Emmanuel Burdeau, l'auteur de Vincente Minnelli - étude sur le cinéaste américain récemment parue aux éditions Capricci - a aimablement accepté de répondre à mes questions. Qu'il en soit publiquement remercié. Avant de vous livrer ses éclairantes réponses (à des questions parfois un peu à côté de la plaque, il faut bien l'avouer), voici un compte-rendu forcément partiel de ce livre dense et prenant.
Le titre du livre d'Emmanuel Burdeau, Vincente Minnelli, est simple et sans détour : tout sur Minnelli, et surtout rien que sur Minnelli. Je ne m'en était pas fait la remarque avant que lui-même ne le rappelle dans sa première réponse. Sauf exception, il n'est fait mention d'aucun autre film que de ceux de Minnelli dans ce livre. Par ailleurs, Burdeau ne se pare d'aucune autre référence critique, d'aucun argument d'autorité pour parler du cinéaste. Comme s'il s'agissait de tout reprendre à zéro, de se plonger dans l'œuvre et d'en tirer la substantifique moelle. L'auteur prend son temps, raconte parfois l'histoire d'un film pendant plusieurs paragraphes, comme s'il était impossible de saisir l'esprit de l'analyse sans voir le film de l'intérieur. La démarche est à la fois agréable et, je crois, pleine de sens.
Le livre commence en dessinant les contours des genres principaux à l'œuvre chez Minnelli. La comédie musicale, bien sûr, mais aussi la comédie tout court, le mélodrame et le "méta-film hollywoodien" (le film mettant en scène le milieu hollywoodien). Le chapitre sur la comédie est particulièrement parlant, décrivant la manière dont des films comme The Long long Trailer, Father of the Bride et sa suite Father's little dividend mettent en scène la gestion panique d'un espace domestique encombré, déplacé, à la fois trop grand et trop petit - absurde. Le chapitre sur le mélodrame nous parle aussi de foyer, mais d'une autre manière. Il y a dans les mélodrames de Minnelli, comme par exemple Undercurrent ou The Clock, une ineffable nostalgie du foyer : c'est-à-dire à la fois un lieu où l'on pourrait se sentir chez soi, et où l'on pourrait partager une forme d'intimité. Les films en questions racontent cette quête, parfois impossible.
A propos du méta-film, c'est The Bad and the beautiful (Les Ensorcelés) qui sert d'exemple. Plutôt que de célébrer pour une énième fois une supposée critique du système hollywoodien, Burdeau montre l'ambiguïté du personnage de Kirk Douglas : le film devait enchaîner les récits comme les témoignages d'un procès, il finit par composer un tableau égal, amoral, montrant aussi comment le producteur a libéré le talent des uns, l'inspiration des autres. De la devise que le producteur porte sur son blason familial, "Non sans droit", l'auteur déduit une forme de simplicité muette et minimale, qui se fait au lieu de se justifier, qui se suggère au lieu de se montrer.
Des pages sur la comédie musicale à celles sur la danse, l'auteur définit le genre mais nous montre aussi son évolution, ou sa dilution dans d'autres genres. Immanence et contingence de la danse, proclamées en silence, simplement en dansant, se retrouvent dans l'antagonisme renouvelé entre Fred Astaire et Gene Kelly - l'un dans des propositions modestes et badines, l'autre de manière conquérante et affirmative. Comme recommandé dans sa réponse à ma question 3, je suis retourné voir dans le chapitre "Les sauvages et les justes" qui raconte la manière dont la danse, dans les films de Minnelli, s'est démocratisée - ou du moins dé-professionnalisée - jusqu'à se retrouver avec ou contre des rituels sociaux, par exemple dans The Reluctant Debutante. Dans cette métamorphose du genre, je cherche encore cette "joie qui demeure" dans la proclamation de "l'incapacité" à danser. Et même en évitant de parler de "mieux" ou de "moins bien", on ne m'enlèvera pas que si : l'enchantement d'Un Américain à Paris c'est "mieux" que la tendre parodie de The Bells are ringing.
Là où excelle Burdeau, c'est pour nous parler de la manière dont, dans toute l'œuvre de Minnelli, l'art s'articule à la parole - au récit, au nom et à la parole dite. De la voix-off de Flaubert aux livres qui saturent la tête d'Emma, la parole est par exemple omniprésente et ambivalente dans Mme Bovary. A côté de ça, de la danse à la peinture, Minnelli semble avant tout mettre en scène des esthètes et artistes dégagés comme le Julio des Quatre Cavaliers de l'Apocalypse, ou touchés par la folie comme le Van Gogh de Lust for Life. Il est alors fascinant de voir la manière dont un cinéaste travaillé par les couleurs et par l'image, se demande toujours comment le récit, comment la parole, la manière de nommer, redéfinissent continuellement la représentation. Ainsi le rouge des Quatre cavaliers de l'apocalypse désigne-t-il dans un même geste le flamboiement superficiel du dandysme de Julio, et les séquences guerrières, abolissant d'un coup la neutralité de l'art, et sa qualité supposée de refuge hors du discours, politique ou autre.
Bref, il y a probablement encore beaucoup à dire, le livre de Burdeau nous emmène à mille endroits. On regrette de ne pas avoir vu tout Minnelli et on se promet de rattraper ce retard dans les meilleurs délais - pour relire le livre, comprendre peut-être quelques passages opaques, et redécouvrir ces analyses à la lumière directe des films.
Cinq questions à Emmanuel Burdeau :
1. Vous commencez votre livre en évoquant les trois genres principaux abordés par Vincente Minnelli : La comédie musicale, la comédie et le mélodrame. Pour prendre l’exemple de la comédie : vous la présentez, en gros, comme l’art d’aménager tant bien que mal (ou de ne pas arriver à se ménager) un espace domestique. Ces trois définitions ne sont-elles valables que chez Minnelli ? Ne sont-elles pas, plus largement, le propre des genres évoqués? Votre description de la comédie minnellienne fait notamment penser à d’autres films comme I Was a Male War Bride de Hawks, ou The Apartment de Wilder.
Je ne me suis pas demandé si ces définitions étaient valables pour d'autres cinéastes. J'ai voulu que ce livre soit, presque maniaquement, un travail sur Minnelli et seulement sur lui. S'il peut avoir des reprises ou des prolongations hier, j'en serais à la fois ravi et un peu désolé, car cela voudrait dire que je n'ai pas su extraire ce que ce cinéaste avait de véritablement spécifique. Il se trouve aussi – d'où le caractère un peu oblique de ma réponse – que la définition de ces différents genres n'est pas pour moi ce qui importe le plus dans le livre. Ou plutôt, elle importe comme base de travail, comme socle que la suite du livre vient ensuite déranger, déménager… Ou plutôt, encore, cette première partie tourne surtout autour d'un cinéma, appelons-le classique, particulièrement représenté par la comédie musicale et par le méta-film (Les Ensorcelés), capable de s'épanouir dans tous les espaces, au cœur de tous les aménagements. Le caractère un peu restrictif de ces définitions est donc au fond un peu secondaire.
2. Vous décrivez un Minnelli en réflexion active sur la relation entre l’art et la parole, le langage et la représentation. La subtilité avec laquelle cela s’articule m’a fait penser au Corneille baroque de L’Illusion comique et du Menteur. Peut-on dire que Minnelli n’est ni classique ni moderne, mais simplement baroque, au sens théâtral du terme ?
J'avoue ne pas savoir ce que « baroque » veut précisément dire, et donc encore moins comment je pourrais l'appliquer à Minnelli. Vous avez sans doute raison. Mais encore une fois, « classique » et « moderne » sont moins des notions, dans le livre, que des opérateurs me permettant de penser Minnelli de part et d'autre de la limite entre l'un et l'autre, limite que je fais passer, comme beaucoup, à la fin des années 1950. Comment penser à la fois ce qui change et ce qui demeure ? Et comment penser ce qui change autrement que dans les termes d'un « moins bien » ou d'un « mieux » ? Comment parler à la fois – aussi bien – des Quatre Cavaliers de l'Apocalypse et du Père de la mariée ?
3. Pour vous, la danse chez Minnelli célèbre l’immanence pure, le pur plaisir pour les personnages d’être là, et d’affirmer corporellement qu’ils peuvent chanter et danser ensemble. Au sens où, comme vous le dites aussi, les numéros musicaux n’ont pas de véritable raison d’être dans le récit, on pourra dire que l’émerveillement qu’ils suscitent vient d’une forme de contingence. Pourquoi cette gratuité, et l’enchantement qui lui est lié, ne semble-t-elle plus possible après les deux chefs d’œuvres du genre, The Band Wagon et Un américain à Paris ?
Je peux ici vous répondre très simplement : tout un chapitre, intitulé « Les sauvages et les justes », est précisément consacré à montrer comment l'évolution de la danse et de la comédie musicale est telle que, bientôt, des films comme The Band Wagon laissent place à Qu'est-ce que maman comprend à l'amour ? (The Reluctant Debutante) et Un numéro du tonnerre (Bells are ringing). Comment la danse se dissout progressivement dans les gestes et les rituels de la vie pour devenir, disons, indiscernable ou purement sociale.
4. Vous précisez dès la quatrième de couverture : « Le rêve a sa place dans cette histoire, mais pas plus que la rêverie, la prière, la télépathie ou l'oubli ». Avez-vous voulu esquiver ou même contredire l’image commune d’un Minnelli créateur de rêves colorés et dévorants ?
Ni esquiver ni contredire : aller ailleurs, proposer autre chose. On n'écrit pas un livre pour répéter ce que d'autres ont dit ou écrit. Et puis il faut distinguer deux choses. D'une part le rêve : notion trop vaste, trop vite synonyme du cinéma lui-même, de Hollywood – l'usine à rêves – pour être véritablement utile à la réflexion, en tout cas au type de réflexion que je voulais bâtir : précise, directement nourrie du détail des films, du détail de l'œuvre, du détail de la pensée de l'œuvre. Et d'autre la couleur, le « dévorant » : là, il me semblait qu'il fallait montrer qu'à côté du dévorant il y a les dévorés ; qu'à côté de la couleur qui dévore il y a le visage qui est dévoré. C'est tout ce que j'essaie de développer autour du visage qui s'absente, qui pense, ne pense pas, pense à autre chose : la fin du livre, « She's not thinking of me ».
5. Ce qui est très appréciable dans votre livre, c’est que vous prenez le temps d’entrer dans le récit de chaque film, comme si vous vouliez analyser les films de l’intérieur. On a l’agréable impression que pour vous, expliquer Minnelli est synonyme d’expliquer pourquoi vous aimez Minnelli. L’analyse véritable implique-t-elle l’empathie ? En tant que critique, faut-il aimer pour comprendre ?
Analyser les films de l'intérieur : oui, absolument ; je ne concevais pas procéder différemment. Les films de Minnelli m'ont énormément donné, appris, enseigné…
Votre question, à laquelle je ne saurais vraiment répondre tant elle est vaste, me fait plaisir car elle révèle que j'ai su donner à ressentir mon admiration pour Minnelli sans avoir à la dire, sinon en quelques endroits. Imaginez un livre de 352 pages répétant sans cesse : Minnelli est grand ! Quel grand cinéaste ! Ce serait épuisant. Et pourtant la plupart des monographies sont écrites de cette manière.
Je réponds quand même : il faut une nécessité pour écrire, une impulsion, se sentir poussé, à la fois déstabilisé et assuré par cette poussée ; il faut être un peu dévoré et parfois s'autoriser une distance, une froideur ; en ce sens, oui, je rêverais que ce livre soit, indissociablement, l'un part l'autre, un livre d'amour et de pensée critique.
Fred Astaire et Gene Kelly, "The Babbitt and the Bromide", Ziegfeld Follies.
***
Le titre du livre d'Emmanuel Burdeau, Vincente Minnelli, est simple et sans détour : tout sur Minnelli, et surtout rien que sur Minnelli. Je ne m'en était pas fait la remarque avant que lui-même ne le rappelle dans sa première réponse. Sauf exception, il n'est fait mention d'aucun autre film que de ceux de Minnelli dans ce livre. Par ailleurs, Burdeau ne se pare d'aucune autre référence critique, d'aucun argument d'autorité pour parler du cinéaste. Comme s'il s'agissait de tout reprendre à zéro, de se plonger dans l'œuvre et d'en tirer la substantifique moelle. L'auteur prend son temps, raconte parfois l'histoire d'un film pendant plusieurs paragraphes, comme s'il était impossible de saisir l'esprit de l'analyse sans voir le film de l'intérieur. La démarche est à la fois agréable et, je crois, pleine de sens.
Le livre commence en dessinant les contours des genres principaux à l'œuvre chez Minnelli. La comédie musicale, bien sûr, mais aussi la comédie tout court, le mélodrame et le "méta-film hollywoodien" (le film mettant en scène le milieu hollywoodien). Le chapitre sur la comédie est particulièrement parlant, décrivant la manière dont des films comme The Long long Trailer, Father of the Bride et sa suite Father's little dividend mettent en scène la gestion panique d'un espace domestique encombré, déplacé, à la fois trop grand et trop petit - absurde. Le chapitre sur le mélodrame nous parle aussi de foyer, mais d'une autre manière. Il y a dans les mélodrames de Minnelli, comme par exemple Undercurrent ou The Clock, une ineffable nostalgie du foyer : c'est-à-dire à la fois un lieu où l'on pourrait se sentir chez soi, et où l'on pourrait partager une forme d'intimité. Les films en questions racontent cette quête, parfois impossible.
A propos du méta-film, c'est The Bad and the beautiful (Les Ensorcelés) qui sert d'exemple. Plutôt que de célébrer pour une énième fois une supposée critique du système hollywoodien, Burdeau montre l'ambiguïté du personnage de Kirk Douglas : le film devait enchaîner les récits comme les témoignages d'un procès, il finit par composer un tableau égal, amoral, montrant aussi comment le producteur a libéré le talent des uns, l'inspiration des autres. De la devise que le producteur porte sur son blason familial, "Non sans droit", l'auteur déduit une forme de simplicité muette et minimale, qui se fait au lieu de se justifier, qui se suggère au lieu de se montrer.
Des pages sur la comédie musicale à celles sur la danse, l'auteur définit le genre mais nous montre aussi son évolution, ou sa dilution dans d'autres genres. Immanence et contingence de la danse, proclamées en silence, simplement en dansant, se retrouvent dans l'antagonisme renouvelé entre Fred Astaire et Gene Kelly - l'un dans des propositions modestes et badines, l'autre de manière conquérante et affirmative. Comme recommandé dans sa réponse à ma question 3, je suis retourné voir dans le chapitre "Les sauvages et les justes" qui raconte la manière dont la danse, dans les films de Minnelli, s'est démocratisée - ou du moins dé-professionnalisée - jusqu'à se retrouver avec ou contre des rituels sociaux, par exemple dans The Reluctant Debutante. Dans cette métamorphose du genre, je cherche encore cette "joie qui demeure" dans la proclamation de "l'incapacité" à danser. Et même en évitant de parler de "mieux" ou de "moins bien", on ne m'enlèvera pas que si : l'enchantement d'Un Américain à Paris c'est "mieux" que la tendre parodie de The Bells are ringing.
Là où excelle Burdeau, c'est pour nous parler de la manière dont, dans toute l'œuvre de Minnelli, l'art s'articule à la parole - au récit, au nom et à la parole dite. De la voix-off de Flaubert aux livres qui saturent la tête d'Emma, la parole est par exemple omniprésente et ambivalente dans Mme Bovary. A côté de ça, de la danse à la peinture, Minnelli semble avant tout mettre en scène des esthètes et artistes dégagés comme le Julio des Quatre Cavaliers de l'Apocalypse, ou touchés par la folie comme le Van Gogh de Lust for Life. Il est alors fascinant de voir la manière dont un cinéaste travaillé par les couleurs et par l'image, se demande toujours comment le récit, comment la parole, la manière de nommer, redéfinissent continuellement la représentation. Ainsi le rouge des Quatre cavaliers de l'apocalypse désigne-t-il dans un même geste le flamboiement superficiel du dandysme de Julio, et les séquences guerrières, abolissant d'un coup la neutralité de l'art, et sa qualité supposée de refuge hors du discours, politique ou autre.
Bref, il y a probablement encore beaucoup à dire, le livre de Burdeau nous emmène à mille endroits. On regrette de ne pas avoir vu tout Minnelli et on se promet de rattraper ce retard dans les meilleurs délais - pour relire le livre, comprendre peut-être quelques passages opaques, et redécouvrir ces analyses à la lumière directe des films.
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Cinq questions à Emmanuel Burdeau :
1. Vous commencez votre livre en évoquant les trois genres principaux abordés par Vincente Minnelli : La comédie musicale, la comédie et le mélodrame. Pour prendre l’exemple de la comédie : vous la présentez, en gros, comme l’art d’aménager tant bien que mal (ou de ne pas arriver à se ménager) un espace domestique. Ces trois définitions ne sont-elles valables que chez Minnelli ? Ne sont-elles pas, plus largement, le propre des genres évoqués? Votre description de la comédie minnellienne fait notamment penser à d’autres films comme I Was a Male War Bride de Hawks, ou The Apartment de Wilder.
Je ne me suis pas demandé si ces définitions étaient valables pour d'autres cinéastes. J'ai voulu que ce livre soit, presque maniaquement, un travail sur Minnelli et seulement sur lui. S'il peut avoir des reprises ou des prolongations hier, j'en serais à la fois ravi et un peu désolé, car cela voudrait dire que je n'ai pas su extraire ce que ce cinéaste avait de véritablement spécifique. Il se trouve aussi – d'où le caractère un peu oblique de ma réponse – que la définition de ces différents genres n'est pas pour moi ce qui importe le plus dans le livre. Ou plutôt, elle importe comme base de travail, comme socle que la suite du livre vient ensuite déranger, déménager… Ou plutôt, encore, cette première partie tourne surtout autour d'un cinéma, appelons-le classique, particulièrement représenté par la comédie musicale et par le méta-film (Les Ensorcelés), capable de s'épanouir dans tous les espaces, au cœur de tous les aménagements. Le caractère un peu restrictif de ces définitions est donc au fond un peu secondaire.
2. Vous décrivez un Minnelli en réflexion active sur la relation entre l’art et la parole, le langage et la représentation. La subtilité avec laquelle cela s’articule m’a fait penser au Corneille baroque de L’Illusion comique et du Menteur. Peut-on dire que Minnelli n’est ni classique ni moderne, mais simplement baroque, au sens théâtral du terme ?
J'avoue ne pas savoir ce que « baroque » veut précisément dire, et donc encore moins comment je pourrais l'appliquer à Minnelli. Vous avez sans doute raison. Mais encore une fois, « classique » et « moderne » sont moins des notions, dans le livre, que des opérateurs me permettant de penser Minnelli de part et d'autre de la limite entre l'un et l'autre, limite que je fais passer, comme beaucoup, à la fin des années 1950. Comment penser à la fois ce qui change et ce qui demeure ? Et comment penser ce qui change autrement que dans les termes d'un « moins bien » ou d'un « mieux » ? Comment parler à la fois – aussi bien – des Quatre Cavaliers de l'Apocalypse et du Père de la mariée ?
3. Pour vous, la danse chez Minnelli célèbre l’immanence pure, le pur plaisir pour les personnages d’être là, et d’affirmer corporellement qu’ils peuvent chanter et danser ensemble. Au sens où, comme vous le dites aussi, les numéros musicaux n’ont pas de véritable raison d’être dans le récit, on pourra dire que l’émerveillement qu’ils suscitent vient d’une forme de contingence. Pourquoi cette gratuité, et l’enchantement qui lui est lié, ne semble-t-elle plus possible après les deux chefs d’œuvres du genre, The Band Wagon et Un américain à Paris ?
Je peux ici vous répondre très simplement : tout un chapitre, intitulé « Les sauvages et les justes », est précisément consacré à montrer comment l'évolution de la danse et de la comédie musicale est telle que, bientôt, des films comme The Band Wagon laissent place à Qu'est-ce que maman comprend à l'amour ? (The Reluctant Debutante) et Un numéro du tonnerre (Bells are ringing). Comment la danse se dissout progressivement dans les gestes et les rituels de la vie pour devenir, disons, indiscernable ou purement sociale.
4. Vous précisez dès la quatrième de couverture : « Le rêve a sa place dans cette histoire, mais pas plus que la rêverie, la prière, la télépathie ou l'oubli ». Avez-vous voulu esquiver ou même contredire l’image commune d’un Minnelli créateur de rêves colorés et dévorants ?
Ni esquiver ni contredire : aller ailleurs, proposer autre chose. On n'écrit pas un livre pour répéter ce que d'autres ont dit ou écrit. Et puis il faut distinguer deux choses. D'une part le rêve : notion trop vaste, trop vite synonyme du cinéma lui-même, de Hollywood – l'usine à rêves – pour être véritablement utile à la réflexion, en tout cas au type de réflexion que je voulais bâtir : précise, directement nourrie du détail des films, du détail de l'œuvre, du détail de la pensée de l'œuvre. Et d'autre la couleur, le « dévorant » : là, il me semblait qu'il fallait montrer qu'à côté du dévorant il y a les dévorés ; qu'à côté de la couleur qui dévore il y a le visage qui est dévoré. C'est tout ce que j'essaie de développer autour du visage qui s'absente, qui pense, ne pense pas, pense à autre chose : la fin du livre, « She's not thinking of me ».
5. Ce qui est très appréciable dans votre livre, c’est que vous prenez le temps d’entrer dans le récit de chaque film, comme si vous vouliez analyser les films de l’intérieur. On a l’agréable impression que pour vous, expliquer Minnelli est synonyme d’expliquer pourquoi vous aimez Minnelli. L’analyse véritable implique-t-elle l’empathie ? En tant que critique, faut-il aimer pour comprendre ?
Analyser les films de l'intérieur : oui, absolument ; je ne concevais pas procéder différemment. Les films de Minnelli m'ont énormément donné, appris, enseigné…
Votre question, à laquelle je ne saurais vraiment répondre tant elle est vaste, me fait plaisir car elle révèle que j'ai su donner à ressentir mon admiration pour Minnelli sans avoir à la dire, sinon en quelques endroits. Imaginez un livre de 352 pages répétant sans cesse : Minnelli est grand ! Quel grand cinéaste ! Ce serait épuisant. Et pourtant la plupart des monographies sont écrites de cette manière.
Je réponds quand même : il faut une nécessité pour écrire, une impulsion, se sentir poussé, à la fois déstabilisé et assuré par cette poussée ; il faut être un peu dévoré et parfois s'autoriser une distance, une froideur ; en ce sens, oui, je rêverais que ce livre soit, indissociablement, l'un part l'autre, un livre d'amour et de pensée critique.
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Fred Astaire et Gene Kelly, "The Babbitt and the Bromide", Ziegfeld Follies.
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