lundi 30 janvier 2012

La Belle de Moscou, de Rouben Mamoulian - la danse comme possession

Remake musical de NinotchkaLa Belle de Moscou (Silk Stockings) est aussi le dernier Fred Astaire à proprement parler. Dans ce film de Rouben Mamoulian se joue une dernière fois (nous sommes en 1957) l'art de la comédie musicale classique, où la danse est question de possession : en dansant, je joue à posséder et à être possédé. Le film s'ouvre sur un plan montrant les jambes de Fred Astaire en train de marcher. Les jambes du danseur sont détachées de son corps, elles flottent dans le cadre. C'est de ce flottement que peut jaillir le paradoxe : le danseur est maître de ses mains et de ses pieds, de ses accessoires, de ce qui l'entoure - il a tout cela en sa possession - et pourtant il se laisse porter par son mouvement, par la valse de ses pieds, par une chaise ou par le corps de sa partenaire - il est comme possédé par ce qui l'environne.

L'enchantement de la comédie musicale consiste à élargir toujours le champ de cette paradoxale possession. Il y a d'abord le corps du danseur, ensuite chacun de ses membres, puis une ou plusieurs partenaires, et enfin tous les éléments du décor. Dans un amusant duo de Fred Astaire avec une starlette hollywoodienne, la danse semble même procéder des récentes innovations technologiques du cinéma : le technicolor et le son stéréo sont cités puis mimés. La dimension érotique du paradoxe est omniprésente : ainsi quand Fred Astaire glisse à la sublime Cyd Charisse "I want to handle even heart and soul of you", c'est comme le pendant du "I got you under my skin" qui n'est jamais dit, mais clairement joué dans les numéros de danse qui suivent.




La relation aux choses induite par la comédie musicale tient à l'animisme pur et simple. Tout d'abord, le corps, le cadre, le décors sont systématiquement découpés en fragments ou en objets distincts. Pour danser, il faut accepter de donner son indépendance à telle ou telle partie du corps, et d'attribuer à chaque parcelle du décor un motif de désir particulier et inédit. Il y a dans la comédie musicale un nécessaire mouvement de réification, qui permet en retour de retrouver l'esprit des choses, leur âme : ce qui, littéralement, les anime. La Belle de Moscou est habité par ce fétichisme joyeux, qui cristallise notamment autour des jambes. Ce sont celles, d'abord, de Fred Astaire, puis les jambes d'un mannequin dans une vitrine, puis celle enfin de Cyd Charisse. Le numéro de danse où Ninotchka s'habille en occidentale reflète parfaitement ce fétichisme : elle joue avec les vêtements qu'elle s'apprête à mettre, donne vie aux chaussons et aux bas qu'elle tient dans ses mains. L'objet participera toujours d'une harmonie capable de posséder celui ou celle qui danse.

Dans la langue de Ninotchka, tout de même agent soviétique, cette possession a pourtant un nom : l'aliénation. La réification enchanteresse opérée par le cinéma hollywoodien est précisément le fétichisme de l'objet marchand que critique un Walter Benjamin : notre héroïne ne s'y trompe pas, outrée qu'elle est d'apercevoir des jambes dans une vitrine. Il est très étonnant à cet égard qu'on ait qualifié de caricaturale l'opposition entre capitalisme et communisme dans le film. Lue à travers le prisme de la danse comme paradoxale possession (posséder et être possédé), l'opposition politique semble au contraire d'une rare subtilité. D'un côté il y a le jeu de la possession, de l'autre le refus de posséder, et, plus violemment, celui d'être possédé. Tout le génie du film tient bien sûr à transformer ce dialogue politique en érotique de la danse. L'émerveillement face aux objets du capitalisme - qui ont par exemple la séduction des beaux vêtements, des bas et des frou-frous - est d'autant plus entêtant si on y a d'abord résisté.

S'il devait encore y avoir besoin d'arguments pour se convaincre que le film de Rouben Mamoulian est un chef d'oeuvre, il faudrait regarder encore et encore le dernier numéro de danse: celui mettant en scène le Fred Astaire de Top Hat, possédé par l'esprit naissant du rock'n'roll, autre fleur délicieuse de l'occident capitaliste.

dimanche 29 janvier 2012

The Descendants, d'Alexander Payne

« Ce n’est pas parce qu’on vit à Hawaï qu’on a une vie de rêve », fait dire Alexander Payne au personnage principal de The Descendants.  Tu m’étonnes. Avoir  des chemises hawaïennes et le visage de George Clooney n’évite au gars ni d’avoir une femme dans le coma, ni d’être cocu (de cette même femme dans le coma). Il y a de la vie derrière l’écran, et cette vie n’est pas une mince affaire. Voici le renversant credo cinématographique d’Alexander Payne.

Il est clair qu’on s’ennuie terriblement devant The Descendant, mais reconnaissons qu’on peut s’ennuyer différemment d’un moment à l’autre.  Il y a un premier ennui, général, qui est lié aux automatismes de ce cinéma américain vaguement estampillé indépendant.  Père dépressif, petite fille qui n’a pas sa langue dans sa poche (cf. Little miss sunshine), ado ingrate mais en fait sympa – le message « on est quand même une famille malgré nos problèmes » commence a être enregistré, merci. Tous les tics formels sont là aussi, même si sur la bande-son la musique hawaïenne a provisoirement remplacé les guitares folks. Le second type d’ennui ressemble plus à de la gène : il y une fausse pudeur, dans The Descendants, qui consiste à faire semblant de mettre en sourdine une émotion  pour mieux la souligner.  Je pense par exemple à ce plan où Alexandra réagit, sous l’eau de la piscine, à l’annonce de la mort prochaine de sa mère. La séquence devient un cliché, l’émotion une grimace.

Les yeux de chien battu de George Clooney ne sauvent rien de cet ensemble terne. J’ai largement préféré la bande-annonce.

mardi 24 janvier 2012

J. Edgar, de Clint Eastwood - un cinéma à veiller les morts

Il est tentant de moquer les acteurs maquillés, masqués, momifiés de J. Edgar (le dodelinant Clyde Tolson, notamment, est plutôt rigolo). Mais alors soyons conséquents : demandons-nous ce que les momies viennent faire là. Et rappelons-nous que, dans Gran Torino, Eastwood s'est offert aux balles de ses ennemis, et qu'il revient tout juste d'Au-delà.

Cette fois-ci, il a presque éteint la lumière, comme s'il fallait veiller les morts. La photographie si sombre de J. Edgar a cette vertu de limiter le champ de vision : de rabattre toujours le regard sur ce qui vient en premier, sur ce qui est le plus évident. Une façon de marcher, de jeter un œil à la fenêtre, l'emportera toujours sur une vision politique ou un secret d'état. Peut-être est-ce là la faiblesse du film - il n'y a pas de point de vue sur le personnage de Hoover - mais il est sûr, parallèlement, que c'est son atout : avant d'être ceci ou cela (parano ou visionnaire), Hoover n'est qu'une transition corporelle de la jeunesse à la vieillesse.

Et cette transition est une somme de souvenirs qui sont venus s'ajouter, s'empiler un à un jusqu'à former sur son visage ces rides, le masque de sa vieillesse. Vous l'avez votre momie : ces images comme autant de bandelettes qui, à mesure qu'il repasse sa vie devant ses yeux, s'enroulent autour de lui et l'amènent à la mort. C'est beau comme du cinéma.

jeudi 19 janvier 2012

Putty Hill, de Matthew Potterfield

En débusquant une intrigue dans des interviews, des portraits morcelés, des effets de réel, un film comme Putty Hill a l'ambition paradoxale d'un cinéma naturellement romanesque. Où le roman tiendrait dans le documentaire, et où le récit serait juste , à portée de caméra, se déployant à mesure que les séquences de vie s’additionnent.

Tout ça, bien sûr, n'est qu'illusion. Car il y a bien, dans la démarche de Matthew Poterfield, la volonté d'un regard synthétique, organisateur. Et en creux, une forme de mélodrame pas si éloigné du film choral et de certains tics du cinéma indé. C'est l'histoire d'un enterrement, celui d'un garçon de 24 mort d'une overdose, dans la région de Baltimore : on entend le témoignage de ses proches, on voit les scènes de vie qui entourent la cérémonie des obsèques.

Pourtant, en même temps qu'il tourne autour d'une absence, le film parvient de singulière façon à rendre hommage aux présents. On tient le regard d'adultes et d'adolescents, mystérieux comme ceux de Gus Van Sant, baignant dans une belle lumière. C'est fragmentaire, impur, cela tombe parfois dans le procédé - et, pour ces raisons peut-être, c'est un film plutôt émouvant.

Putty Hill, sortie le 24 janvier chez E. D. Distribution

lundi 9 janvier 2012

Take Shelter, de Jeff Nichols - vertiges de la pesanteur

 Publié chez Causeur.fr

« Certains ont des malheurs; d’autres, des obsessions. Lesquels sont le plus à plaindre ? » (Cioran, De L'inconvénient d'être né)

La pesanteur est le premier principe de Take Shelter. Dès les premiers plans, le ciel, bon vieux couvercle tragique, semble s’abattre sur les épaules de Curtis, le personnage principal: il regarde la pluie, presque pâteuse, ruisseler sur ses doigts. La première forme de pesanteur réside dans cet effet de réalisme poisseux : non seulement une nature se rabattant à tous moments sur le corps du personnage, mais aussi un schéma social traîné comme un fardeau par ce père de famille. Puis, la nuit, une autre forme de pesanteur se déchaîne : dans des rêves violents, Curtis voit s’abattre sur lui les éléments – pluie, chien enragé, silhouette derrière une vitre, femme au couteau. Un genre, celui du film d’épouvante, pour dire vite, vient peser dans les nuits paranoïaques de Take Shelter

Il y a un instant, cependant, où le suspense devient, concrètement, une suspension de la pesanteur. Dans l'un de ces rêves, les lois de la physique sont défiées : réfugié dans le salon avec sa fille, Curtis voit les meubles léviter, comme sous l’effet du mouvement invisible et impossible de la maison elle-même. Comme si le poids des choses avait contaminé le cadre, comme si le film lui-même n’était qu’une chute, plus rapide encore que celle du monde. Tout le paradoxe de Take Shelter tient à cette manière de retourner contre elle-même la pesanteur, pour faire l’expérience de son dérèglement exponentiel. Petit à petit, les effets de réalisme et les effets de genre sont pervertis pour ne former plus qu’un monde à part, en apesanteur, celui de Curtis La Forche.

Face à la catastrophe il n’y qu’une seule solution : creuser. Pour réfugier sa famille, pour la protéger de la tempête dont il pressent l’imminence, Curtis entreprend de creuser un abri dans son jardin. Et à mesure qu’il creuse, son angoisse est de plus en plus précisément projetée sur ce qui l’entoure. L’abri devient une caisse de résonnance, amplifiant la portée de tout ce qui est perçu par le personnage.

Car percevoir et déchiffrer, sentir et ressentir, sont bien les seules activités qui vaillent dans Take Shelter. Le monde est exclusivement composé de signes, auxquels il s’agit de répondre par une exploration de l’étendue et de la profondeur des sens. C’est en tout cas le quotidien de cette famille où, la petite fille étant sourde-muette, on utilise le langage des signes. L’harmonie du foyer semble tenir à la fragilité de cette langue secrète qu’ils se sont appropriés. A l’approche de la catastrophe, Curtis devient pourtant indéchiffrable pour ses proches : ses gestes ne constituent plus qu’une série de comportements erratiques, au mieux arbitraires, au pire obsessionnels. Le film n’est plus alors qu’une somme de séquences et d’actions opaques. A partir de là, le mouvement de crise et de recomposition de la famille, qui traverse tout le film, est magnifique. Avec la délicate Jessica Chastain, jouant l’épouse de Curtis, le dialogue redevient sensoriel, les propos redeviennent sensés.

Partager un regard, une manière de voir le monde, est à la fois, dans Take Shelter, l’attitude familiale par excellence et la définition du geste artistique. Le cercle vicieux de la paranoïa est aussi cinématographique que psychologique : le plan fait vérité et l’angoisse créé le malheur. Fou ou sain d’esprit, Curtis a raison. Tout simplement parce que redouter les nuages est la première manière de les faire exister dans le ciel. Tout simplement parce que, dans l’enclos du film, l’ouragan est effectivement en train d’arriver. Avec Take Shelter, Jeff Nichols nous fait découvrir la vertu apocalyptique de la paranoïa : à l’heure de la fin du monde, les êtres se révèlent, la nature se déchaîne et l’amour peut renaître.