samedi 31 août 2013

Elysium, de Neil Blomkamp

Dans District 9, le premier long métrage de Neil Blomkamp, l’allégorie politique de l’apartheid fonctionnait comme un décorum de science-fiction plus que comme un propos cohérent. En vérité, le film ne parlait pas plus d’apartheid que de pelote basque et c’était très bien comme ça. Il y a encore, dans la première heure d’Elysium, cette volonté d’installer un contexte de violence politique : cette fois-ci c’est le sud contre le nord, le nord prenant la forme d’une station spatiale pour riches appelée Elysium, et le sud d’une planète Terre surpeuplée de pauvres gens. Une forme de lutte des classes, donc, dans laquelle s’engage Max (Matt Damon), ouvrier de son état, le jour où sa vie se retrouve liée au sort de millions d’autres terriens. 

Il est très surprenant qu’Elysium nous soit un peu partout présenté comme le blockbuster intelligent de l’été, car s’il y a bien une qualité que le film n’a pas, c’est l’intelligence. Comme dans District 9, des questions intéressantes sont lancées puis curieusement évitées. Sur le rapport de l’homme à la machine, par exemple, il faudra se contenter de quelques saynètes de quiproquo entre humain et robot. La transformation de l’organique en mécanique semble pourtant le véritable sujet du film, de l’exosquelette que porte Max aux guérisons par renouvellement des cellules permises par les « Medbox » sur Elysium. Mais il est effarant de voir à quel point la mise en scène, elle-même contaminée par les automatismes, peine à faire quelque chose de cette idée. Le film est victime d’une prolifération des effets de réel qui, au lieu de servir de carburant à la vraisemblance de la fiction, sont systématisés jusqu’à l’absurde : un monde post-apocalyptique plus vrai car plus sale que nature, des personnages toujours filmés en shaky cam du point de vue supposés de robots ou de drônes, des plans parfois illisibles et une lumière en perpétuel clignotement. Dans ce contexte, les scènes de combat oscillent entre le banal et le franchement ridicule. 

Neil Blomkamp est, dans Elysium, atteint par le mal qu’il voudrait décrire : tout ce qu’il touche se transforme en gadget. Même les plus humains, même les plus terriens des personnages sont traités comme des robots. Max, par exemple, est une machine à flashbacks. Lorsque son regard croise celui de Frey, son amie d’enfance, une insupportable complainte orientale se joue et les joies, les peines, les amours d’enfance se trouvent ressuscités une énième fois sous nos yeux endormis. Quand Max s’adresse à une petite fille, dans un moment censé redonner foi en l’humanité, l’enfant récite une histoire comme un automate. Tout est terriblement banal. 

Le propos politique lui-même est victime de cette robotisation généralisée. Le cœur de l’injustice dont sont victimes les terriens vis-à-vis des Elysiens réside dans le code source d’Elysium, lui-même rangé dans le cerveau de Matt Damon. Pour résoudre la lutte des classes, il faut télécharger le code et modifier la variable d’accès à Elysium : il suffisait d’y penser. Peu importe, au fond, que le propos politique soit indigent : c’était le cas dans District 9, et le film savait pourtant tirer de la politisation apparente une énergie au service de la fiction. Mais cette fois, la science-fiction d’Elysium reste toujours machinale : c’est-à-dire à la fois brouillonne, approximative et tristement systématique.

vendredi 2 août 2013

Prise et Reprise - Kierkegaard au cinéma

A la lecture de La Reprise [1] de Kierkegaard, on ne peut s’empêcher de penser à certaines obsessions du cinéma. Pour le dire vite, la reprise est un geste par lequel l’homme, en reprenant des événements de sa vie passée, se reprend lui-même et affirme sa liberté devant Dieu. L’auteur compare et oppose la reprise au souvenir : comme la réminiscence que les Grecs rapprochaient du savoir, la reprise est une manière de reconnaître dans le présent le recommencement d’un temps qui semblait perdu. Mais à la différence du souvenir, hors du monde et nécessairement tourné vers le passé, la reprise est une manière, dans le présent, de se tourner vers l’avenir. En s'appuyant sur ce que Stanley Cavell appelait « la projection du monde », voici trois raisons pour lesquelles il peut être intéressant de faire dialoguer cette idée avec le cinéma.

Première chose : à propos du cinéma, il est possible de partir du même présupposé que K. dans ses observations, par exemple à travers l’étude d’une relation amoureuse impossible dès son commencement. A savoir que, par l’action du temps, tout est toujours en train de se perdre, tout est toujours déjà perdu. C’est de cette manière que Stanley Cavell parle du cinéma. Le film projeté sur un écran nous restitue le monde en le vidant de sa présence – c’est-à-dire à la fois de sa réalité et de son inscription dans le présent. Il n’y a pas de chose telle que la prise : ce que nous voyons dans le plan n’est toujours qu’un souvenir, qu’une trace d’un monde absent et passé, d’un monde perdu. On arrive toujours trop tard, et l’enjeu, pour le spectateur d’un film comme pour le narrateur de La Reprise, de retrouver un temps perdu.

Second point : le livre de K. met la relation amoureuse au cœur de cette quête de la reprise. Le narrateur devient le confident d’un jeune homme, sorte de double de l’auteur, engagé avec une jeune fille dont il se dit éperdument amoureux. Mais il s’aperçoit très vite qu'il y a une part de fausseté narcissique dans son exaltation de l’être aimé, si bien que son amour se transforme en torture, et que la possibilité du mariage s’éloigne. Les affres du sentiment amoureux deviennent pour le narrateur une image de cette périlleuse quête de la reprise, qui se dérobe à mesure qu’on essaie de l’envisager : le mariage n’est évoqué qu’en traversant le spectre de la rupture.  C’est à nouveau Stanley Cavell qui a théorisé cette idée dans son essai Pursuits of Happiness faisant de célèbres comédies hollywoodiennes des années 30 et 40 des « comédies de remariage ». Autrement dit des comédie où le mariage n’est pas conçu comme une union découlant d’une rencontre entre deux personnages, mais comme une union découlant d’une séparation entre ces deux mêmes personnages (c’est par exemple le « mur de Jéricho », sous la forme d’une couverture séparant le couple, dans une fameuse scène de It happened one night de Capra). Le véritable amour n’est jamais spontané : il résulte d’un retour sur soi-même et d’un perfectionnement des sentiments[2].

Troisième point, surprenant et pourtant essentiel : ni le narrateur du livre, ni le personnage du jeune homme amoureux n’accèdent à cette Reprise dont il est question dans tout le livre. Le premier acquiert la conviction (notamment à travers un voyage à Berlin où il a essayé de reproduire les sensations d’un précédent voyage) « qu’il n’y a pas de reprise possible ». Quant au second, dans les lettres qui nous sont données à lire, il entrevoit la possibilité de la reprise, mais se contente de la contempler à travers la figure de Job, alors que son aimée en épouse un autre. De fait, ce petit livre porte autant sur la reprise que sur la description de sa recherche, sous un angle « esthétique et psychologique » (selon les mots de l’auteur). K. semble d’ailleurs jouer cette ambiguïté, utilisant tantôt le terme dans sa définition la plus haute (la reprise a lieu au stade religieux), tantôt dans des sortes de versions mineures, à la limite du jeu de mot. C’est par exemple son observation, dans un théâtre de Berlin, du fonctionnement de la farce, combinant répétition,  variation et économie des moyens pour faire travailler l’imagination des spectateurs.  La reprise est une notion impure, dont il est à la fois question comme d’une chose sérieuse et d’une plaisanterie. Un bégaiement et un saut dans l’inconnu de la foi. 

Le rapport de ces trois remarques avec le cinéma reste forcément théorique. Pourtant, le « ressouvenir » dont parle K. au début de son livre (pour l’opposer à la reprise), cette envie  de ressusciter le passé, cette conception morbide de l’esthétique est bien une maladie originelle du cinéma. On la voit à l’œuvre dans Vertigo, où le personnage principal s’emploie à recréer une femme qu’il a aimée et qu’il croit morte. Il commet la même erreur que le narrateur de La Reprise lors de son voyage à Berlin : il ne fait que reconstituer les attributs extérieurs d’un souvenir, se condamnant au tragique de la répétition. Pour prendre un exemple opposé, L’Aurore de Murnau offre quelques ressemblances avec ce que K. appelle la reprise : le couple séparé, l’épreuve de la fascination esthétique pour les lumières de la ville (et l’amante qui va avec), l’intériorisation par la culpabilité qui est une sorte au passage au stade éthique, puis cette lumière véritable, presque religieuse, vers laquelle il finit par se tourner avec son épouse retrouvée…

Pour retourner dans le domaine de la farce et de la comédie amoureuse, on pense à quelques scènes du cinéma américain qui jouent avec cette idée de prise et de reprise de la manière la plus littérale possible. Trois séquences, donc, où une même scène est jouée et filmée deux fois d’affilée. Le dispositif varie : les personnages parlent ou se taisent, sont acteurs ou spectateurs - mais il s’agit toujours de laisser, entre les deux prises, quelque chose se passer.

Micki + Maude de Blake Edwards :

How do you know de James L. Brooks

Super 8 de J. J. Abrams

[1] L’expression de Kierkegaard a longtemps été traduite par « répétition ». L’édition Garnier Flammarion utilise le terme de « reprise » – je  ne sais pas si la traduction est plus juste, mais elle est en tout cas conceptuellement plus parlante.
[2] Stanley Cavell parle plusieurs fois de Kierkegaard dans son essai, notamment dans le chapitre « The same and the different » sur The Awful Truth, mais sans non plus s’appesantir.  Voir sinon cet article qui en dit plus sur le sujet.