vendredi 17 septembre 2010

La Danse comme art et comme institution

Critique publiée chez KINOK

Ce qui impressionne d'abord dans l'entreprise de Frederick Wiseman, c'est son apparente ambition d'exhaustivité. « La Danse », comme s'il s'agissait d'envisager l'art dans sa totalité, l'espace d'un film. Puis, comme un aveu de (toute relative) modestie, il y a le sous-titre: « Le Ballet de l'opéra de Paris ». Si on s'en tient à l'interprétation du titre, on a donc ceci: un art vu à travers le prisme d'une institution. Rarement un titre n'aura aussi bien désigné la teneur d'un film.


Monumental, le film de Frederick Wiseman s'intéresse d'abord à l'institution – le ballet de l'opéra de Paris – d'un point de vue presque architectural. Il s'agit d'explorer le monument, de nous montrer toutes ses recoins, des salles de danse sous les toits aux salles des machines, en passant par les bureaux et le caves. Une démarche qui va dans le sens de cette revendication de totalité que nous décelions même dans le titre. Selon sa méthode habituelle, le cinéaste nous offre un document apparemment brut, issu de plusieurs centaines d'heures de vie captées dans ce lieu prestigieux, sans voix-off, sans interview, et sans musique de fond. Ce serait pourtant une erreur de faire de La Danse une plongée directe dans un milieu, un témoignage informe sur la danse à l'opéra de Paris. Le film, très formel au contraire, tient sur une construction aussi monumentale que savante. On aperçoit les rouages de cette machine grâce aux transitions: des plans fixes et montés assez rapidement sur des escaliers, des portes entrouvertes, des cordes, des accessoires – tout une série d'endroits et d'objet qui composent ou habitent la structure même du monument. Par un montage très travaillé, la manière de Wiseman s'identifie à l'objet qu'il filme, le document adoptant toutes les infimes structurations du monument.


Le cinéaste filme aussi une autre architecture intérieure: celle de l'administration du corps de ballet. D'une manière très judicieuse, il filme l'administratrice expliquer à des chorégraphes le fonctionnement complexe et extrêmement hiérarchisé de l'opéra de Paris, ou faire le point aux danseurs et danseuses sur la singularité de leur statut social au regard de la loi française (par exemple concernant les retraites). Il y a de l'or et du marbre dans cette administration, quelque chose de d'immuable, comme le Paris filmé des toits de l'opéra. Et il nous semble d'abord que les chorégraphes sont des sculpteurs qui modèlent des corps vivants. Dans les entretiens avec Pierre Legendre qui figurent dans le livret du DVD, Wiseman s'étonne de la discipline presque rigide qui existe à l'opéra de Paris: un ensemble de conventions installées depuis des siècles et dont l'institution est garante.


Et pourtant, toute la force du documentaire tient dans l'animation de ce monument. Ce n'est pas de sculpture qu'il s'agit, mais bien de danse. Institution s'entend aussi dans un sens progressif, comme on parle d'un instituteur et de ses élèves en train d'apprendre. Ainsi s'oppose à la massivité du monument une fragilité du mouvement: les chorégraphes reprennent les danseurs, corrigent leurs gestes. Un enchaînement de répétitions, de reprises et d'entrainements nous donne l'impression d'un art essentiellement en devenir. Art vivant par excellence, la danse est à elle-même son terrain d'apprentissage.


Jusque dans le montage se retrouve cette délicate tension entre la pesanteur d'un cadre et la grâce d'artistes au travail. Les coupages et assemblages de Wiseman sont suffisamment subtils pour ne pas diviser trop grossièrement le film en phase de répétitions et en phase de représentations. Nous suivons en même temps plusieurs spectacles et les moments de représentation sont parsemés de scènes de répétitions – comme si « la danse », celle qui donne au film son titre, désignait autant l'instant sur scène que l'effort constant vers la perfection caractérisant le quotidien de cette compagnie. Wiseman fait aussi moduler les méthodes, nous montrant des chorégraphes dirigistes, d'autres plus improvisateurs, des cérébraux et d'autres plus sensuels. Plusieurs points de vue nous sont proposés: celui de l'expert qui fait des commentaires désobligeants, celui du spectateur désengagé, celui du danseur passionné ou fatigué de travailler au geste parfait.


Ce qui fait le charme de La Danse, en dernière instance, c'est le dialogue qui institue le geste en monument, et maintient pourtant dans l'immuable quelque chose de purement provisoire. Une grande quête de beauté anime autant les artistes que le cinéaste, que l'on sent fasciné par son objet d'étude: la danse comme art et comme institution.

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