« La palme de l'ennui ! », avait titré Le Figaro quand L'Oncle Boonmee celui qui se souvient de ses vies antérieures avait reçu la palme d'or. C'était un peu exagéré. Et surtout, comme le reste de la critique avait adoré adorer le film d'Appitchapong Weerasethakul, cela fit une affaire. Les uns, amis du « grand public », disqualifiaient ce truc « obscur et hermétique » quand les autres, amis de l'art de festival, s'offusquaient de cette attaque à l'intelligence. Une bien vaine querelle, pour un film qui ne méritait ni l'anti-intellectualisme bêta d'un camp, ni l'admiration religieuse de l'autre. Oncle Boonmee a pourtant en commun avec d'autres films aussi primés à Cannes, comme Poetry ou Des hommes et des dieux, de bâtir une vision artistique sur un vrai fonds spirituel – quoique fort différemment, et pas avec la même force.
Dans le cas du film thaïlandais, nous sommes dans un monde où les hommes cohabitent avec les fantômes, les poissons-chat et les hommes-singe. Weerasethakul a pris soin d'installer une ambiance de semi-obscurité capable d'accoucher de toutes ces créatures, un peu comme une chambre noire ferait apparaître des reflets invisibles à l'oeil nu. Nous nous perdons dans des environnements peu favorables à la profondeur de champ: la nuit tombante, le voile d'une moustiquaire, les ténèbres d'une grotte, la jungle... Cela donne une esthétique animale, instinctive, qui va à l'encontre de notre perspective ordinaire. Il est étonnant de voir avec quelle facilité l'animisme d'Oncle Boonmee rassemble la mystique naturelle et les références de civilisation: les créatures surnaturelles semblent sorties de je-ne-sais-quel Star Wars, elles sont amenées dans un futur antérieur qui fait penser à La Jetée de Chris Marker, et la contemplation d'une jungle toujours identique finit par se mélanger à l'hébétude du spectateur de télévision.
Le problème de cette manière tâtonnante, qui se complaît dans l'obscurité des grottes, c'est que le mystérieux finit par s'y confondre avec le fumeux. On navigue entre le mutisme primitif du buffle, au début du film, qui s'enfuit en reniflant le sol, et les interprétations verbeuses. Par exemple celle qui veut que la mort d'Oncle Boonmee soit aussi une naissance, puisqu'elle se passe dans une grotte, bien sûr comparée à un utérus. Comme si l'obscur était une façon maligne de laisser imaginer mille choses sans avoir besoin de leur donner la moindre consistance. Dans le genre érotisme vaseux, il y a enfin une scène d'amour entre une princesse et un poisson-chat: le regard se perd dans une eau sale, agitée de vilains spasmes. Tous ces personnages parfois émouvants auraient été les parfaits protagonistes d'un conte si Weerasethakul n'avait pas choisi de présenter au spectateur civilisé le reflet facile de la complication.
La trajectoire de Mija, l'héroïne sexagénaire de Poetry, est plus lumineuse, ou tout au moins mieux balisée. Cette grand-mère, femme de ménage pour un vieux monsieur riche et handicapé, décide qu'elle est disposée à la poésie et s'inscrit au cours d'un poète réputé. Alors qu'elle essaie d'écrire son premier poème, elle apprend que son petit-fils, dont elle a la charge, a poussé avec ses camarades une jeune fille au suicide. Voici la quête poétique la plus naïve confrontée à un acte de barbarie. Un parcours balisé, nous l'avions dit. Mais c'est de manière curieuse que Poetry se transforme en chemin de compassion : notre personnage s'approprie le destin de cette jeune fille, hante les endroits qu'elle a fréquentés, guette les lieux où elle a souffert, jusqu'à pouvoir parler en son nom. Cela donne des plans d'une belle intensité, à la fois gratuits et chargés de sens. Les bons sentiments – ici l'abnégation et la commisération – peuvent parfois donner de belles fleurs: cette démonstration du sud-coréen Lee Chang-Dong aurait mérité plus qu'un prix du scénario.
Avec Des hommes et des dieux, nous sommes à mille lieux des parcours erratiques et des eaux troubles de Weerasethakul. Dans le film de Xavier Beauvois, qui a remporté le grand prix du jury, les silhouettes des huit moines de Tibhirine se dessinent très distinctement dans le paysage méditerranéen. Ces frères nous sont d'abord donnés comme de fortes personnalités. Et surtout comme des hommes investis dans leurs taches quotidiennes, du torturé qui laboure la terre (Olivier Raboulin en frère Christophe) au doux qui soigne les habitants du village (Michael Lonsdale en frère Luc). Des hommes qui, incarnés, ne sont pas sans défauts. Même dans le portrait le plus édifiant, celui du prieur Christian joué par Lambert Wilson, il y a bien ce petit air agaçant de premier au caté.
Pourtant, le tableau vivant que brosse Xavier Beauvois est avant tout fait des rites et des rituels de la vie monastique – les offices, la messe, le chapitre –, ce qui donne une harmonie à cet ensemble disparate. Des hommes et des dieux est fait de cet équilibre entre une vie du monde, de la terre, et une vie ponctuée par la prière. Beauvois sait étirer suffisamment certaines séquences pour rendre au temps son incompressibilité et aux choses leur pesanteur. Mais il sait aussi donner au film le rythme et l'élévation de la vie monastique. C'est de cette manière que la mise en scène peut tenir ensemble le récit de la vie au monastère de Tibhirine et l'histoire de la relation aux villageois, aux islamistes et à l'armée algérienne. C'est encore de cette manière que peuvent cohabiter la sérénité de la vie en communauté et l'impression d'imminence qui s'installe petit à petit. Il y a là un credo artistique, une esthétique du rythme, qui permet à Beauvois de distiller graduellement l'évidence de la menace et la nécessité du sacrifice.
Cette dynamique culmine au magnifique passage de la Cène, où l'on peut tout lire sur le visage des moines sans que rien ne soit jamais dit: angoisse, bonheur, tristesse. Ce n'est probablement pas un hasard si le passage, muet, n'est accompagné que du Lac des Cygnes. Y règne ce rythme intérieur, c'est-à-dire cette grâce, que l'on trouve surtout en musique. Rohmer comparait ainsi le cinéma à la musique: « Si la beauté de certains plans est toute musicale, c'est qu'elle nous touche, nous séduit, nous envoûte comme le ferait un chant, c'est qu'elle donne à l'instant cette chaleur, ce poids que, jusqu'ici, seul l'art d'Orphée avait su lui conférer(...). 1» A travers cet instant au moins, Beauvois aura su nous parler du mystère de l'Incarnation. Ce qui est émouvant, dans la démarche de cet incroyant, c'est que le chemin vers Dieu des moines de Tibhirine devient pour lui le chemin vers une présence réelle, que le cinéma a en horizon depuis qu'il existe. En cette quête, il ne fait définitivement pas mentir cette autre formule de Rohmer sur le septième art: « nulle autre forme d'art n'avait su nous donner une idée aussi haute de nos semblables, faire briller de ses pleins feux la noblesse originelle du visage, du geste, du comportement humain. 2»
NOTES:
1Le Celluloïd et le marbre, éditions Leo Scheer, page 63
2Le Celluloïd et le marbre, éditions leo Scheer, page 62
Intéressant. Je n'ai pas encore pu voir le film, mais au nombre de lectures de critiques à son sujet que j'ai fait, il serait bien temps de pouvoir me faire ma propre idée.
RépondreSupprimerAllez d'abord voir Des Hommes et des Dieux!
RépondreSupprimerTout à fait d'accord avec vous en ce qui concerne le premier film (je n'ai pas vu les deux autres)
RépondreSupprimerOk pour Oncle Boonme, bien que la fin du paragraphe critique soit un peu dure. Ce film révèle un certain état d'esprit thaï (croyance, mode de vie, pensée, poésie...), avec des personnages simples et touchants. Je pense qu'il ne faut pas chercher à toujours tout interpréter. Il y a de magnifiques plans (la princesse portée dans la jungle, les regards échangés avec son serviteur, ou bien encore le jeux des lampes torches sur la paroi de la grotte qui scintille de pierres précieuses). -Pr + d'info, voir le site des inrocks qui a creusé le sujet-
RépondreSupprimerEn revanche, je ne suis pas du tout d'accord avec la critique du film "des Hommes et des Dieux", et plus précisément du passage de la Cène. J'ai toutefois apprécié l'étude poussée des personnages, leur incarnation, ainsi que les scènes de vie des moines en cohabitation avec le village voisin. La problématique de la foi, le questionnement "partir ou rester" sont bien posés, mais le dénouement est décevant et beaucoup trop lent. On tombe dans une forme de martyre catho beaucoup trop caricatural et inapproprié. La musique de la mort du cygne est juste de trop et ne correspond pas du tout à la thématique! En revanche, ici encore, de magnifiques plans.
Les films primés à Cannes demeurent des chefs d'oeuvre esthétiques!
Enfin vu les trois et pour une fois, pas trop d'accord avec ce que tu écris...
RépondreSupprimerPoetry m'a paru un appel au renoncement sous l'apparence d'une compassion déplaisante car résultant surtout d'une succession de petites humiliations.
Des hommes et des dieux, en revanche, se tient effectivement bien plus droit (malgré les dernières minutes, à partir de la séquence du "dernier repas" : je rejoins globalement là le précédent commentateur, en y voyant cependant plutôt une difficulté à "finir" le film).
Et pour Oncle Boonmee, je me place aux côtés des admirateurs béats, avec d'autant plus d'aise que je connaissais peu le cinéaste (je n'avais vu que Blissfully yours, qui m'avait ennuyé dans son début, puis plus intéressé dans sa deuxième partie). Rien de fumeux, selon moi, dans ces séquences fantastiques qui m'ont envouté.
@Ludovic, j'en suis ravi, j'en ai marre d'être le seul ronchon!
RépondreSupprimer@Ed Oui Poetry je connais ton point de vue, je ne repars pas dans la démonstration, d'autant que ce n'est pas non plus le film que je défendrais jusqu'à la mort.
@Ed et @Anonyme Sur Oncle Boonmee, je suis d'accord en grande partie avec vous deux, notamment sur les personnages que j'ai aussi trouvé simples et sympathiques. Je suis d'accord pour parler de simplicité à propos de ce film, et c'est vrai que l'on cherche beaucoup à interpréter ce film alors que c'est surtout du sensoriel. Mais quand même, il me semble que Weerasethakul a clairement refusé une voie plus inventive, lumineuse et chatoyante. J'ai trouvé que cette jungle se ressemblait toujours, que les mots finissaient par se confondre dans le bourdonnement, et que cet usage de la pénombre était un bon moyen de faire passer une impression de mystère, tout en refusant les défis ciématographiques qui vont avec ce geste.
Sur Des hommes et des dieux, je suis d'accord qu'il y a un problème de rythme après le dernier repas. Mais à l'inverse, le reste du film est pour moi parfaitement rythmé jusqu'à la cène justement. Parvenir comme ça à distiller une imminence, sans trop de détour narratif, juste en nous montrant le quotidien ritualisé des moines, j'ai trouvé ça très bon. Ce n'est qu'en apparence que le lac des Cygnes n'est pas dans le thème. Au contraire, cela confère une forme d'universalité musicale au geste des moines, une grâce qui n'est plus seulement chrétienne mais aussi artistique.
C'est La mort du Cygne, c'est quoi? Une amoureuse tué par l'homme qu'elle aime? Les moines, ce sont qui? Des amoureux du Christ qui aiment leur compagnons de la dernière heure, leurs bourreaux.
RépondreSupprimerPas mal, le rapprochement.
O Anonyme, es-tu le même anonyme que l'autre anonyme? Dans tous les cas, je voudrais souligner qu'il s'agit du Lac des Cygnes, et non de la mort du Cygne.
RépondreSupprimerJe faisais référence à la fin du Lac du Cygne quand le cygne/ l'héroïne meurt, tué par le prince qu'elle aime.
RépondreSupprimerIl me semble bien que le thème musicale utilisé est extrait de cette séquence chorégraphique là, qu'on nomme souvent "la mort du cygne" d'où mon erreur d'étourderie que tu prends le temps, en bon pédagogue, de relever. Je n'ai pas écrit tous les commentaires anonymes de ce blog mais je signerai pour l'occasion: Cygne.
Ah ah, merci Cygne, ces histoires d'anonymat sont à vous faire goûter aux théories du complot. Et sur Le lac de cygnes, je crois que j'ai trouvé plus connaisseur que moi (ce qui n'était pas difficile...)
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