La caméra de Terrence Malick tourne autour d'un point invisible, filme tantôt les fenêtres d'un building, tantôt les branches d'un arbre. Ses plans ne sont pas forcément à hauteur d'homme, parfois à ras du sol, parfois hauts dans le ciel. Surtout, la caméra ne tient pas en place, slalome entre les êtres, modifie sa trajectoire pour un oui ou pour un non, change d'angle pour un visage ou pour un geste - donne au film le tournis des choses-mêmes. Car c'est cela qui se passe en premier lieu, dans Tree of life : la caméra n'est pas le centre de gravité, elle est attirée, repoussée, élevée, rabaissée au rythme de ce qu'elle sert à filmer.
Une voix off qui commence par distinguer la nature et la grâce: on se dit que Pascal va être de la partie. Et s'il l'est, c'est plus encore dans le geste que dans le discours. Il est clair, très vite, qu'il s'agit pour Malick, pour la caméra, pour le spectateur, d'accepter de perdre pied : de voir se dérober, avec ce tournis, avec ce pari, le socle des certitudes terrestres. Et c'est ainsi qu'on se retrouve plongé dans du magma, perdu dans des paysages désertiques, à observer des cellules qui se reproduisent, des planètes qui entrent en collision, un enfant qui va naître. Ne pas avoir peur (ne serait-ce que du ridicule!) d'affronter du regard ces deux infinis, accepter de se perdre dans des plans abstraits à force d'être minéralement concrets - voilà l'audace de Malick, et voilà son pari pascalien.
Paradoxe: c'est la mort qui est le point de départ de Tree of Life. Et la foi du cinéaste, ce fameux pari dans le cinéma, nous fait d'abord regarder là où nous ne sommes pas. C'est-à-dire loin dans l'espace, loin dans le temps. Comme l'un des frères du personnage principal le demande à sa mère (jouée par la magnifique Jessica Chastain) : "raconte-nous des histoires de quand nous n'étions pas là". C'est ce qu'ambitionne le film de Malick: montrer ce que nous ne pouvons voir à l'oeil nu, pour mieux revenir ensuite à ce que nous connaissons intimement. Au minimum, les passages les plus expérimentaux de Tree of Life teintent d'étrangeté les moments les plus banals d'une existence - et donnent une résonance terrible ou épique aux rapports humains les plus normaux (le père, la mère, le frère).
Tree of life est un film musical comme il est un film familial. Le père est l'harmonie, au piano ou à l'orgue, son autorité est implacable comme les accords de Bach. La mère est le rythme, c'est-à-dire la grâce, qui fait tourner, danser, s'envoler, se déguiser, sur des mélodies entêtantes.
C'est du côté de la mère que se place esthétiquement le film de Terrence Malick. Et c'est probablement pour cette raison que le supposé héritage de Kubrick est la fausse piste par excellence: Tree of Life n'est pas monumental, son fonctionnement n'est pas cérébral comme peut l'être 2001. Au contraire, le film est tout dans la gestation, dans le travail inachevé, dans les chemins qui ne mènent nulle part (surtout pas à cette fin maladroite, qui ne doit être vue que comme une ramification parmi les autres.) C'est la meilleure réponse, il me semble, aux nombreuses critiques adressées à Malick. Oui, certains plans taquinent le style d'un Yann-Arthus Bertrand, oui certains autres plans frôlent une littérature des instants de vie à la Philippe Delerm - mais c'est seulement dans la mesure où son esthétique, son audace, sa mise en péril du visible, constitue le meilleur antidote à leur sentimentalisme.
Très bon texte. Merci.
RépondreSupprimerC'est à la fois très juste et je ne peux pas m'empêcher de trouver certains passages trop indigestes pour être totalement convaincu.
RépondreSupprimerJ'aime beaucoup la narration fragmentaire du cinéaste, son art de coller des plans sans les raccorder, d'être dans un mouvement perpétuel mais j'aimerais qu'il revienne à plus de simplicité et qu'il abandonne le côté trop emphatique de son mysticisme un peu fumeux (ce n'est pas le "mysticisme" que je condamne mais son aspect "new age" et décharné, loin de ce que peut faire quelqu'un comme Dumont, par exemple)...
@Anonyme, merci!
RépondreSupprimer@Docteur, j'ai répondu chez toi, mais je reviens sur 2 points:
- le côté mystique: je suis d'accord avec toi que la fin c'est Sulpice 2.0, c'est-à-dire bigot dans sa version post-moderne écolo moche. CEPENDANT: si inspiration religieuse il y a, elle me semble moins dans ce genre de scène, ou dans ce genre de réponse, que dans la démarche esthétique de l'essemble du film (ce que j'ai essayé de décrire dans l'article). Bref, ce sont plutôt les questions qui restent.
- Sur le sujet de l'ambition et de l'humilité. Pour moi le contre-exemple c'est The Fountain d'Aronofsky. Voilà un film prétentieux. Tree of life me semble au contraire extrêmement naïf, tout dans le travail et dans la gestation, tout dans l'instable et le fragmentaire, et pas tant que ça dans le monumental.
Votre référence à Pascal me semble juste, lui qui a beaucoup réfléchi sur l'infiniment grand et l'infiniment petit en même temps que de la nature et de la grâce. Lier la dualité père/mère à celle harmonie/rythme me semble également judicieuse (même si je ne pense pas qu'il n'y ait quelque chose d'implacable chez Bach).
RépondreSupprimerIl y en effet quelque chose de déstabilisant dans le film, notamment dans la convergence des thèmes : la création, la paternité, le deuil, la relation à Dieu... Au risque de perdre le spectateur et rendre le film indigeste, ainsi que le souligne Dr Orlof. Je pense que celui qui n'essaie pas de déchiffrer les symboles, et donc d'intellectualiser, risque de s'ennuyer - c'est ce qui m'est arrivé à certains moments. :-)
Et bravo pour votre blog, que j'ai découvert grâce à Causeur.
@Imelda, merci pour votre commentaire. Sur Bach, je suis bien sûr d'accord avec vous, même si c'est justement dans le film le côté implacable, mathématique, des ses accords qui m'a semblé souligné.
RépondreSupprimerD'autre part, à propos du côté "intellectuel" ou cérébral, il m'a semblé justement que Malick se différenciait par exemple d'un Kubrick, par un primat des sens sur l'intellect. J'ai trouvé Tree of Life très sensoriel, tout dans l'essai et le tatonnement...
Merci pour ce billet et la mention du "point invisible" qui sans cesse se dérobe, malgré le tourbillon de la caméra qui nous fait perdre pied. Cet homme veut nous montrer quelque chose d'extrêmement difficile à voir, cela ne fait pas de doute. Avez-vous remarqué la présence obstinante du voile dans The Tree of Life ? Et cette scène étonnante du gamin qui farfouille dans la chambre de la voisine pour y dérober une robe de nuit qui finira au fil de la rivière ? Les rideaux, les draps, les stores, les feuilles, les fenêtres, les mouvements de mains de cet homme qui suscite la présence d'une vitre inexistante ? Faire voir l'invisible. Il s'agit d'une oeuvre apocalyptique, au sens littéral du terme : soulever le voile, révéler.
RépondreSupprimerJe trouve au contraire que Malick veut superbement nous faire conjuguer réflexion et contemplation. Recourir aux philosophes ne l'indique-t-il pas ?
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