vendredi 31 août 2012

Le Sommeil d'or, de Davy Chou

Que faire quand on n'a plus de passé? Quand les instruments même de la mémoire ont été neutralisés - quand les représentants et les représentations d'une génération ont été effacés? C'est à ce genre de questions que Le Sommeil d'or, le documentaire de Davy Chou, tache de répondre. Son sujet : le cinéma cambodgien et son âge d'or d'avant les Khmers rouges. De ce cinéma il n'existe plus grand chose : quelques bobines, quelques salles de cinéma, quelques actrices et réalisateurs. Mais le documentaire fait parler ces vestiges. Entre les témoignages des rares ayant survécu à l'exil ou à la déportation, la caméra s'aventure dans les lieux encore hantés par le faste des productions d'antan. Fantômes et créatures fantastiques sont justement les sujets de ces films oubliés par la plupart des cambodgiens, mais qui ont, malgré tout et souvent indirectement, imprégné la culture de plusieurs générations.

Si le cinéma est à la base un art du passé, Davy Chou double la mise en exhumant un cinéma lui-même passé, enfoui, perdu. Le documentaire fait habilement dialoguer ces deux absences : celle des créatures (les êtres extraordinaires peuplant les films en question) et celle des créateurs (les réalisateurs et les acteurs, disparus ou non). La dimension ludique de ce dialogue n'est pas ignorée, par exemple lorsque l'un des cinéastes explique l'histoire de son film, mimant l'action par les gestes les plus improbables (la réalisation n'est pas en reste, le faisant disparaître et réapparaître à l'écran).

Le grand mérite du documentaire est de faire de ces témoins des personnages. C'est-à-dire à la fois des acteurs ayant un rôle le récit et des figures qui, le temps du film, redeviennent mythiques. Il y a une vraie tendresse dans le regard du documentariste, qui soigne pour tous les intervenants une présentation très graphique, rendant à chacun une forme d'aura. Mais le film fait aussi la part entre ce qui peut être sauvé et ce qui est perdu à jamais. D'un côté, un film projeté sur le mur en brique d'un ancien cinéma, sous le regard curieux des familles qui habitent là désormais. De l'autre, l'un des plus beaux témoignages du film : un cinéaste en exil retrouve l'amour de sa vie, mais celle-ci a changé - elle s'est mise à fumer, s'est occidentalisée, a rencontré quelqu'un d'autre - et sa passion n'a plus de raison d'être. Quand le documentaire arrive à ce niveau de mélancolie, on se dit que, s'il était impossible de rendre aux cambodgiens leur cinéma, Davy Chou aura réussi à formuler leur nostalgie.

dimanche 29 juillet 2012

The Dark Knight Rises - Saints et fétiches de Christopher Nolan


Déjà publié à propos de Christopher Nolan :

L'article qui suit a d'abord été publié chez Causeur.

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Les fâcheux auront beau se plaindre de la ferveur qui a accompagné l’attente et la sortie de The Dark Knight rises, l’encombrante piété d’une armée de geeks aura trouvé dans le film des résonnances surprenantes. Le héros que Christopher Nolan a réinventé est un totem, c’est-à-dire tout à la fois une instance magique exorcisant les peurs intimes (Batman begins), une inquiétante silhouette surplombant le monde (The Dark Knight) et un signe de ralliement (The Dark Knight rises). Gotham City a attendu pendant huit ans le retour de son héros, et avec lui une obscure raison d’espérer. 

On pense à l’Apollinaire de Zone et à ses fétiches d’Océanie et de Guinée, qui sont « les Christ inférieurs des obscures espérances », tant le passage de The Dark knight à The Dark Knight rises évoque un fétiche devenu christique : bouc émissaire à la fin du second opus, en état de résurrection permanente pendant tout le troisième opus. De manière plutôt surprenante, voici le cinéma fondamentalement païen de Nolan envahi par des motifs chrétiens comme la foi, l’espérance et la recherche (certes bien masquée) de la sainteté. Car ce qui est émouvant dans cette évolution, ce n’est pas la déification du super-héros, finalement très banale, mais la subtilité de son reflet dans les yeux des personnages secondaires : Gordon, le fidèle Alfred ou le jeune inspecteur Blake. Bruce Wayne fait à ce dernier un curieux éloge du masque : plus qu’une garantie d’anonymat, le masque instaure une forme de présupposé démocratique – n’importe qui pourrait emprunter les traits de Batman, car tout le monde est appelé à exceller. 

Avec l’exemple de Blake, interprété par un Joseph Gordon-Levitt plutôt bon, on s’aperçoit que le super-héros n’existe que par un acte de foi collectif. Mais cet acte de foi est d’abord très concret, c’est simplement ce qui rend aux choses leur consistance et leur assise : il suffit d’un doute pour que les surfaces se fissurent et que les sols se dérobent. Il faut courir, comme le joueur de football fuyant la pelouse du stade en train de disparaître sous ses pieds, ou, pire, avancer sur un fleuve gelé, et voir petit à petit la glace se craqueler devant soi. The Dark Knight rises raconte la mise en péril d’une confiance fondamentale, la croyance comme mode d’appréhension des objets de la réalité ordinaire, ce que Platon nommait pistis. L’arrivée de Bane, le méchant, a d’abord pour conséquence de rendre impossible cette confiance basique dans la solidité du sol. Comme par hasard, ce n’est pas sur la terre ferme qu’on le voit apparaître la première fois, mais dans l’environnement incertain et provisoire d’un avion détourné par un autre avion – avatar de la fameuse séquence en apesanteur d’Inception.

Mais ne croyez pas pour autant que Bane soit comme le Joker de The Dark Knight un pur ferment d’anarchie. Certes, l’un des premiers gestes de Bane est de braquer la bourse de Gotham, trahissant cette autre forme de confiance qui fait la valeur admise de l’argent. Et cette autre forme de confiance a certes son importance dans l’univers de Batman et de la Wayne enterprise. Mais Bane est plus un révolutionnaire qu’un anarchiste : il n’a rien contre l’idée de l’ordre, il veut seulement instaurer un nouvel ordre. Le Joker mène à Bane comme l’anarchie mène à la tyrannie. Ils sont les deux visages du terrorisme : d’un côté le terrorisme tel qu’on le conçoit aujourd’hui, de l’autre le terrorisme d’Etat qui est celui de la Terreur. Le rapport de ces deux personnages à l’image filmée dit beaucoup de leurs différences : quand le Joker diffuse ses menaces via des vidéos amateur au comique glaçant, Bane s’exprime très sérieux dans le micro d’un stade de foot américain, reproduit sur un écran gigantesque. Avec Bane, c’est aussi le rapport de Batman avec son ennemi qui s’inverse. Pour traquer le Joker, il avait du concevoir un écran de contrôle agglomérant des milliers de caméras de surveillance, face à Bane il se retrouve sous terre, condamné à regarder l’apocalypse de Gotham sur un petit écran. 

Le nouvel ordre instauré par Bane trouve son image dans l’architecture de Gotham City, faite d’interminables buildings et de souterrains ramifiés – Nolan exploite à fond l’imagerie romantique du skyline au crépuscule, filmé comme un palais en ruines. La structure de la ville est ainsi faite que quand le sol se dérobe, c’est pour laisser place à un autre niveau, à un autre plancher. Les occurrences sont nombreuses dans le film de ces raccords mille-feuille entre une strate et une autre, par exemple quand il s’agit de s’approprier les engins de guerre de Batman. C’est tout le charme de Nolan : avant d’être symboliques, ses correspondances sont architecturales. Et le film lui-même adopte ce type de structure stratifiée, jouant des tonalités de l’image comme des niveaux de mémoire, et rendant le plan accessible aux affleurements inattendus. Nous ne sommes plus ici dans la tendance au fragment et à la discontinuité – qui était le propre de Memento ou même de Batman begins – mais dans une narration transparente, laissant simplement flotter une poignée de moments enfouis. Et puisqu’il faut toujours s’en défendre, ce n’est pas là coquetterie de scénariste ou gadget de monteur de clip : ce qui au fond intéresse Nolan, ce sont les moments d’absence qui nous font circuler dans le film, ces situations d’apesanteur entre un endroit et un autre.

Bien sûr, on l’admet bien volontiers en voyant Catwoman, Nolan reste un sacré fétichiste. C’est d’ailleurs quand il filme l’excellente Anne Hathaway qu’il retrouve son goût pour le plan très court, centré sur des détails aussi intéressants que les talons de la jeune femme, la couture de son bas, ou les perles de son collier. Eros a fait son entrée dans le cinéma de Nolan, cela méritait d’être salué. 

A lire sur le film et sur Nolan : un article de J.-M. Frodon (!), un autre de Jérôme Dittmar.

lundi 23 juillet 2012

Cinq ans de réflexion, de Nicholas Stoller


Deux séquences – l’une mythique et fantasmée, l’autre virtuelle et invisible – hantent le couple de Cinq ans de réflexion. La première séquence est l’histoire de leur rencontre, pendant une soirée déguisée : Violet est habillée en Lady Di, Tom est en lapin, ils se voient à travers la foule – classique. La seconde séquence est le récit de leur mariage : repoussée jusqu’au bout du film, cette histoire reste longtemps un horizon lointain et une fin impossible. La première séquence est l’expression, racontée encore et encore, de deux intériorités à l’unisson : c’est probablement ce moment précis, figé dans le temps et dans l’espace, que ce couple appelle « amour ». La seconde séquence est tout aussi figée, ou plutôt normée, mais cette fois-ci de l’extérieur : se marier, dans Cinq ans de réflexion, c’est apprendre à bien mettre en scène ses sentiments. Ou plus exactement : apprendre à faire avec les mises en scènes disponibles des sentiments. Et le film nous raconte moins ces deux séquences, précises et rigides, que la manière dont le couple doit presque malgré lui faire le chemin de l’une à l’autre. Ils hésitent, vivent, tournent autour du pot, et avec eux Nicholas Stoller et Jason Segel (le réalisateur et le scénariste) excellent dans cette histoire de mariage retardé – c’est-à-dire dans ce récit de la fluctuation du désir et de sa mise en scène. 

En exemple de ce jeu complexe, où l’extériorité doit par mille ruses apprivoiser l’intériorité, prenons deux moments du film : la demande en mariage, au début du film, et la dépression de Tom, vers le milieu. 

La maladresse de Tom et de Violet à l’heure de la demande en mariage est la première occasion de jouer avec les deux récits fondateurs que nous avons évoqués. Ils vont les vivre, tout en jonglant avec leur caractère obligatoire et imposé. Cela donne une situation subtile, ou les tonalités et les niveaux de lecture se multiplient : Tom rate la surprise de sa demande en mariage, qu’il déroule quand même car Violet veut en savourer la mise en scène. Le petit cérémonial suit son cours, interrompu par des personnages apparemment parasites (le collègue de toujours, la chef hystérique), mais qui sont en fait l’occasion pour le couple de rejouer la scène de leur rencontre. Elle repasse devant leurs yeux, et ils prêtent leur voix à leurs personnages d’alors : la demande en mariage devient une répétition de leur rencontre. Mise en scène ratée ou mise en scène réussie, demande en mariage ou récit de la rencontre, le charme de ce moment est autant dans le nombre de scènes qui coexistent en une seule que dans la manière qu’ont les personnages – et le film lui-même – de ne pas décider, de se placer entre chacune de ces scènes possibles. 

Le second passage, peut-être plus ingrat, nous montre la manière dont Tom se fait (ou ne se fait pas) à son quotidien dans le Michigan. Assurément les minutes les plus mélancoliques du film, ce sont aussi les plus loufoques : notre personnage, vêtu d’improbables tricots, se transforme en homme des bois sale et barbu, obsédé par la nature et par le matériel de chasse. La déliquescence de Tom est physique, et son nouveau personnage grotesque détonne dans un film qui ne jouait pas jusque là sur ce registre. A l’opposé du passage précédent, concentrant dans l’unicité d’un moment une infinité de possibles, on a ici un passage qui s’étire dans le temps, avec la signification simplissime de la dépression de Tom. Aussi surprenant que cela puisse sembler, cette métaphore loufoque a quelque chose de pudique. Il s’agit, encore et toujours, de tourner autour du pot comme le fait ce couple : éprouver les limites de l’extériorité avant de parvenir à exprimer son désir véritable. 

C’est qu’il y a, dans le jeu Jason Segel, une forme paradoxale de pudeur. Une manière de dissimuler, sous un air de barbare massif et ahuri, la sensibilité d’une jeune fille farouche – d’ailleurs, la question de l’inversion des genres intervient dans plusieurs gags, et l’argument du film pourrait faire penser à une version longue de I Was a male war bride de H. Hawks. Le fonctionnement du film est à l’image de cette pudeur paradoxale où les choses ne sont jamais dites directement. L’usage du discours et même du dialogue indirects peut sembler convenu – le dialogue entre les deux sœurs avec des voix des Muppets – il n’en demeure pas moins un exemple de l’élégance discrète du film. 

On est dès lors surpris par la fin du film : la scène du mariage tant attendue se retrouve platement entrecoupée de plans de la rencontre. Ces deux séquences structurant le film sont juste plaquées l’une sur l’autre : le mariage est une version superficielle, sans complexité ni profondeur, de la scène de demande en mariage. Le marié est sommé, comme dans un supermarché, de choisir un costume, un officiant et un type de cérémonie. Curieux, cet éloge final d’une forme de simplisme social pour un film dont tout l’art aura été celui de la subtilité des sentiments et de la complexité de leur expression. On préfèrera retenir un autre instant, sorte de version comique du « ni avec toi ni sans toi » de Truffaut, où après une dispute Tom dit à Violet qu’il veut être un peu seul, pour ensuite la retenir quand elle quitte son lit : « je veux être seul, mais seul avec toi ».

jeudi 12 juillet 2012

Holy motors

Holy Motors commence avec Leos Carax en pyjama, dans une salle de cinéma, contemplant l'écran où Denis Lavant ne va pas tarder à faire son apparition. Le premier geste du film est un passage de relais. A travers l'écran, le cinéaste-spectateur se tourne vers l'acteur, le laisse faire à sa place. Et de fait, bien longtemps, le film n'est pas grand chose de plus que cela : une successions d'incarnations théâtrales, de présences pesantes. Les saynètes donnent l'impression d'être additionnées comme des idées d'acteur. On est devant un film de Denis Lavant. Ce n'est pas forcément une mauvaise chose et Carax l'a compris, qui s'attache à capter le moindre détail de ses mouvements - le passage de la motion capture est judicieux à cet égard -, mais sans vraiment savoir qu'en faire. Pendant les trois premiers quarts du film, Carax voudrait transformer le plomb en or. Des incarnations envahissantes de Denis Lavant il voudrait faire un film. Mais le regard porté sur l'acteur reste curieusement rigide. Les situations comiques sont inexploitées, et remplacées par des "idées" : une Eva Mendes en Burka, un banquier au Fouquets, un Piccoli venu faire un cours de philo en moustache, quelques jolies formules conçues pour devenir des tubes. Comme dans Les Amants du pont neuf, des plans géniaux et des motifs passionnants baignent dans un marécage d'errances verbeuses.

Il y a un déclic pourtant, vers la fin : le moment ou Monsieur Oscar est amené pour la première fois à jouer son propre rôle, dans les locaux désaffectés de la Samaritaine. De la meilleure des façons, la séquence chantée de Kylie Minogue célèbre le retour du cinéma. Et à la lumière de ce retournement, on peut relire le film entier comme un mouvement de libération. Comme une manière pour Carax de s'affranchir successivement de tous les Denis Lavant possibles. Il peut faire enfin quelque chose de ces couches de peau, de ces mouvements captés, de ces personnalités. L'audace formelle retrouvée, le cinéaste peut tout se permettre : hommes et singes cohabitent enfin, nous laissant savourer le babil des limousines dans l'obscurité d'un hangar. Sans acteur - sans personne.

dimanche 1 juillet 2012

Adieu Armand


Paru chez Causeur

Le titre du nouveau film de Bruno Podalydès est mensonger : ce n’est pas à Berthe qu’on dit adieu, mais à Armand, son petit-fils, le personnage joué par Denis Podalydès. Plus que l’histoire d’un enterrement, c’est l’histoire d’une désertion, d’une soustraction. Celle d’un pharmacien père de famille, qui n’en finit plus de quitter sa chère petite femme pour sa maîtresse (son « petit lapin ») jouée par Valérie Lemercier. Le jour où il apprend la mort de Berthe, la grand-mère que tout le monde a oublié en maison de retraite, il faut organiser les obsèques, prendre les choses en main. C’est la nuit, il erre dans la maison, échange une dizaine de sms avec son amante, retrouve son fils dans sa chambre et l’invite à méditer avec lui sur le sujet de sa dernière dissertation de philosophie : « qu’est-ce que vouloir ? »

Tout le film semble une manière de ne pas répondre à cette question. Une manière de transformer en histoire l’absence de volonté, donc l’absence de décision, donc l’absence d’action. Car face aux événements, Armand n’a qu’une seule réaction : il fait le vide. En un sens, le film a la tête à l’envers : le dénouement (la mort de mémé) survient au début et la scène d’exposition (la découverte de sa chambre) plutôt à la fin. Du point de vue du rythme, Adieu Berthe a aussi cette surprenante construction inversée : plus on avance dans le film plus la roue tourne au ralenti, moins notre personnage est intimidé par les démons de la volonté. Armand s’absente, et Podalydès vide superbement son film de toute énergie : à la fin l’ataraxie est proche.

Au départ, la passivité d’Armand permet de jouer sur deux versants de la comédie : le burlesque d’une part, les dialogues d’autre part. Dans cette seconde veine comique, il faut dire que Valérie Lemercier est bonne cliente. Survoltée, elle déverse sur notre Armand des monologues particulièrement savoureux – l’un d’entre eux se termine par un « Sors ta bite et fais pas chier ! » qui devrait rester. Plus généralement, les phrases non terminées du personnage de Denis Podalydès ont l’art de susciter des dialogues absurdes. Parce qu’il manie comme personne les propos qui n’engagent pas, il est le champion de l’équivoque et du texto ambigü envoyé à la mauvaise personne. 

Mais, la tête enfermée dans un caisson transpercé d’épées, ou se déplaçant simplement sur sa trottinette à moteur, notre personnage principal se prête surtout aux situations burlesques. Il y a dans Adieu Berthe un art de l’espace et un tracé de silhouette qui évoqueraient presque Tati. Les locaux grandiloquents de « Définitif » – l’entreprise de pompes funèbres qui dispute à « Obsecool » l’enterrement de mémé – ont quelque chose des décors de Playtime : on ose à peine entrer, les pièces ont des dimensions inhumaines, les objets produisent des couleurs et des sons incongrus. Armand s’efface devant l’hybris bling-bling des célébrations funéraires, à tel point qu’on le voit disparaître derrière l’un des écrans reproduisant en taille réelle les modèles de cercueils les plus chics. A ce moment-là il n’est plus qu’une ombre, et le clin d’œil burlesque veut même que cette ombre soit calquée sur la forme d’un cercueil.

Pourtant, à mesure que le film avance et ralentit, Armand semble n’avoir même plus la volonté de ne plus vouloir. Si Adieu Berthe n’est pas, en dernière instance, un film comique mais un film magique, c’est parce que son personnage est aussi las de subir que d’agir. Les Podalydès nous font sortir du burlesque par le haut : par les rêves, par la folie et par les tours de magie. Les dialogues parfois cinglants du début se noient dans le discours marécageux d’Armand pendant l’enterrement. Les espaces intimidants sont réduits à la profondeur de la malle de Berthe. Le personnage lui-même se dilue dans une série de mises en scènes oniriques, avant de disparaître totalement. C’est le principe des retrouvailles avec cette grand-mère qu’il a à peine connue, mais qui est par excellence celle qui a précédé son existence. Une absence fondamentale qu’il pourrait retrouver en se retirant en-deçà de lui-même. « Pfuit, crac, pshitt » : il suffit pour cela d’un bon tour de magie.

dimanche 24 juin 2012

Faust, film d'action


De Goethe, Sokourov a au moins gardé l’un des seuls gestes de Faust dont je me souvenais : traduisant le début de l’Evangile selon Saint Jean, il s’interroge devant le premier verset « Au commencement était le Verbe ». Comme il se demande comment rendre ce « Verbe » – « l’Esprit », le « Sens » ? – c’est le contraire qui lui est soufflé : « au commencement était l’Action ». Le film de Sokourov semble découler de cette substitution. Le fameux pacte signé avec le diable, celui que tout spectateur d’un film appelé Faust est en droit d’attendre, interviendra tardivement et sera sans grande importance : la relation de Faust au diable est moins de l’ordre du verbe, ou de la parole donnée, que de celui du compagnonnage insidieux. Toujours dans le devenir et la déambulation, l’action au commencement de l’alliance entre Faust et l’usurier pourrait sembler bien anodine, régie qu’elle est par le besoin de se nourrir, puis par celui de séduire – aussi s’émeut-on à peine lorsqu’un meurtre est machinalement commis dans une taverne, de la main de Faust et sous l’impulsion de Méphistophélès. 

Comme il faut aller au vif du sujet, après une séquence de caméra aérienne, c’est les mains dans les entrailles d’un macchabé que l’on découvre Faust. Toujours l’action contre le verbe, l’émotion contre l’articulation : les plans de Sokourov ne sont jamais fixes ou univoques, ils déforment et irradient dans le même mouvement. Ce n’est pas le grotesque qui s’additionne au sublime, comme le paramètre obligé d’une tragédie, mais bien une même vision qui défigure et transfigure les personnages. D’où la qualité si spéciale de l’image, qui produit simultanément laideur et beauté. C’est la perpétuelle anamorphose des deux compagnons, l’un à la chair absolument répugnante, nous présentant son diabolique postérieur à tout bout de champ, l’autre attiré par la chair incandescente de Margarete. 

Qu’ils soient chez Faust, dans l’antre de Méphistophélès, dans une église, dans la forêt ou au sommet d’une montagne, nos personnages sont toujours dans une clôture mystérieusement définie. Il y a bien sûr ce format 4/3 qui donne au cadre une inhabituelle présence, mais, plus que cela, le mal semble dans Faust lié à une notion de territoire. Mephisto fait allusion au serpent du jardin d’Eden comme à un « lointain ancêtre » : il a en commun avec lui d’être là comme troisième terme précédant le péché de l’homme. Il personnalise l’intimité impossible de Faust et Margarete. Comme dans le jardin d’Eden, l’espace de Faust est bientôt infesté d’hôtes ininvités – rencontres inopportunes dans la rue, silhouettes dans les bois, créatures défigurées qui envahissent la chambre, et ainsi de suite. Le confessionnal même n’est pas gage de secret, on peut toujours présupposer la présence d’un indésirable. Ouvrant quelque peu cette clôture, la fin du film, au sommet de monts rocheux, donne un peu de champ libre à Faust - et  à l'interprétation que l'on peut faire de ce film magistral.

vendredi 8 juin 2012

La pesanteur et la glace - De rouille et d'os, de Jacques Audiard



De Rouille et d’os procède d’un paradoxe esthétique un peu facile qui illumine des silhouettes blessées, fétichise des corps atrophiés, fait danser les street-fighters et nager les cul-de-jattes. Ce qu’Audiard aime bien, c’est voir ramper son personnage dans l'obscurité d'un plan et le voir presque s’envoler dans la lumière de l’autre : la dureté physique et la noirceur sociale ne semblent valoir que comme matériau brut au désir d'éblouissement visuel.

Avec l'accident du personnage de Marion Cotillard, l'animalité semble avoir pris le dessus. Cette condition est vécue comme une diminution radicale, pour l'une, et comme une ouverture à l'énergie sauvage du combat, pour l'autre. "Nous ne sommes pas des animaux", dit-elle à Ali, l'invitant à faire preuve de délicatesse. Audiard voudrait raconter la manière dont ces personnages s'extirpent de la pesanteur. 

Il voudrait, c'est là le problème de ce film esthétiquement trop volontariste. La recherche éperdue de l'instant de grâce visuel, musical, dramaturgique nous fait passer par de jolis moments (et par d'autres plutôt improbables, cf. la prothèse narrative finale), mais ne donne pas spécialement au film et aux personnages la profondeur attendue.

dimanche 13 mai 2012

Le monde malgé le monde - Barbara, de Christian Petzold


La réussite de Barbara, et sa beauté discrète, tiennent à un malgré. Un doux paradoxe, l'inverse de la tiédeur, qui fait communiquer un courant froid et un courant chaud. Le courant froid, c'est la description attendue d'un hôpital de campagne en RDA, les silences sceptiques de Barbara et cette mer longtemps invisible, qui ne fait que souffler sur l'héroïne solitaire. Bizarrement, le courant chaud n'est presque pas autre chose que tout cela. Mais c'est l'évidence, pénétrant peu à peu l'image, que toutes ces souffrances réelles, tous ces personnages tragiques (le séduisant médecin qui écrit des rapports, la jeune fille pourchassée, le jeune homme sur son lit d’hôpital) restent plus aimables que ce qui est loin, que ce qui, probablement, n'existe pas. Le cinéma, toujours, choisit l'ici et maintenant.

lundi 7 mai 2012

I Wish, de Kore-Eda Hirokazu


Article publié chez Causeur.
Les personnages de Kore-Eda Hirokazu sont souvent des marcheurs. Ils l’étaient bien sûr dans Still Walking (2009), un beau film sur les rituels familiaux, et ils le sont plus que jamais dans I Wish, sorti le 11 avril au cinéma. C’est que le cinéaste japonais, surtout connu pour Nobody knows(2004), est meilleur quand ses personnages ont les pieds sur terre. Oublions donc Air Doll (2009), sa gonflante parabole sur une poupée gonflable, et intéressons-nous plutôt à ce grand film de vivants qu’est I Wish. Sur une île du Japon, deux frères vivent séparés, l’un au nord avec son père et l’autre au sud avec sa mère. L’aîné, Koichi, apprenant que le nord et le sud de l’île vont être pour la première fois reliés par le TGV, décide de se rendre avec ses amis au point de croisement des deux trains pour y retrouver son frère et voir, peut-être, se réaliser ses vœux secrets.
Marcher n’est curieusement pas voyager ou s’éloigner, chez Kore-Eda Hirokazu : il s’agit au contraire de parcourir des lieux connus, d’user la route de tous les jours, d’approcher toujours un peu plus le noyau de la vie quotidienne. C’était déjà le principe de Still Walking, où les marches se répétaient comme l’insouciante célébration d’une tradition familiale. Peu importe où vont les personnages et d’où ils viennent : la caméra nous montre juste le chemin qu’ils empruntent pour rester identiques.
De la même manière, dans I Wish, Koichi est constamment en chemin : vers l’école, vers chez lui, toujours sur la même route. Sauf que les trajets instaurent ici un flottement nostalgique : moment de discussion avec les camarades de classes, le chemin de l’école est aussi l’occasion de laisser l’esprit s’absenter, de voir un volcan préparer son éruption, ou même d’appeler au téléphone un frère absent. La marche, plus subtilement peut-être que dans Still Walking, fait cette fois dialoguer la présence et l’absence, l’identité et la différence.

Ce quotidien ritualisé définit d’abord le rythme de I Wish. A travers les répétitions et les rimes visuelles, le film fait dialoguer la vie du frère aîné avec celle du cadet. Mais dans ces habitudes même, quelque chose se prépare et une éruption menace. Il faut comprendre ainsi la rêverie autour du TGV, espoir d’une fulgurance qui viendrait abolir l’incessante répétition de la vie : le train contre le train-train, pour caricaturer. Le récit se met donc en marche vers une autre destination, la journée d’école est raccourcie, la troupe d’enfants part à l’aventure.
Le titre original du film, Kiseki, signifie « miracle ». Il y a dans I Wish une quête de la merveille, de l’événement extraordinaire, qui se trouve joliment retournée au moment du passage du train. Quand tous les enfants crient ce qu’ils souhaitent voir se réaliser – car il est dit qu’il faut prononcer un vœu lorsque deux trains se croisent – Koichi reste muet et laisse défiler devant lui, dans une série de plans courts, des souvenirs proches, précis et singuliers. Pourtant contrepoint parfait, sur la forme, au quotidien ritualisé qui constituait le reste du film, ce moment redonne vie, paradoxalement, à ce même quotidien. Voici donc l’émerveillement rabattu, comme dans La Vie est belle de Capra, à ce qui est déjà là : l’expérience de l’extraordinaire ne vaut que pour donner sa vraie valeur à la vie ordinaire.
Tout cela serait bien banal si Kore-Eda Hirokazu ne parvenait pas effectivement, par des plans parfois magnifiques, à donner prix à ce qui est là, inexplicable comme une fleur, à portée de main pour ces enfants enthousiastes.

lundi 16 avril 2012

We bought a zoo, de Cameron Crow

Le deuil est-il en train de devenir l'un des motifs obsessionnels du cinéma américain ? Hollywood (et ses périphéries) fourmille depuis quelques temps de maris amputés de leur épouse, de mères et de pères privés de leur enfant, d'enfants orphelins de leurs parents. Cela donne des films particulièrement inspirés (Super 8Tree of lifeTrue Grit) ou plus médiocres (Hugo CabretThe Descendants) - et il est difficile de déterminer dans laquelle de ces catégories ranger We bought a zoo. Dans le film de Cameron Crowe, Matt Damon joue un jeune veuf, père de deux enfants, qui se décide à changer de vie en faisant l'acquisition d'une nouvelle maison et du zoo allant avec.

Si la mort correspond au décollement du corps et de l'âme, elle est aussi, pour les vivants de We bought a zoo, un décollement entre l'image et la parole. D'un côté nous avons une photographie publicitaire, ou du moins standardisée : une luminosité insolente, des plans qui se succèdent comme un diaporama i-Tunes et des animaux qui pourraient aussi bien, comme un personnage le fait remarquer, servir de fond d'écran. Les apparences, dans leur évidence même, ne sont plus que muettes - à la manière des animaux de zoo, que nous regardons dans le blanc des yeux. Car devant cette réalité de purs reflets mélancoliques (la lumière de l'ordinateur et de ses fantômes projetée sur les lunettes de Matt Damon) le langage est inopérant et vidé de son sens. Autre versant de cet état de deuil : les personnages ne parlent plus le langage du monde, ils y sont étrangers. C'est Benjamin confronté au tigre, ou confronté à son fils même, sans savoir leur parler.

Le hiatus entre la parole et les apparences donne lieu à une mise en scène assez subtile de la vie de famille. Nous avons décrit le père, Benjamin, tenu en échec par l'irréalité de la réalité, mais il y a aussi les deux enfants, aux deux extrémités possibles de comportement devant la situation : le dérèglement de l'image contre le dérèglement de la parole. L'ado déprimé surpris à faire des dessins sanglants, c'est un cliché de cinéma, mais cela touche à autre chose dans ce film : presque muet, se contentant de dessiner, son personnage se charge de représenter toute la négativité et toutes les zones d'ombre d'un lieu trop ensoleillé. Les créatures qu'il dessine sont comme les versions monstrueuses des animaux du zoo. A l'inverse, le personnage de la petite fille est un être de pure parole. Rien de moins naturel que cette fillette aux boucles trop blondes, qui décrit mieux que personne les situations ("We bought a zoo!"), et qui à 6 ans parle comme une jeune fille raisonnable. Le mutisme de l'un, et la négativité des images qu'il génère, répond au bavardage de l'autre, toujours dans l'enthousiasme excessif de la description.

Ce schéma donné, le film de Cameron Crowe rate sa progression. Il y a bien cette manière qu'ont le père et le fils de s'apprivoiser : cette jolie scène où, pour se confier, ils échangent leurs places et disent à l'autre ce qu'ils voudraient vraiment entendre. Mais dans l'ensemble, au lieu de tordre la mécanique de départ, au lieu de laisser l'imprévu s'infiltrer dans les oppositions que nous avons décrites, le film se rabat sur ses clichés et sur sa situation d'origine : le nouveau départ du titre français n'aura jamais lieu. 

En fait, l'échec final de We bought a zoo semble symétriquement inverse à l'éblouissante réussite de Super 8. Le film de J. J. Abrams mettait en scène le deuil comme confrontation à l'inattendu et à l'impossible, et célébrait au détour de son conte une forme renouvelée d'émerveillement cinématographique. Dans le film de Cameron Crowe le regard ne se laisse jamais saisir par la surprise : on se contente de célébrer un passé grossièrement sublimé. Pire que cela : à la dernière minute, Crowe confère à la parole - dont les vertus seraient d'un coup rétablies - le pouvoir magique de donner à l'être défunt une présence réelle. Non seulement cette apparition finale de l'épouse est une forme tristement dégradée d'émerveillement cinématographique, mais c'est en plus de ça un pur et simple mensonge. Un mensonge du personnage à lui-même et à sa famille, pourquoi pas (et peu importe), mais surtout une imposture artistique : le cinéma embaume les morts, il les invoque, il les fait revivre parfois dans une réalité seconde, mais il semble douteux de poser comme ça qu'il les ressuscite. Et surtout à quoi bon? A la fin, entre la réalité aux standards i-Tunes et Photoshop, et les difficulté d'un langage s'escrimant à nouveau à affronter la vie, Cameron Crowe semble s'être engagé avec son personnage dans la première voie. Je ne parviens pas à dire si c'est triste pour le personnage ou pour le cinéaste.

jeudi 12 avril 2012

2 jours dans le slip de Vincent Gallo


C'est quand même tragique, Julie Delpy qui voudrait faire du Woody Allen et se retrouve à singer Frank Dubosc. Il n'y a pas grand chose de récupérable dans ce 2 Days in New-York. Passons à la limite sur toutes les scènes de malaise, souvent bien peu comiques, des visiteurs français dans l'appartement de Chris Rock : quasiment pire que ça, il y a l'emballage branché du théâtre de marionnettes new-yorkaises, avec Vincent Gallo en guest star. Inutilement graveleux, niais et puéril : du cinéma régressif à tous les niveaux.

samedi 31 mars 2012

Qualités d'un film superficiel - Les adieux à la reine, de Benoît Jacquot


A cause d'un film affreusement prétentieux (A tout de suite) et de son actrice affreusement prétentieuse (Isild Le Besco) je m'étais promis de ne plus aller voir de film de Benoît Jacquot. Ces Adieux à la reine valaient-ils la peine de ne pas tenir ma promesse ? Eh bien ma foi, le film parvient à mettre ensemble quelques bonnes idées. 

Il y a tout d'abord une séduisante manière de contempler la fin d'un siècle, la fin d'un régime, la fin d'un monde clos - le château de Versailles, la cour et l'arrière-cour de Louis XVI - dans une sorte d'unité de lieu (la prise de la Bastille est racontée par un personnage, un peu comme au théâtre). Au service de la mise en scène de Jacquot, qui semble fasciné par cette atmosphère d'avant le déluge, un luxueux travail sur l'image, qui rassemble la trajectoire de Sidonie (Lea Seydoux), simple lectrice de la reine, et l'opulence de la cour en elle-même. Le personnage de Lea Seydoux est particulièrement réussi en ce qu'il focalise sur Marie-Antoinette ce regard de pure fascination, une forme d'amour dévot, entre érotisation et sacralisation.

La belle photo des Adieux à la reine n'est pas sans ambivalence, et Jacquot prend plaisir à disséminer les signes d'un mal intérieur qui viendrait, pire que les révolutionnaires, attaquer Versailles : avant le grand canal il y avait un marais infesté de rats et de moustiques, sous la galerie des glaces et sous les perruques, il y a des courtisans agglutinées dans des couloirs lugubres. L'idée, quoiqu'un peu téléphonée, donne quelques moments comiques - les aristocrates voyant leurs noms sur la liste des prochains à décapiter - et quelques moments oniriques, où l'indistinction règne entre la veille et le sommeil, puis entre le luxe et la pourriture intérieure. 

Cette même ambivalence prend le pas sur la relation entre Sidonie et Marie-Antoinette. Le corps sacré de la reine finit par s'inscrire dans un système de pures apparences, où le travestissement tient lieu d'identité. A cet égard le départ de Sidonie, son adieu à la reine est aussi un adieu à une foi réelle. En partant, elle fait le simple constat qu'un monde, dont la chair n'était finalement si ferme, s'est dissous. 

Une autre ambiguïté est celle de Benoît Jacquot : filmant Versailles, adaptant un livre de Chantal Thomas, son cinéma est en plein dans une "qualité française" qui est aussi un monde un part, avec ses décors, ses références et ses courtisans. Mais paradoxalement, quoi de mieux qu'un film à costumes et qu'un argument académique - quoi de mieux qu'un film superficiel - pour jouer avec les illusions d'un cinéma se contemplant lui-même, comme Marie-Antoinette avec ses favorites?

mardi 6 mars 2012

Langue de cheval - War horse, de Steven Spielberg

Article publié chez Causeur.

Dans Rencontres du troisième type, Spielberg décrivait l’invention d’un code musical permettant d’établir un contact avec des extra-terrestres. Dans son nouveau film Cheval de Guerre, il est aussi question de rencontre entre l’homme et la bête, avec ce cheval qui traverse la Première guerre mondiale. Mais la différence, c’est que les murmures du jeune Albert à l’oreille du cheval sont formés dans une langue déjà connue : pour dresser la bête, il suffit de répéter plusieurs fois la même injonction, comme à un enfant. Joey – c’est le nom de la monture – semble comprendre les hommes. Comme s’il ne s’agissait plus pour Spielberg d’inventer une langue rendant à l’inconnu sa communicabilité, mais de domestiquer un sujet quelconque en utilisant des paroles que chacun peut comprendre du premier coup. 

De là une évidente facilité du film. Si nous pouvons reconnaître à Spielberg d’avoir évité l’anthropomorphisme animalier, qui était le grand risque d’un tel projet, force est de constater que l’exceptionnel parcours de ce cheval reste toujours balisé par beaucoup d’automatismes du mélodrame. Cette simplicité est à la fois la qualité et la faiblesse de Cheval de Guerre. D’un côté nous avons la force sauvage de l’animal transformée en pure ligne narrative : nous sont successivement présentés, à travers celui-ci, un adolescent fils de fermiers anglais, un officier de la cavalerie britannique, des soldats allemands et une famille française. Un peu comme la matière numérique de Tintin, le cheval de Spielberg est un vecteur de transition d’un chapitre à un autre, d’un camp à un autre, d’un univers à un autre. Mais d’un autre côté, la liberté même de cette course semble étrangement bridée. Les personnages se ressemblent, le film s’allonge, le récit s’essouffle, et on se lasse peu à peu de ce sage parcours d’obstacles. Comment celui qui, il y a quelques mois encore sur nos écrans, faisait d’un film d’aventure l’occasion d’inventer de nouvelles formes en mouvement, comment ce Spielberg-là a pu faire atterrir son cheval sur une aussi morne plaine ? 

Pour répondre à cette question, il faut à nouveau s’interroger sur la langue dans laquelle nous parle ce Cheval de guerre. On l’a assez fait remarquer : dans ce film tout le monde parle anglais. Avec un accent allemand peut-être, ou avec quelques notes de français, mais toujours en anglais. La donnée serait anecdotique si elle n’était pas explicitement soulignée dans une scène du film où notre cheval se retrouve coincé dans les barbelés d’un champ de bataille. Un soldat anglais et un autre allemand se rejoignent dans le no man’s land séparant leurs tranchées. Ils le libèrent, discutent naturellement en anglais – et le Britannique fait même remarquer à l’Allemand la qualité de son accent. Tout le problème du film tient dans cette courte scène célébrant un pacifisme biaisé, un universalisme à sens unique. Le fil narratif qui allie tant d’univers différents le fait toujours de la même manière, dans l’uniformité d’une langue qui s’épuise en fait à dire la même chose. Il ne s’agit pas là de débusquer un quelconque impérialisme anglo-saxon, mais de constater que Spielberg se contente cette fois-ci d’évacuer les problèmes au lieu de les regarder dans les yeux. 

C’est pourtant précisément cette manière de détourner le regard qui fait les quelques belles scènes de Cheval de guerre. La mort, seule rescapée paradoxale du grand spectacle de la guerre, est tout ce qu’il y reste d’incommunicable : Spielberg semble s’obstiner à ne pas la montrer. Quand ce n’est pas l’exécution de déserteurs allemands qui est masquée par l’aile d’un moulin, c’est un raccord tragique qui fait disparaître les cavaliers britanniques de leur cheval, face aux canons allemands. Privé de ses yeux par le gaz moutarde, le personnage d’Albert retrouve finalement son cheval. Pudique ou reculant devant l’obstacle, Spielberg tient jusqu’au bout l’ambiguïté de son geste.

jeudi 9 février 2012

Ray Ruby’s Paradise lost - Go Go Tales d’Abel Ferrara


On est d’abord étonné qu’avec un visage si naturellement grimaçant, Willem Dafoe trouve encore le besoin de cabotiner. Puis on réalise que le cabotinage est l’idée même de ce joyeux bordel, où le spectacle mélange la laideur et la beauté, la lumière artificielle des néons et l’obscurité naturelle des émotions. Le personnage de Ray Ruby s’accroche à ses expressions comme à des sensations fugaces et contradictoires, où il n'y a plus lieu de déterminer ce qui relève du show pathétique et de l’expressivité artistique. 

Sur le modèle des attitudes imprévisibles et semi-trash d’Asia Argento, l’image a, dans Go Go Tales, cette qualité ambiguë de spectacle fascinant et vulgaire, souvent obstrué par des mouvements non planifié venus squatter le premier plan : clients ivres, propriétaire burlesque, serveurs criards, ennuis d’argent. Et tout ça se trouvant intimement mêlé, on ne sait plus sur quel pied danser : on aime, on déteste, on est saisi par une musique, on s’ennuie. 

Un peu comme dans Bad Lieutenant, mais sur un mode purement comique, l’addiction au jeu a cette dimension sombre et existentielle : le ticket de loto perdu qu’on va chercher dans les recoins de la boîte métaphorise l’essentielle nécessité pour Ray Ruby de jouer à quitte ou double, d’investir tout son être dans la grimace la plus anecdotique, dans le show le plus anodin comme dans ces malheureux chiffres de loto. C’est probablement le sens du monologue final, confession qui prend la forme d’un bilan mais aussi d’un plaidoyer. Acculé, Ray Rubis défend la déchéance comme une éternelle opportunité de recommencer son cirque, et de ne plus dépendre que de cela.

lundi 30 janvier 2012

La Belle de Moscou, de Rouben Mamoulian - la danse comme possession

Remake musical de NinotchkaLa Belle de Moscou (Silk Stockings) est aussi le dernier Fred Astaire à proprement parler. Dans ce film de Rouben Mamoulian se joue une dernière fois (nous sommes en 1957) l'art de la comédie musicale classique, où la danse est question de possession : en dansant, je joue à posséder et à être possédé. Le film s'ouvre sur un plan montrant les jambes de Fred Astaire en train de marcher. Les jambes du danseur sont détachées de son corps, elles flottent dans le cadre. C'est de ce flottement que peut jaillir le paradoxe : le danseur est maître de ses mains et de ses pieds, de ses accessoires, de ce qui l'entoure - il a tout cela en sa possession - et pourtant il se laisse porter par son mouvement, par la valse de ses pieds, par une chaise ou par le corps de sa partenaire - il est comme possédé par ce qui l'environne.

L'enchantement de la comédie musicale consiste à élargir toujours le champ de cette paradoxale possession. Il y a d'abord le corps du danseur, ensuite chacun de ses membres, puis une ou plusieurs partenaires, et enfin tous les éléments du décor. Dans un amusant duo de Fred Astaire avec une starlette hollywoodienne, la danse semble même procéder des récentes innovations technologiques du cinéma : le technicolor et le son stéréo sont cités puis mimés. La dimension érotique du paradoxe est omniprésente : ainsi quand Fred Astaire glisse à la sublime Cyd Charisse "I want to handle even heart and soul of you", c'est comme le pendant du "I got you under my skin" qui n'est jamais dit, mais clairement joué dans les numéros de danse qui suivent.




La relation aux choses induite par la comédie musicale tient à l'animisme pur et simple. Tout d'abord, le corps, le cadre, le décors sont systématiquement découpés en fragments ou en objets distincts. Pour danser, il faut accepter de donner son indépendance à telle ou telle partie du corps, et d'attribuer à chaque parcelle du décor un motif de désir particulier et inédit. Il y a dans la comédie musicale un nécessaire mouvement de réification, qui permet en retour de retrouver l'esprit des choses, leur âme : ce qui, littéralement, les anime. La Belle de Moscou est habité par ce fétichisme joyeux, qui cristallise notamment autour des jambes. Ce sont celles, d'abord, de Fred Astaire, puis les jambes d'un mannequin dans une vitrine, puis celle enfin de Cyd Charisse. Le numéro de danse où Ninotchka s'habille en occidentale reflète parfaitement ce fétichisme : elle joue avec les vêtements qu'elle s'apprête à mettre, donne vie aux chaussons et aux bas qu'elle tient dans ses mains. L'objet participera toujours d'une harmonie capable de posséder celui ou celle qui danse.

Dans la langue de Ninotchka, tout de même agent soviétique, cette possession a pourtant un nom : l'aliénation. La réification enchanteresse opérée par le cinéma hollywoodien est précisément le fétichisme de l'objet marchand que critique un Walter Benjamin : notre héroïne ne s'y trompe pas, outrée qu'elle est d'apercevoir des jambes dans une vitrine. Il est très étonnant à cet égard qu'on ait qualifié de caricaturale l'opposition entre capitalisme et communisme dans le film. Lue à travers le prisme de la danse comme paradoxale possession (posséder et être possédé), l'opposition politique semble au contraire d'une rare subtilité. D'un côté il y a le jeu de la possession, de l'autre le refus de posséder, et, plus violemment, celui d'être possédé. Tout le génie du film tient bien sûr à transformer ce dialogue politique en érotique de la danse. L'émerveillement face aux objets du capitalisme - qui ont par exemple la séduction des beaux vêtements, des bas et des frou-frous - est d'autant plus entêtant si on y a d'abord résisté.

S'il devait encore y avoir besoin d'arguments pour se convaincre que le film de Rouben Mamoulian est un chef d'oeuvre, il faudrait regarder encore et encore le dernier numéro de danse: celui mettant en scène le Fred Astaire de Top Hat, possédé par l'esprit naissant du rock'n'roll, autre fleur délicieuse de l'occident capitaliste.

dimanche 29 janvier 2012

The Descendants, d'Alexander Payne

« Ce n’est pas parce qu’on vit à Hawaï qu’on a une vie de rêve », fait dire Alexander Payne au personnage principal de The Descendants.  Tu m’étonnes. Avoir  des chemises hawaïennes et le visage de George Clooney n’évite au gars ni d’avoir une femme dans le coma, ni d’être cocu (de cette même femme dans le coma). Il y a de la vie derrière l’écran, et cette vie n’est pas une mince affaire. Voici le renversant credo cinématographique d’Alexander Payne.

Il est clair qu’on s’ennuie terriblement devant The Descendant, mais reconnaissons qu’on peut s’ennuyer différemment d’un moment à l’autre.  Il y a un premier ennui, général, qui est lié aux automatismes de ce cinéma américain vaguement estampillé indépendant.  Père dépressif, petite fille qui n’a pas sa langue dans sa poche (cf. Little miss sunshine), ado ingrate mais en fait sympa – le message « on est quand même une famille malgré nos problèmes » commence a être enregistré, merci. Tous les tics formels sont là aussi, même si sur la bande-son la musique hawaïenne a provisoirement remplacé les guitares folks. Le second type d’ennui ressemble plus à de la gène : il y une fausse pudeur, dans The Descendants, qui consiste à faire semblant de mettre en sourdine une émotion  pour mieux la souligner.  Je pense par exemple à ce plan où Alexandra réagit, sous l’eau de la piscine, à l’annonce de la mort prochaine de sa mère. La séquence devient un cliché, l’émotion une grimace.

Les yeux de chien battu de George Clooney ne sauvent rien de cet ensemble terne. J’ai largement préféré la bande-annonce.

mardi 24 janvier 2012

J. Edgar, de Clint Eastwood - un cinéma à veiller les morts

Il est tentant de moquer les acteurs maquillés, masqués, momifiés de J. Edgar (le dodelinant Clyde Tolson, notamment, est plutôt rigolo). Mais alors soyons conséquents : demandons-nous ce que les momies viennent faire là. Et rappelons-nous que, dans Gran Torino, Eastwood s'est offert aux balles de ses ennemis, et qu'il revient tout juste d'Au-delà.

Cette fois-ci, il a presque éteint la lumière, comme s'il fallait veiller les morts. La photographie si sombre de J. Edgar a cette vertu de limiter le champ de vision : de rabattre toujours le regard sur ce qui vient en premier, sur ce qui est le plus évident. Une façon de marcher, de jeter un œil à la fenêtre, l'emportera toujours sur une vision politique ou un secret d'état. Peut-être est-ce là la faiblesse du film - il n'y a pas de point de vue sur le personnage de Hoover - mais il est sûr, parallèlement, que c'est son atout : avant d'être ceci ou cela (parano ou visionnaire), Hoover n'est qu'une transition corporelle de la jeunesse à la vieillesse.

Et cette transition est une somme de souvenirs qui sont venus s'ajouter, s'empiler un à un jusqu'à former sur son visage ces rides, le masque de sa vieillesse. Vous l'avez votre momie : ces images comme autant de bandelettes qui, à mesure qu'il repasse sa vie devant ses yeux, s'enroulent autour de lui et l'amènent à la mort. C'est beau comme du cinéma.

jeudi 19 janvier 2012

Putty Hill, de Matthew Potterfield

En débusquant une intrigue dans des interviews, des portraits morcelés, des effets de réel, un film comme Putty Hill a l'ambition paradoxale d'un cinéma naturellement romanesque. Où le roman tiendrait dans le documentaire, et où le récit serait juste , à portée de caméra, se déployant à mesure que les séquences de vie s’additionnent.

Tout ça, bien sûr, n'est qu'illusion. Car il y a bien, dans la démarche de Matthew Poterfield, la volonté d'un regard synthétique, organisateur. Et en creux, une forme de mélodrame pas si éloigné du film choral et de certains tics du cinéma indé. C'est l'histoire d'un enterrement, celui d'un garçon de 24 mort d'une overdose, dans la région de Baltimore : on entend le témoignage de ses proches, on voit les scènes de vie qui entourent la cérémonie des obsèques.

Pourtant, en même temps qu'il tourne autour d'une absence, le film parvient de singulière façon à rendre hommage aux présents. On tient le regard d'adultes et d'adolescents, mystérieux comme ceux de Gus Van Sant, baignant dans une belle lumière. C'est fragmentaire, impur, cela tombe parfois dans le procédé - et, pour ces raisons peut-être, c'est un film plutôt émouvant.

Putty Hill, sortie le 24 janvier chez E. D. Distribution

lundi 9 janvier 2012

Take Shelter, de Jeff Nichols - vertiges de la pesanteur

 Publié chez Causeur.fr

« Certains ont des malheurs; d’autres, des obsessions. Lesquels sont le plus à plaindre ? » (Cioran, De L'inconvénient d'être né)

La pesanteur est le premier principe de Take Shelter. Dès les premiers plans, le ciel, bon vieux couvercle tragique, semble s’abattre sur les épaules de Curtis, le personnage principal: il regarde la pluie, presque pâteuse, ruisseler sur ses doigts. La première forme de pesanteur réside dans cet effet de réalisme poisseux : non seulement une nature se rabattant à tous moments sur le corps du personnage, mais aussi un schéma social traîné comme un fardeau par ce père de famille. Puis, la nuit, une autre forme de pesanteur se déchaîne : dans des rêves violents, Curtis voit s’abattre sur lui les éléments – pluie, chien enragé, silhouette derrière une vitre, femme au couteau. Un genre, celui du film d’épouvante, pour dire vite, vient peser dans les nuits paranoïaques de Take Shelter

Il y a un instant, cependant, où le suspense devient, concrètement, une suspension de la pesanteur. Dans l'un de ces rêves, les lois de la physique sont défiées : réfugié dans le salon avec sa fille, Curtis voit les meubles léviter, comme sous l’effet du mouvement invisible et impossible de la maison elle-même. Comme si le poids des choses avait contaminé le cadre, comme si le film lui-même n’était qu’une chute, plus rapide encore que celle du monde. Tout le paradoxe de Take Shelter tient à cette manière de retourner contre elle-même la pesanteur, pour faire l’expérience de son dérèglement exponentiel. Petit à petit, les effets de réalisme et les effets de genre sont pervertis pour ne former plus qu’un monde à part, en apesanteur, celui de Curtis La Forche.

Face à la catastrophe il n’y qu’une seule solution : creuser. Pour réfugier sa famille, pour la protéger de la tempête dont il pressent l’imminence, Curtis entreprend de creuser un abri dans son jardin. Et à mesure qu’il creuse, son angoisse est de plus en plus précisément projetée sur ce qui l’entoure. L’abri devient une caisse de résonnance, amplifiant la portée de tout ce qui est perçu par le personnage.

Car percevoir et déchiffrer, sentir et ressentir, sont bien les seules activités qui vaillent dans Take Shelter. Le monde est exclusivement composé de signes, auxquels il s’agit de répondre par une exploration de l’étendue et de la profondeur des sens. C’est en tout cas le quotidien de cette famille où, la petite fille étant sourde-muette, on utilise le langage des signes. L’harmonie du foyer semble tenir à la fragilité de cette langue secrète qu’ils se sont appropriés. A l’approche de la catastrophe, Curtis devient pourtant indéchiffrable pour ses proches : ses gestes ne constituent plus qu’une série de comportements erratiques, au mieux arbitraires, au pire obsessionnels. Le film n’est plus alors qu’une somme de séquences et d’actions opaques. A partir de là, le mouvement de crise et de recomposition de la famille, qui traverse tout le film, est magnifique. Avec la délicate Jessica Chastain, jouant l’épouse de Curtis, le dialogue redevient sensoriel, les propos redeviennent sensés.

Partager un regard, une manière de voir le monde, est à la fois, dans Take Shelter, l’attitude familiale par excellence et la définition du geste artistique. Le cercle vicieux de la paranoïa est aussi cinématographique que psychologique : le plan fait vérité et l’angoisse créé le malheur. Fou ou sain d’esprit, Curtis a raison. Tout simplement parce que redouter les nuages est la première manière de les faire exister dans le ciel. Tout simplement parce que, dans l’enclos du film, l’ouragan est effectivement en train d’arriver. Avec Take Shelter, Jeff Nichols nous fait découvrir la vertu apocalyptique de la paranoïa : à l’heure de la fin du monde, les êtres se révèlent, la nature se déchaîne et l’amour peut renaître.

vendredi 30 décembre 2011

Comment savoir, de James L. Brooks

Pourtant amateur de Pour le pire et pour le meilleur, et franchement adepte de Spanglish - les deux précédents films de James L. Brooks - j'avais raté Comment savoir à sa sortie. J'aimais bien, dans Spanglish, la manière dont était enfin employé le non-jeu d'Adam Sandler, ses gestes paresseux et sa voix traînante (beaucoup mieux par exemple que dans Punch-Drunk Love). Il y a dans Comment Savoir ce même mélange de précision et d'inventivité, conféré à la fois aux acteurs et à la mise en scène. J'ai retrouvé chez Balloonatic le terme exact que je voulais utiliser pour parler du style de Brooks : la plasticité. Celle-ci s'entend de deux façons. D'un côté, des plans rigoureusement forgés par le regard du réalisateur - et de l'autre, une incroyable souplesse permettant aux protagonistes de reconfigurer les scènes selon leur bon plaisir. Si Comment savoir est un film plastique, il l'est donc dans  un dialogue cinématographique entre le solide et le fluide.

Architecture, tout d'abord, de la mise en scène. Rien de plus étudié que la construction des situations dans le film de Brooks. Prenez cette scène où le personnage d'Owen Wilson invite celui de Reese Witherspoon dans sa chambre d'hôtel. Alors qu'elle hésite, il recule "pour lui donner la place de réfléchir", et voilà le portier inclus malgré lui dans le dilemme amoureux, formant avec eux un improbable couple à trois, aussi loufoque que parfaitement théorique (et symbolique du reste du film).


Comment savoir Extrait 1 par toutlecine

Il y a de même un comique purement graphique dans cette autre séquence montrant O. Wilson et R. Witherspoon  rentrant d'une soirée barbecue, sous un parapluie. Le parapluie noir est filmé du dessus, laissant apparaître un pas sur deux l'assiette de brochettes que notre bon sportif n'a pu s'empêcher d'emporter avec lui. Le brio de ces plans biens peaufinés fonctionne aussi, en effet, dans la mesure où il joue avec des personnages apparemment archétypaux : une blonde à états d'âmes, un businessman en crise, un sportif un peu benêt.

Les dialogues, au lieu de prolonger cette forme de rigidité initiale, font au contraire de chaque scène des situations façonnables par les personnages. Au-delà même de l'espace laissé aux créatures par un montage et une réalisation simples (architecture minimaliste, en quelque sorte, ou du moins sans effets inutiles : ce qu'on qualifie souvent de "classique" dans le cinéma de Brooks), l'art des dialogue devient pour les protagonistes une opportunité de prendre en main la dramatisation de leur propre vie. Le personnage de Reese Witherspoon passe son temps à rater puis à corriger ses sorties : elle sort d'une pièce, ou quitte un arrêt de bus, puis revient pour reformuler son propos - et donner à la scène une seconde chance. Car il y a toujours une seconde chance pour les personnages de Brooks. Voici un étrange scénariste qui, jamais grisé par l'harmonieux fatalisme du récit, semble déléguer son pouvoir aux personnages, comme à autant de porte-paroles. A eux, ensuite, de répéter - pour toujours mieux dire et pour toujours mieux faire. La quête du bonheur devient une quête d'harmonie dramatique où, par exemple, le personnage de Paul Rudd peut supprimer une réplique de sa partenaire en lui collant la main sur la bouche, ou se mettre à courir pour ne pas entendre ce que son père a à lui dire.


COMMENT SAVOIR : EXTRAIT 1 VOST HD (How do you... par baryla

Cette fluidité de la mise en scène des dialogues - et de la mise en scène par les dialogues - n'empêche pas de savourer le caractère inéluctable de l'instant, qui fait son inaccessible présence (où "présence" signifie "dans le présent").  Il y avait cette belle scène, dans Spanglish, où le personnage d'Adam Sandler, écoutait, assis, les confidences de son interlocutrice : celle-ci avait décidé que la conversation prendrait fin au moment où elle poserait les pieds au sol. Ce qu'elle finit par faire, non sans avoir lancé un définitif et poignant "I love you" - délicieux moment étiré, étiré encore, puis clôturé de manière irrévocable. En un sens, l'inéluctabilité des choix, des décisions et du temps qui passe n'est elle-même valable que quand elle est invoquée comme nécessaire par l'un des personnage. La seule manière de réagir pour l'autre - pour celui qui voit et qui écoute - est un respect qui le tient à distance, le réduit au statut de spectateur. Magnifique dramatisation de l'instant que l'on retrouve, dans Comment savoir, au moment où le père voit son fils rejoint par la femme qu'il aime (il sait que cette situation le condamne, mais il la contemple tout de même, en spectateur ému).

Cette double manière de s'incliner devant la beauté unique (non reproductible) du moment, et de vouloir cependant le rejouer et le reprendre à son compte, est bien figurée par la scène de la maternité. Un homme déclare sa flamme à la mère de son enfant, demandant au personnage de Paul Rudd de tenir la caméra. Bien sûr celui-ci fait une mauvaise manip et oublie de filmer. Le personnage de Reese Witherspoon prend les choses en main et leur propose de rejouer la scène, donnant à la situation une nouvelle couche de signification : transformant par le jeu et la mise en scène sa propre empathie de spectatrice. C'est ainsi que respire, dans Comment savoir, la rareté du bonheur : à jamais perdu, in-imprimable sur pellicule, il ne s'approche que dans le travail d'hésitation, de répétition, de développement que les acteurs entreprennent.