Des Hommes et des dieux, de Xavier Beauvois
Fantastic Mr Fox, de Wes Anderson
Ghostwriter, de Roman Polanski
Shutter Island, de Martin Scorsese
Toy Story 3, de Lee Unkrich
Tsar, de Pavel louguine
L'Aurore est le premier film américain de Murnau, et c'est aussi celui où l'expressionnisme du cinéaste allemand est portée à son degré essentiel. C'est en se jouant de la lumière qu'il fait miroiter les illusions et reluire les sentiments. L'amour ressemble, dans l'oeil de Murnau, à un questionnement existentiel et photographique sur la présence et l'absence de l'autre ou de soi-même.
L'amour en surimpression L'Aurore est hanté d'emblée par le combat entre les lumières de la ville et l'austérité de la campagne. Première incarnation de la sophistication urbaine : le personnage de la brune qui vient semer la discorde dans l'honnête couple. Ses vêtements, sa coupe de cheveux, son corps – sa danse endiablée qui appelle à l'image le tourbillon de la ville – sont une infiltration du désordre moderne dans la campagne traditionnelle et paisible. Tout nous mène vers une opposition nette et puritaine entre le sobre, le vrai – le bonheur –, et le clinquant, le fake – la discorde.
Cette opposition moralisante est pourtant bientôt contournée, le noeud des sentiments déplacé : pour le paysan torturé que nous suivons, l'amour adultère est une certaine manière de s'absenter. Physiquement – dans sa petite escapade avec son amante –, mais surtout, et à tout instant, mentalement. L'usage de la surimpression, absolument essentiel dans ce film, n'est qu'une manière parmi d'autres de mettre en question la présence réelle du personnage dans le plan. Plus de place pour le présent, à tous les sens du terme, notre paysan est coincé entre ce qu'il a été – flashback mettant en scène un couple heureux – et ce qu'il voudrait être – lumière de la ville et étreinte de la vamp, en surimpression.
Aimer et être aimé A partir de cette situation, tout le génie de Murnau sera de détourner la question morale, de faire des sentiments conjugaux de notre personnage une affaire esthétique et existentielle. Quand il esquisse le geste meurtrier, c'est la présence véritable de sa femme qui s'impose à lui comme une évidence du regard et de la chair. Et c'est tout le beau paradoxe de cette Aurore, que ce geste, puis cette poursuite, nous mène tout naturellement de cette obscurité lourde vers les lumières et les vapeurs de la ville. Place, dès lors, au dialogue fertile de l'amour renouvelé, entre l'être et les aspirations, entre la réalité et l'émerveillement.
L'amour, dans l'Aurore, est littéralement photographique : il a beau reproduire la réalité, il se nourrit de rêve, de lumière, de changements de plan et d'arrière-plan – comme notre couple, chez le photographe de la ville, pose devant un fond bucolique. D'un coup, l'ivresse et les tourbillons de la ville ne sont plus vecteurs de chaos, la surimpression n'est plus une fuite, mais forme l'étoffe de l'instant présent, fait les sentiments plus profonds et plus aériens. Les lumières de la ville ne sont plus sources d'équivoque et d'ubiquité, elles donnent au contraire à la vie un lieu précis et un horizon déterminé – un plan et une profondeur de champ.
L'aurore en question est bien sûre religieuse : l'instant de vérité, l'angoisse du forfait à commettre, l'imploration de l'épouse et bientôt le renoncement, résonnent au son des cloches comme un acte de contrition. Cette aurore est le mouvement d'amour qui renouvelle toute chose, amène d'une main invisible les êtres à la présence et les libère du règne de la pesanteur. En cela, l'aurore de Murnau ressemble aussi beaucoup au cinéma.
La suite de l'article sur Encore une fois.
1 - Quel est le plus beau meurtre cinématographique ?
Ces dernières années, le meurtre incertain et pointilliste de Memento.
2 - Quel est à vos yeux le cinéaste le plus morbide ?
François Truffaut
3 - Et le film le plus macabre ?
Sunset Boulevard
4 - Quel est le personnage dont la mort à l'écran vous a le plus ému ?
Christopher Walken dans The Deer Hunter
5 - Celle qui vous a le plus soulagé ?
Christopher Walken dans The Deer Hunter
6 - Quel est votre zombi favori ?
Isabelle Huppert
7 - Pour quelle arme du crime, gardez-vous un faible ?
La corde
8 - Quelle personnification de la mort vous a le plus marqué ?
Kim Novak dans Vertigo
9 - Quelle séquence d'enterrement vous a semblé la moins convenue ?
L’enterrement de Donny dans The big Lebowski - "Goodbye Sweet Prince"
10 - Quel est votre fantôme fétiche ?
Le fantôme de Mrs Muir
11 - Avez-vous déjà souhaité la mort d'un personnage ?
J’ai souhaité la mort de la plupart des personnages de Desplechin
12 - A l'approche de votre mort, si vous aviez le temps de mettre en ordre vos affaires, quel film souhaiteriez-vous avoir la possibilité de regarder une toute dernière fois ?
Un Fred Astaire ou un Lubitsch
13 - Pour quel tueur en séries avez-vous de la fascination ou à défaut de l'indulgence ?
Norman Bates
14 - Quel est votre vampire de chevet ?
Nosferatu
15 - Quel film retenez-vous parmi tous ceux dont le titre (original ou traduit) évoque la mort ?
Dead Man, de Jim Jarmusch
16 - Rédigez en quelques lignes la future notice nécrologique d'une personnalité du cinéma
Si vous n’avez pas pleuré sa mort, vous rejoignez d’autres Bosch en esprit.
17 - Quelle représentation d'exécution capitale vous a semblé la plus marquante ?
Pas la plus marquante mais la plus récemment vue : L’Echange, de Clint Eastwood
18 - Quel est votre cimetière préféré ?
Pas encore de cimetière préféré.
19 - Possédez-vous un bien en rapport avec le cinéma que vous pourriez coucher sur votre testament ?
Mon Hitchbook?
Une chronique écrite pour KINOK
La comparaison est saugrenue, mais White Material a quelque chose d'un Out of Africa inversé. L'intrigue sentimentale laisse place à la déroute familiale, le volontarisme à la tragédie, l'Afrique de rêve à l'Afrique de cauchemar. Cela tient aussi probablement à l'histoire. Dans un pays africain mystérieux, Maria (Isabelle Huppert) décide envers et contre tous de continuer à gérer sa plantation de café, malgré la guerre civile qui fait rage.
Cauchemar, le récit de White material a quelque chose de décousu, comme pour signifier l'état de décomposition d'un continent africain où la violence règne, et où les guerres se succèdent sans sans aucune cohérence. Les personnages ont des gestes tantôt absurde, tantôt mystérieux. Le fil narratif commence in-situ, semble s'arrêter, puis repart, sans prévenir. Aucune indication de lieu, un vague contexte politique (le gouvernement en place contre des rebelles dirigés par « Le Boxeur »), un vague contexte familial aussi: Maria Vial, gérante de la plantation de Café Vial, et son fils Emmanuel joué par Duvauchel.
Cette absence de sens nous laisse à un univers monstrueux. Les personnages y sont soit trop transparents – la cupidité, la volonté de puissance s'étalent sur des visages exalté – soit franchement opaques – la persévérance inexpliquée de Maria, l'escapade nihiliste d'Emmanuel. Ce qui reste, ce sont des gens qui combattent, ou gagnent de l'argent comme ils peuvent.
Une réalité absurde, assez crue, qui laisse pourtant place à l'onirisme. Peut-être est-ce là le grand point fort du film: la capacité à faire de cette déroute générale un univers fantastique. La chronologie des événements n'est pas claire, la narration est frappée de narcolepsie: des séquences apparemment rêvées s'insèrent tout naturellement dans la débâcle. La tonalité lancinante de la musique des (?) n'est pas pour rien dans l'installation de cette atmosphère hallucinatoire. La guerre fait rage en silence, les corps sont engourdis par la douleur. Si la violence est feutrée, c'est qu'elle est une drogue douce, qui nous emmène tranquillement dans un état second. Même le rythme de reggae, que l'on entend parfois, a l'allure claudiquante et nostalgique d'une marche tranquille vers la mort.
Dans ce tableau macabre, la silhouette squelettique et échevelée d'Isabelle Huppert convient très bien. Il y a cette froideur, cette fondamentale absence de générosité dans le jeu de l'actrice française, (que l'on ne peut pas s'empêcher d'imaginer intellectualisant son rôle, théorisant son personnage). Cela tombe bien en un sens, car c'est comme ça que Maria se fond le mieux dans ce monde glaçant, jusque dans le feu et dans le sang. Mais quand même, on est d'autant moins sensible à la violence, à la déroute, à la guerre, que ce personnage garde et cache derrière ce visage trop blond, trop nordique (le « matière blanche en question »?) tout sentiment et toute sensation – y compris quand elle crie ou quand elle pleure.
Ne parlons même pas de Nicolas Duvauchel et de son personnage d'adolescent trentenaire. Dès le départ, on ne sait pas vraiment si c'est uniquement la crédibilité de l'acteur qui manque, ou si le personnage est trop fou pour être vraisemblant. Il est « comme un chien », dit quelqu'un. Et c'est bien vrai qu'il cabotine, fait son mini seigneur de guerre, puis termine dans une orgie de médicaments avec ses amis enfants-soldats. Soit.
En somme on arrive à un film déroutant, à un univers effrayant de violence fluide et sereine. Mais Claire Denis parvient à installer cet univers au prix des personnages, au prix de l'intrigue, au prix de la profondeur de champ – au prix de toute prise, de toute attache pour le spectateur.
L'Homme de Londres est l'adaptation d'un livre de Simenon. Le livre est très court, le film est très long. Même titre et même intrigue pourtant. Nous suivons le personnage de Maloin, un aiguilleur qui travaille à la gare portuaire. De sa cage en hauteur, il surprend un vol doublé d'un meurtre. Deux ombres se débattent, se disputant une mallette, jusqu'à ce que l'une des deux silhouette précipite l'autre dans l'eau du port, laissant l'objet convoité disparaître avec lui. Après avoir attendu un peu, notre aiguilleur descend récupérer la mallette – et mal lui en prend... Ce qu'il y a de curieux, dans cette adaptation, c'est que le livre est plus cinématographique que le film. Car quoi de plus film noir que cette intrigue? Le témoin présent sur la scène du crime, contaminé par le mal rien qu'à le regarder, quel point de départ plus cinématographique?
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« La palme de l'ennui ! », avait titré Le Figaro quand L'Oncle Boonmee celui qui se souvient de ses vies antérieures avait reçu la palme d'or. C'était un peu exagéré. Et surtout, comme le reste de la critique avait adoré adorer le film d'Appitchapong Weerasethakul, cela fit une affaire. Les uns, amis du « grand public », disqualifiaient ce truc « obscur et hermétique » quand les autres, amis de l'art de festival, s'offusquaient de cette attaque à l'intelligence. Une bien vaine querelle, pour un film qui ne méritait ni l'anti-intellectualisme bêta d'un camp, ni l'admiration religieuse de l'autre. Oncle Boonmee a pourtant en commun avec d'autres films aussi primés à Cannes, comme Poetry ou Des hommes et des dieux, de bâtir une vision artistique sur un vrai fonds spirituel – quoique fort différemment, et pas avec la même force.
Dans le cas du film thaïlandais, nous sommes dans un monde où les hommes cohabitent avec les fantômes, les poissons-chat et les hommes-singe. Weerasethakul a pris soin d'installer une ambiance de semi-obscurité capable d'accoucher de toutes ces créatures, un peu comme une chambre noire ferait apparaître des reflets invisibles à l'oeil nu. Nous nous perdons dans des environnements peu favorables à la profondeur de champ: la nuit tombante, le voile d'une moustiquaire, les ténèbres d'une grotte, la jungle... Cela donne une esthétique animale, instinctive, qui va à l'encontre de notre perspective ordinaire. Il est étonnant de voir avec quelle facilité l'animisme d'Oncle Boonmee rassemble la mystique naturelle et les références de civilisation: les créatures surnaturelles semblent sorties de je-ne-sais-quel Star Wars, elles sont amenées dans un futur antérieur qui fait penser à La Jetée de Chris Marker, et la contemplation d'une jungle toujours identique finit par se mélanger à l'hébétude du spectateur de télévision.
Le problème de cette manière tâtonnante, qui se complaît dans l'obscurité des grottes, c'est que le mystérieux finit par s'y confondre avec le fumeux. On navigue entre le mutisme primitif du buffle, au début du film, qui s'enfuit en reniflant le sol, et les interprétations verbeuses. Par exemple celle qui veut que la mort d'Oncle Boonmee soit aussi une naissance, puisqu'elle se passe dans une grotte, bien sûr comparée à un utérus. Comme si l'obscur était une façon maligne de laisser imaginer mille choses sans avoir besoin de leur donner la moindre consistance. Dans le genre érotisme vaseux, il y a enfin une scène d'amour entre une princesse et un poisson-chat: le regard se perd dans une eau sale, agitée de vilains spasmes. Tous ces personnages parfois émouvants auraient été les parfaits protagonistes d'un conte si Weerasethakul n'avait pas choisi de présenter au spectateur civilisé le reflet facile de la complication.
La trajectoire de Mija, l'héroïne sexagénaire de Poetry, est plus lumineuse, ou tout au moins mieux balisée. Cette grand-mère, femme de ménage pour un vieux monsieur riche et handicapé, décide qu'elle est disposée à la poésie et s'inscrit au cours d'un poète réputé. Alors qu'elle essaie d'écrire son premier poème, elle apprend que son petit-fils, dont elle a la charge, a poussé avec ses camarades une jeune fille au suicide. Voici la quête poétique la plus naïve confrontée à un acte de barbarie. Un parcours balisé, nous l'avions dit. Mais c'est de manière curieuse que Poetry se transforme en chemin de compassion : notre personnage s'approprie le destin de cette jeune fille, hante les endroits qu'elle a fréquentés, guette les lieux où elle a souffert, jusqu'à pouvoir parler en son nom. Cela donne des plans d'une belle intensité, à la fois gratuits et chargés de sens. Les bons sentiments – ici l'abnégation et la commisération – peuvent parfois donner de belles fleurs: cette démonstration du sud-coréen Lee Chang-Dong aurait mérité plus qu'un prix du scénario.
Avec Des hommes et des dieux, nous sommes à mille lieux des parcours erratiques et des eaux troubles de Weerasethakul. Dans le film de Xavier Beauvois, qui a remporté le grand prix du jury, les silhouettes des huit moines de Tibhirine se dessinent très distinctement dans le paysage méditerranéen. Ces frères nous sont d'abord donnés comme de fortes personnalités. Et surtout comme des hommes investis dans leurs taches quotidiennes, du torturé qui laboure la terre (Olivier Raboulin en frère Christophe) au doux qui soigne les habitants du village (Michael Lonsdale en frère Luc). Des hommes qui, incarnés, ne sont pas sans défauts. Même dans le portrait le plus édifiant, celui du prieur Christian joué par Lambert Wilson, il y a bien ce petit air agaçant de premier au caté.
Pourtant, le tableau vivant que brosse Xavier Beauvois est avant tout fait des rites et des rituels de la vie monastique – les offices, la messe, le chapitre –, ce qui donne une harmonie à cet ensemble disparate. Des hommes et des dieux est fait de cet équilibre entre une vie du monde, de la terre, et une vie ponctuée par la prière. Beauvois sait étirer suffisamment certaines séquences pour rendre au temps son incompressibilité et aux choses leur pesanteur. Mais il sait aussi donner au film le rythme et l'élévation de la vie monastique. C'est de cette manière que la mise en scène peut tenir ensemble le récit de la vie au monastère de Tibhirine et l'histoire de la relation aux villageois, aux islamistes et à l'armée algérienne. C'est encore de cette manière que peuvent cohabiter la sérénité de la vie en communauté et l'impression d'imminence qui s'installe petit à petit. Il y a là un credo artistique, une esthétique du rythme, qui permet à Beauvois de distiller graduellement l'évidence de la menace et la nécessité du sacrifice.
Cette dynamique culmine au magnifique passage de la Cène, où l'on peut tout lire sur le visage des moines sans que rien ne soit jamais dit: angoisse, bonheur, tristesse. Ce n'est probablement pas un hasard si le passage, muet, n'est accompagné que du Lac des Cygnes. Y règne ce rythme intérieur, c'est-à-dire cette grâce, que l'on trouve surtout en musique. Rohmer comparait ainsi le cinéma à la musique: « Si la beauté de certains plans est toute musicale, c'est qu'elle nous touche, nous séduit, nous envoûte comme le ferait un chant, c'est qu'elle donne à l'instant cette chaleur, ce poids que, jusqu'ici, seul l'art d'Orphée avait su lui conférer(...). 1» A travers cet instant au moins, Beauvois aura su nous parler du mystère de l'Incarnation. Ce qui est émouvant, dans la démarche de cet incroyant, c'est que le chemin vers Dieu des moines de Tibhirine devient pour lui le chemin vers une présence réelle, que le cinéma a en horizon depuis qu'il existe. En cette quête, il ne fait définitivement pas mentir cette autre formule de Rohmer sur le septième art: « nulle autre forme d'art n'avait su nous donner une idée aussi haute de nos semblables, faire briller de ses pleins feux la noblesse originelle du visage, du geste, du comportement humain. 2»
NOTES:
1Le Celluloïd et le marbre, éditions Leo Scheer, page 63
2Le Celluloïd et le marbre, éditions leo Scheer, page 62
Ce qui impressionne d'abord dans l'entreprise de Frederick Wiseman, c'est son apparente ambition d'exhaustivité. « La Danse », comme s'il s'agissait d'envisager l'art dans sa totalité, l'espace d'un film. Puis, comme un aveu de (toute relative) modestie, il y a le sous-titre: « Le Ballet de l'opéra de Paris ». Si on s'en tient à l'interprétation du titre, on a donc ceci: un art vu à travers le prisme d'une institution. Rarement un titre n'aura aussi bien désigné la teneur d'un film.
Monumental, le film de Frederick Wiseman s'intéresse d'abord à l'institution – le ballet de l'opéra de Paris – d'un point de vue presque architectural. Il s'agit d'explorer le monument, de nous montrer toutes ses recoins, des salles de danse sous les toits aux salles des machines, en passant par les bureaux et le caves. Une démarche qui va dans le sens de cette revendication de totalité que nous décelions même dans le titre. Selon sa méthode habituelle, le cinéaste nous offre un document apparemment brut, issu de plusieurs centaines d'heures de vie captées dans ce lieu prestigieux, sans voix-off, sans interview, et sans musique de fond. Ce serait pourtant une erreur de faire de La Danse une plongée directe dans un milieu, un témoignage informe sur la danse à l'opéra de Paris. Le film, très formel au contraire, tient sur une construction aussi monumentale que savante. On aperçoit les rouages de cette machine grâce aux transitions: des plans fixes et montés assez rapidement sur des escaliers, des portes entrouvertes, des cordes, des accessoires – tout une série d'endroits et d'objet qui composent ou habitent la structure même du monument. Par un montage très travaillé, la manière de Wiseman s'identifie à l'objet qu'il filme, le document adoptant toutes les infimes structurations du monument.
Le cinéaste filme aussi une autre architecture intérieure: celle de l'administration du corps de ballet. D'une manière très judicieuse, il filme l'administratrice expliquer à des chorégraphes le fonctionnement complexe et extrêmement hiérarchisé de l'opéra de Paris, ou faire le point aux danseurs et danseuses sur la singularité de leur statut social au regard de la loi française (par exemple concernant les retraites). Il y a de l'or et du marbre dans cette administration, quelque chose de d'immuable, comme le Paris filmé des toits de l'opéra. Et il nous semble d'abord que les chorégraphes sont des sculpteurs qui modèlent des corps vivants. Dans les entretiens avec Pierre Legendre qui figurent dans le livret du DVD, Wiseman s'étonne de la discipline presque rigide qui existe à l'opéra de Paris: un ensemble de conventions installées depuis des siècles et dont l'institution est garante.
Et pourtant, toute la force du documentaire tient dans l'animation de ce monument. Ce n'est pas de sculpture qu'il s'agit, mais bien de danse. Institution s'entend aussi dans un sens progressif, comme on parle d'un instituteur et de ses élèves en train d'apprendre. Ainsi s'oppose à la massivité du monument une fragilité du mouvement: les chorégraphes reprennent les danseurs, corrigent leurs gestes. Un enchaînement de répétitions, de reprises et d'entrainements nous donne l'impression d'un art essentiellement en devenir. Art vivant par excellence, la danse est à elle-même son terrain d'apprentissage.
Jusque dans le montage se retrouve cette délicate tension entre la pesanteur d'un cadre et la grâce d'artistes au travail. Les coupages et assemblages de Wiseman sont suffisamment subtils pour ne pas diviser trop grossièrement le film en phase de répétitions et en phase de représentations. Nous suivons en même temps plusieurs spectacles et les moments de représentation sont parsemés de scènes de répétitions – comme si « la danse », celle qui donne au film son titre, désignait autant l'instant sur scène que l'effort constant vers la perfection caractérisant le quotidien de cette compagnie. Wiseman fait aussi moduler les méthodes, nous montrant des chorégraphes dirigistes, d'autres plus improvisateurs, des cérébraux et d'autres plus sensuels. Plusieurs points de vue nous sont proposés: celui de l'expert qui fait des commentaires désobligeants, celui du spectateur désengagé, celui du danseur passionné ou fatigué de travailler au geste parfait.
Ce qui fait le charme de La Danse, en dernière instance, c'est le dialogue qui institue le geste en monument, et maintient pourtant dans l'immuable quelque chose de purement provisoire. Une grande quête de beauté anime autant les artistes que le cinéaste, que l'on sent fasciné par son objet d'étude: la danse comme art et comme institution.