rouben Mamoulian

Freaks and geeks, de Paul Feig

Et bien sûr (mise à jour honteuse du 4 janvier) ce formidable film de Tsui Hark découvert cette année :

lundi 10 décembre 2012

Présence du passé - Tabou, de Miguel Gomes


Paru sur Causeur

Le charme du Tabou de Miguel Gomes tient peut-être entièrement dans sa structure en deux temps, partage franc mais subtil entre le présent et le passé. L’histoire d'aujourd’hui se passe à Lisbonne. Une brave dame, Pilar, cherche à aider sa voisine, une vieille femme malade et peu commode nommée Aurora. La seconde partie se déroule au Mozambique cinquante ans plus tôt, c’est le récit par un certain Ventura de l’histoire d’amour qui le lia à Aurora. 

 La mise en regard des deux parties se fait de manière surprenante. D’un côté le chapitre nommé « Paradis perdu », filmé dans un noir et blanc austère. De l’autre le chapitre « Paradis » raconté en voix-off, dans un format d’image différent, avec un noir et blanc qui a gagné une espèce de qualité onirique : les contrastes sont plus doux, comme voilés ; tout semble surgir d’une réalité enfouie.

Pourquoi ces deux temps ? Y a-t-il quelque chose derrière ce dialogue entre le froid et le chaud, entre l’âpreté de la première partie et la tendresse vénéneuse de la seconde ? Non, aucune explication, et c’est en cela que le film est magnifique. Il y a quelque chose de gratuit dans la manière dont Tabou met en scène l’éclosion d’un souvenir : les deux chapitres n’existent que pour ce moment précis où la mémoire s’enclenche, où l’on passe d’une époque à une autre. Pas de troisième partie car il n’y a pas de boucle à boucler, il n’y a rien à stabiliser, il ne reste qu’un mouvement irrésistible du présent au passé et du passé au présent. 

Traduisant en images la puissance romanesque du souvenir, Miguel Gomes se place sous les auspices du meilleur cinéma : celui qui invoque, réveille, ressuscite. Comme le dit Stanley Cavell dans La Projection du monde, le temps du cinéma est naturellement le passé, celui de la narration a posteriori. Au moment où le film est projeté, dit-il, la réalité imprimée sur pellicule aura nécessairement disparu : la projection, qui n’est plus alors qu’un mouvement vers un monde absent, passé, est semblable à un effort de la mémoire. Comme un spectateur de cinéma, le personnage de Pilar dans Tabou entend le récit de Ventura lui faisant vivre une histoire qui n’est pas la sienne. Et c’est justement le but de cette première partie que de créer les personnages, la situation et l’atmosphère oppressante qui permettront au passé de surgir et de se projeter naturellement sous nos yeux. 

Dans sa texture même, le second chapitre est travaillé par cet effort de réminiscence : les séquences, muettes, sont racontées et commentées par Ventura. Paradoxalement, ce format donne de la pudeur au récit, au sens où la passion amoureuse se trouve à la fois portée et tenue à distance par la contrainte formelle. Comme les dialogues chantés de Demy, les dialogues racontés de Tabou ne gardent de l’expérience visuelle qu’un substrat d’émotion. Autre paradoxe fertile : la façon dont la voix du narrateur se plaque sur les images en mouvement, subjectivement et avec un soupçon d’ironie, c’est-à-dire au cœur et en dehors de la passion emportant nos deux personnages. 

 Car si nous savons que le récit est de Ventura, les images le mettant en scène ne sont pas forcément les siennes. À la réflexion, on se demande même si l’étrange beauté du point de vue n’est pas celle du crocodile qui rôde pendant tout le film. L’animal apparaît dans le prologue, puis comme improbable trait d’union entre les amants du second chapitre. C’est une présence étrangère portant sur les choses un regard non dépendant de l’expérience humaine. Son œil, semblable à une caméra, est le dépositaire silencieux de la mémoire du couple. Attribut païen, entre tabou et totem, ce crocodile a aussi des allures de reptile tentateur, ferment du péché dans ce paradis terrestre. Il y a entre les deux parties une cristallisation très subtile de la culpabilité qui fait voyager du paganisme au christianisme, et inversement. Il n’est d’ailleurs pas anodin, dans le premier chapitre, que Pilar soit présentée comme une chrétienne dévouée, toute à ses bonnes œuvres et cherchant à aider les autres autant qu’elle peut. Injustice : sa vie demeure ingrate, quand celle des amants adultérins est intense, coupable et passionnée. Aucune conclusion à en tirer, sinon qu’en plus de l’audace, il y a une forme de sagesse sereine dans le chef d’œuvre de Miguel Gomes.

Note : A la deuxième vision (et écoute) de Tabou, la surprenante sonorisation du chapitre "Paradis" m'a fait penser à la séquence finale de Ce cher mois d'août que j'ai vu entre temps : une discussion absurde entre le réalisateur et l'ingénieur du son, l'un accusant l'autre d'enregistrer des bruits fantômes, de choses qui ne sont pas làSur Gomes, lire l'article de Nightswimming et la présentation qu'en a faite Joachim Lepastier  à l'occasion du festival de la Rochelle.

dimanche 2 décembre 2012

Objets d'époque - Populaire, de Régis Roinsard

Populaire est une énième variation vintage, écume tardive d'une mode américaine (Mad Men), d'une ancienne vague française (des Choristes aux OSS 117) et d'un succès franco-américain (The Artist).  Quand en aurons-nous assez des téléphones à sonnerie stridente, des blondes en belle robe et des fumeurs bien coiffés ? Quand notre nostalgie se fatiguera-t-elle ? Le film de Régis Roinsard joue avec cette question en poussant jusqu'au bout ce qui, dans cette imagerie ancienne, a trait au fétichisme des objets. Le programme du film est au fond celui-ci : prenons un objet typique - la machine à écrire - un personnage emblématique - la secrétaire - et faisons surchauffer le tout jusqu'à l'absurde. Par un détournement narratif, la secrétaire de 1959 n'a donc plus d'autre métier que de taper, le plus vite possible, sur sa machine. Derrière ce pur fantasme autour des objets et cette réification de tout en exemplaires d'époque, le film a la lucidité de faire du discours progressiste un élément de langage publicitaire. Il serait bien que Populaire soit le dernier film de ce genre. Non seulement parce qu'on commence tranquillement à en avoir marre, mais surtout parce que cet inventaire frénétique ferait une honnête conclusion.