Au festival de Cannes, Clint Eastwood avait préféré aller s'envoyer un bon resto plutôt que de se laisser officiellement euthanasier par un "prix d'honneur pour l'ensemble de sa carrière". Le jury avait choisi cet hommage en forme de momification plutôt que de reconnaître à sa juste valeur le joyau de classicisme qu'est L'Echange. C'est dans l'ordre des choses. Comment les garants de la culture véritablement culturelle, c'est-à-dire progressiste, en fuite vers tous les horizons, vers toutes les diversités possibles, auraient-ils pu comprendre cet hymne à la filiation, à la tradition, à la verticalité? Vingt ans après la projection de Pale Rider à Cannes, où l'on avait fait comprendre à Eastwood qu'un fascitoïde de son espèce n'avait pas sa place dans un festival sérieux, on essaie aujourd'hui d'enterrer le conservatisme formel d'un cinéaste qui n'a pourtant jamais été aussi vivant.
Clint Eastwood emprunte ici encore la voie du mélodrame. Film linéaire, centré sur le visage de son héroïne, Christine (Angelina Jolie), L'Echange suit l'itinéraire douloureux d'une mère à la recherche de son fils. Tout se passe comme si l'absurdité d'une situation - un enfant remplacé par un autre - se trouvait réfutée par les mises en scène de la normalité. La facture classique, dont on a tant parlé, confère dans un premier temps une sorte de froideur au récit. Policiers, médecins, tous s'accordent pour rejeter les états d’âmes de Christine hors du cadre préétabli de leur simulacre d'enquête. La mise en scène aide donc d'abord l'étau de la société à se refermer sur la personne, sur le personnage. Le symbole ultime de cet enfermement est bien entendu l'institution psychiatrique.
Mises en scènes, apparences, c'est la deuxième fois, après Mémoire de Nos Pères, que Clint Eastwood nous donne à voir les méfaits de l'imagerie journalistique. Mais dans L’Echange, plus de répétition à l’éternel, plus de tournis, plus d’ivresse écœurante, non, le récit est déroulé dans l’ordre temporel, à quelques accessoires exceptions près. Cela rend d’autant plus impitoyable la suite des événements.
Ce qu’il y a pourtant de commun, c’est la façon dont sont piégés les personnages. Les apparences produites par la police, avec la complicité des journalistes, sont les pièces d’un mécanisme social qui lie, enchaîne à des obligations purement virtuelles, vides de sens et d’objet réels. Ainsi le capitaine de police rappelant Christine à ses obligations de mère à l’endroit d’un garçon qui n’est pas le sien. Ainsi le psychiatre brandissant une photo et un article comme évidence du mensonge ou de la folie de sa patiente. La leçon de morale ressemble au discours d’un logicien qui aurait une fois pour toute écarté le réel d’un revers de la main. Le discours et l’imagerie journalistiques ne font que créer ex-nihilo les conditions d’une raison et d’une morale décharnées.
La responsabilité est toujours au centre de l’interrogation d’Eastwood. Et l’entêtement de son héroïne donne un contre-exemple charnel au jeu de reflets qui lui est opposé. Le profil de Christine se détachant des ténèbres abrite le peu d’humanité qui sauve le film du désespoir sans retour. Clint Eastwood a fait un pari sans réserve sur son personnage – et sur son actrice. C’est elle en effet qui donne la profondeur de son émotion à l’enchaînement implacable des séquences. Depuis Million Dollar Baby, le cinéaste témoigne d’une singulière sensibilité aux personnages féminins. Peut-être celles-ci auront-elles pris, avec leur volonté sans relâche, le relai des héros rebelles et des forces sauvages.
Au moment où l'enquête véritable prend forme, le thriller vient rejoindre le mélodrame. Comme dans Mystic River, on découvrira que l’innocence n’a rien d’un attribut de l’enfance. La vérité a été recouverte, enterrée par l'émulation journalistique, il est temps désormais de creuser. Bien sûr la vérité n'est pas belle à voir. C’est pourtant au cœur de l’obscurité ce qui fonde l’espoir.