lundi 16 avril 2012

We bought a zoo, de Cameron Crow

Le deuil est-il en train de devenir l'un des motifs obsessionnels du cinéma américain ? Hollywood (et ses périphéries) fourmille depuis quelques temps de maris amputés de leur épouse, de mères et de pères privés de leur enfant, d'enfants orphelins de leurs parents. Cela donne des films particulièrement inspirés (Super 8Tree of lifeTrue Grit) ou plus médiocres (Hugo CabretThe Descendants) - et il est difficile de déterminer dans laquelle de ces catégories ranger We bought a zoo. Dans le film de Cameron Crowe, Matt Damon joue un jeune veuf, père de deux enfants, qui se décide à changer de vie en faisant l'acquisition d'une nouvelle maison et du zoo allant avec.

Si la mort correspond au décollement du corps et de l'âme, elle est aussi, pour les vivants de We bought a zoo, un décollement entre l'image et la parole. D'un côté nous avons une photographie publicitaire, ou du moins standardisée : une luminosité insolente, des plans qui se succèdent comme un diaporama i-Tunes et des animaux qui pourraient aussi bien, comme un personnage le fait remarquer, servir de fond d'écran. Les apparences, dans leur évidence même, ne sont plus que muettes - à la manière des animaux de zoo, que nous regardons dans le blanc des yeux. Car devant cette réalité de purs reflets mélancoliques (la lumière de l'ordinateur et de ses fantômes projetée sur les lunettes de Matt Damon) le langage est inopérant et vidé de son sens. Autre versant de cet état de deuil : les personnages ne parlent plus le langage du monde, ils y sont étrangers. C'est Benjamin confronté au tigre, ou confronté à son fils même, sans savoir leur parler.

Le hiatus entre la parole et les apparences donne lieu à une mise en scène assez subtile de la vie de famille. Nous avons décrit le père, Benjamin, tenu en échec par l'irréalité de la réalité, mais il y a aussi les deux enfants, aux deux extrémités possibles de comportement devant la situation : le dérèglement de l'image contre le dérèglement de la parole. L'ado déprimé surpris à faire des dessins sanglants, c'est un cliché de cinéma, mais cela touche à autre chose dans ce film : presque muet, se contentant de dessiner, son personnage se charge de représenter toute la négativité et toutes les zones d'ombre d'un lieu trop ensoleillé. Les créatures qu'il dessine sont comme les versions monstrueuses des animaux du zoo. A l'inverse, le personnage de la petite fille est un être de pure parole. Rien de moins naturel que cette fillette aux boucles trop blondes, qui décrit mieux que personne les situations ("We bought a zoo!"), et qui à 6 ans parle comme une jeune fille raisonnable. Le mutisme de l'un, et la négativité des images qu'il génère, répond au bavardage de l'autre, toujours dans l'enthousiasme excessif de la description.

Ce schéma donné, le film de Cameron Crowe rate sa progression. Il y a bien cette manière qu'ont le père et le fils de s'apprivoiser : cette jolie scène où, pour se confier, ils échangent leurs places et disent à l'autre ce qu'ils voudraient vraiment entendre. Mais dans l'ensemble, au lieu de tordre la mécanique de départ, au lieu de laisser l'imprévu s'infiltrer dans les oppositions que nous avons décrites, le film se rabat sur ses clichés et sur sa situation d'origine : le nouveau départ du titre français n'aura jamais lieu. 

En fait, l'échec final de We bought a zoo semble symétriquement inverse à l'éblouissante réussite de Super 8. Le film de J. J. Abrams mettait en scène le deuil comme confrontation à l'inattendu et à l'impossible, et célébrait au détour de son conte une forme renouvelée d'émerveillement cinématographique. Dans le film de Cameron Crowe le regard ne se laisse jamais saisir par la surprise : on se contente de célébrer un passé grossièrement sublimé. Pire que cela : à la dernière minute, Crowe confère à la parole - dont les vertus seraient d'un coup rétablies - le pouvoir magique de donner à l'être défunt une présence réelle. Non seulement cette apparition finale de l'épouse est une forme tristement dégradée d'émerveillement cinématographique, mais c'est en plus de ça un pur et simple mensonge. Un mensonge du personnage à lui-même et à sa famille, pourquoi pas (et peu importe), mais surtout une imposture artistique : le cinéma embaume les morts, il les invoque, il les fait revivre parfois dans une réalité seconde, mais il semble douteux de poser comme ça qu'il les ressuscite. Et surtout à quoi bon? A la fin, entre la réalité aux standards i-Tunes et Photoshop, et les difficulté d'un langage s'escrimant à nouveau à affronter la vie, Cameron Crowe semble s'être engagé avec son personnage dans la première voie. Je ne parviens pas à dire si c'est triste pour le personnage ou pour le cinéaste.

jeudi 12 avril 2012

2 jours dans le slip de Vincent Gallo


C'est quand même tragique, Julie Delpy qui voudrait faire du Woody Allen et se retrouve à singer Frank Dubosc. Il n'y a pas grand chose de récupérable dans ce 2 Days in New-York. Passons à la limite sur toutes les scènes de malaise, souvent bien peu comiques, des visiteurs français dans l'appartement de Chris Rock : quasiment pire que ça, il y a l'emballage branché du théâtre de marionnettes new-yorkaises, avec Vincent Gallo en guest star. Inutilement graveleux, niais et puéril : du cinéma régressif à tous les niveaux.

samedi 31 mars 2012

Qualités d'un film superficiel - Les adieux à la reine, de Benoît Jacquot


A cause d'un film affreusement prétentieux (A tout de suite) et de son actrice affreusement prétentieuse (Isild Le Besco) je m'étais promis de ne plus aller voir de film de Benoît Jacquot. Ces Adieux à la reine valaient-ils la peine de ne pas tenir ma promesse ? Eh bien ma foi, le film parvient à mettre ensemble quelques bonnes idées. 

Il y a tout d'abord une séduisante manière de contempler la fin d'un siècle, la fin d'un régime, la fin d'un monde clos - le château de Versailles, la cour et l'arrière-cour de Louis XVI - dans une sorte d'unité de lieu (la prise de la Bastille est racontée par un personnage, un peu comme au théâtre). Au service de la mise en scène de Jacquot, qui semble fasciné par cette atmosphère d'avant le déluge, un luxueux travail sur l'image, qui rassemble la trajectoire de Sidonie (Lea Seydoux), simple lectrice de la reine, et l'opulence de la cour en elle-même. Le personnage de Lea Seydoux est particulièrement réussi en ce qu'il focalise sur Marie-Antoinette ce regard de pure fascination, une forme d'amour dévot, entre érotisation et sacralisation.

La belle photo des Adieux à la reine n'est pas sans ambivalence, et Jacquot prend plaisir à disséminer les signes d'un mal intérieur qui viendrait, pire que les révolutionnaires, attaquer Versailles : avant le grand canal il y avait un marais infesté de rats et de moustiques, sous la galerie des glaces et sous les perruques, il y a des courtisans agglutinées dans des couloirs lugubres. L'idée, quoiqu'un peu téléphonée, donne quelques moments comiques - les aristocrates voyant leurs noms sur la liste des prochains à décapiter - et quelques moments oniriques, où l'indistinction règne entre la veille et le sommeil, puis entre le luxe et la pourriture intérieure. 

Cette même ambivalence prend le pas sur la relation entre Sidonie et Marie-Antoinette. Le corps sacré de la reine finit par s'inscrire dans un système de pures apparences, où le travestissement tient lieu d'identité. A cet égard le départ de Sidonie, son adieu à la reine est aussi un adieu à une foi réelle. En partant, elle fait le simple constat qu'un monde, dont la chair n'était finalement si ferme, s'est dissous. 

Une autre ambiguïté est celle de Benoît Jacquot : filmant Versailles, adaptant un livre de Chantal Thomas, son cinéma est en plein dans une "qualité française" qui est aussi un monde un part, avec ses décors, ses références et ses courtisans. Mais paradoxalement, quoi de mieux qu'un film à costumes et qu'un argument académique - quoi de mieux qu'un film superficiel - pour jouer avec les illusions d'un cinéma se contemplant lui-même, comme Marie-Antoinette avec ses favorites?

mardi 6 mars 2012

Langue de cheval - War horse, de Steven Spielberg

Article publié chez Causeur.

Dans Rencontres du troisième type, Spielberg décrivait l’invention d’un code musical permettant d’établir un contact avec des extra-terrestres. Dans son nouveau film Cheval de Guerre, il est aussi question de rencontre entre l’homme et la bête, avec ce cheval qui traverse la Première guerre mondiale. Mais la différence, c’est que les murmures du jeune Albert à l’oreille du cheval sont formés dans une langue déjà connue : pour dresser la bête, il suffit de répéter plusieurs fois la même injonction, comme à un enfant. Joey – c’est le nom de la monture – semble comprendre les hommes. Comme s’il ne s’agissait plus pour Spielberg d’inventer une langue rendant à l’inconnu sa communicabilité, mais de domestiquer un sujet quelconque en utilisant des paroles que chacun peut comprendre du premier coup. 

De là une évidente facilité du film. Si nous pouvons reconnaître à Spielberg d’avoir évité l’anthropomorphisme animalier, qui était le grand risque d’un tel projet, force est de constater que l’exceptionnel parcours de ce cheval reste toujours balisé par beaucoup d’automatismes du mélodrame. Cette simplicité est à la fois la qualité et la faiblesse de Cheval de Guerre. D’un côté nous avons la force sauvage de l’animal transformée en pure ligne narrative : nous sont successivement présentés, à travers celui-ci, un adolescent fils de fermiers anglais, un officier de la cavalerie britannique, des soldats allemands et une famille française. Un peu comme la matière numérique de Tintin, le cheval de Spielberg est un vecteur de transition d’un chapitre à un autre, d’un camp à un autre, d’un univers à un autre. Mais d’un autre côté, la liberté même de cette course semble étrangement bridée. Les personnages se ressemblent, le film s’allonge, le récit s’essouffle, et on se lasse peu à peu de ce sage parcours d’obstacles. Comment celui qui, il y a quelques mois encore sur nos écrans, faisait d’un film d’aventure l’occasion d’inventer de nouvelles formes en mouvement, comment ce Spielberg-là a pu faire atterrir son cheval sur une aussi morne plaine ? 

Pour répondre à cette question, il faut à nouveau s’interroger sur la langue dans laquelle nous parle ce Cheval de guerre. On l’a assez fait remarquer : dans ce film tout le monde parle anglais. Avec un accent allemand peut-être, ou avec quelques notes de français, mais toujours en anglais. La donnée serait anecdotique si elle n’était pas explicitement soulignée dans une scène du film où notre cheval se retrouve coincé dans les barbelés d’un champ de bataille. Un soldat anglais et un autre allemand se rejoignent dans le no man’s land séparant leurs tranchées. Ils le libèrent, discutent naturellement en anglais – et le Britannique fait même remarquer à l’Allemand la qualité de son accent. Tout le problème du film tient dans cette courte scène célébrant un pacifisme biaisé, un universalisme à sens unique. Le fil narratif qui allie tant d’univers différents le fait toujours de la même manière, dans l’uniformité d’une langue qui s’épuise en fait à dire la même chose. Il ne s’agit pas là de débusquer un quelconque impérialisme anglo-saxon, mais de constater que Spielberg se contente cette fois-ci d’évacuer les problèmes au lieu de les regarder dans les yeux. 

C’est pourtant précisément cette manière de détourner le regard qui fait les quelques belles scènes de Cheval de guerre. La mort, seule rescapée paradoxale du grand spectacle de la guerre, est tout ce qu’il y reste d’incommunicable : Spielberg semble s’obstiner à ne pas la montrer. Quand ce n’est pas l’exécution de déserteurs allemands qui est masquée par l’aile d’un moulin, c’est un raccord tragique qui fait disparaître les cavaliers britanniques de leur cheval, face aux canons allemands. Privé de ses yeux par le gaz moutarde, le personnage d’Albert retrouve finalement son cheval. Pudique ou reculant devant l’obstacle, Spielberg tient jusqu’au bout l’ambiguïté de son geste.

jeudi 9 février 2012

Ray Ruby’s Paradise lost - Go Go Tales d’Abel Ferrara


On est d’abord étonné qu’avec un visage si naturellement grimaçant, Willem Dafoe trouve encore le besoin de cabotiner. Puis on réalise que le cabotinage est l’idée même de ce joyeux bordel, où le spectacle mélange la laideur et la beauté, la lumière artificielle des néons et l’obscurité naturelle des émotions. Le personnage de Ray Ruby s’accroche à ses expressions comme à des sensations fugaces et contradictoires, où il n'y a plus lieu de déterminer ce qui relève du show pathétique et de l’expressivité artistique. 

Sur le modèle des attitudes imprévisibles et semi-trash d’Asia Argento, l’image a, dans Go Go Tales, cette qualité ambiguë de spectacle fascinant et vulgaire, souvent obstrué par des mouvements non planifié venus squatter le premier plan : clients ivres, propriétaire burlesque, serveurs criards, ennuis d’argent. Et tout ça se trouvant intimement mêlé, on ne sait plus sur quel pied danser : on aime, on déteste, on est saisi par une musique, on s’ennuie. 

Un peu comme dans Bad Lieutenant, mais sur un mode purement comique, l’addiction au jeu a cette dimension sombre et existentielle : le ticket de loto perdu qu’on va chercher dans les recoins de la boîte métaphorise l’essentielle nécessité pour Ray Ruby de jouer à quitte ou double, d’investir tout son être dans la grimace la plus anecdotique, dans le show le plus anodin comme dans ces malheureux chiffres de loto. C’est probablement le sens du monologue final, confession qui prend la forme d’un bilan mais aussi d’un plaidoyer. Acculé, Ray Rubis défend la déchéance comme une éternelle opportunité de recommencer son cirque, et de ne plus dépendre que de cela.

lundi 30 janvier 2012

La Belle de Moscou, de Rouben Mamoulian - la danse comme possession

Remake musical de NinotchkaLa Belle de Moscou (Silk Stockings) est aussi le dernier Fred Astaire à proprement parler. Dans ce film de Rouben Mamoulian se joue une dernière fois (nous sommes en 1957) l'art de la comédie musicale classique, où la danse est question de possession : en dansant, je joue à posséder et à être possédé. Le film s'ouvre sur un plan montrant les jambes de Fred Astaire en train de marcher. Les jambes du danseur sont détachées de son corps, elles flottent dans le cadre. C'est de ce flottement que peut jaillir le paradoxe : le danseur est maître de ses mains et de ses pieds, de ses accessoires, de ce qui l'entoure - il a tout cela en sa possession - et pourtant il se laisse porter par son mouvement, par la valse de ses pieds, par une chaise ou par le corps de sa partenaire - il est comme possédé par ce qui l'environne.

L'enchantement de la comédie musicale consiste à élargir toujours le champ de cette paradoxale possession. Il y a d'abord le corps du danseur, ensuite chacun de ses membres, puis une ou plusieurs partenaires, et enfin tous les éléments du décor. Dans un amusant duo de Fred Astaire avec une starlette hollywoodienne, la danse semble même procéder des récentes innovations technologiques du cinéma : le technicolor et le son stéréo sont cités puis mimés. La dimension érotique du paradoxe est omniprésente : ainsi quand Fred Astaire glisse à la sublime Cyd Charisse "I want to handle even heart and soul of you", c'est comme le pendant du "I got you under my skin" qui n'est jamais dit, mais clairement joué dans les numéros de danse qui suivent.




La relation aux choses induite par la comédie musicale tient à l'animisme pur et simple. Tout d'abord, le corps, le cadre, le décors sont systématiquement découpés en fragments ou en objets distincts. Pour danser, il faut accepter de donner son indépendance à telle ou telle partie du corps, et d'attribuer à chaque parcelle du décor un motif de désir particulier et inédit. Il y a dans la comédie musicale un nécessaire mouvement de réification, qui permet en retour de retrouver l'esprit des choses, leur âme : ce qui, littéralement, les anime. La Belle de Moscou est habité par ce fétichisme joyeux, qui cristallise notamment autour des jambes. Ce sont celles, d'abord, de Fred Astaire, puis les jambes d'un mannequin dans une vitrine, puis celle enfin de Cyd Charisse. Le numéro de danse où Ninotchka s'habille en occidentale reflète parfaitement ce fétichisme : elle joue avec les vêtements qu'elle s'apprête à mettre, donne vie aux chaussons et aux bas qu'elle tient dans ses mains. L'objet participera toujours d'une harmonie capable de posséder celui ou celle qui danse.

Dans la langue de Ninotchka, tout de même agent soviétique, cette possession a pourtant un nom : l'aliénation. La réification enchanteresse opérée par le cinéma hollywoodien est précisément le fétichisme de l'objet marchand que critique un Walter Benjamin : notre héroïne ne s'y trompe pas, outrée qu'elle est d'apercevoir des jambes dans une vitrine. Il est très étonnant à cet égard qu'on ait qualifié de caricaturale l'opposition entre capitalisme et communisme dans le film. Lue à travers le prisme de la danse comme paradoxale possession (posséder et être possédé), l'opposition politique semble au contraire d'une rare subtilité. D'un côté il y a le jeu de la possession, de l'autre le refus de posséder, et, plus violemment, celui d'être possédé. Tout le génie du film tient bien sûr à transformer ce dialogue politique en érotique de la danse. L'émerveillement face aux objets du capitalisme - qui ont par exemple la séduction des beaux vêtements, des bas et des frou-frous - est d'autant plus entêtant si on y a d'abord résisté.

S'il devait encore y avoir besoin d'arguments pour se convaincre que le film de Rouben Mamoulian est un chef d'oeuvre, il faudrait regarder encore et encore le dernier numéro de danse: celui mettant en scène le Fred Astaire de Top Hat, possédé par l'esprit naissant du rock'n'roll, autre fleur délicieuse de l'occident capitaliste.

dimanche 29 janvier 2012

The Descendants, d'Alexander Payne

« Ce n’est pas parce qu’on vit à Hawaï qu’on a une vie de rêve », fait dire Alexander Payne au personnage principal de The Descendants.  Tu m’étonnes. Avoir  des chemises hawaïennes et le visage de George Clooney n’évite au gars ni d’avoir une femme dans le coma, ni d’être cocu (de cette même femme dans le coma). Il y a de la vie derrière l’écran, et cette vie n’est pas une mince affaire. Voici le renversant credo cinématographique d’Alexander Payne.

Il est clair qu’on s’ennuie terriblement devant The Descendant, mais reconnaissons qu’on peut s’ennuyer différemment d’un moment à l’autre.  Il y a un premier ennui, général, qui est lié aux automatismes de ce cinéma américain vaguement estampillé indépendant.  Père dépressif, petite fille qui n’a pas sa langue dans sa poche (cf. Little miss sunshine), ado ingrate mais en fait sympa – le message « on est quand même une famille malgré nos problèmes » commence a être enregistré, merci. Tous les tics formels sont là aussi, même si sur la bande-son la musique hawaïenne a provisoirement remplacé les guitares folks. Le second type d’ennui ressemble plus à de la gène : il y une fausse pudeur, dans The Descendants, qui consiste à faire semblant de mettre en sourdine une émotion  pour mieux la souligner.  Je pense par exemple à ce plan où Alexandra réagit, sous l’eau de la piscine, à l’annonce de la mort prochaine de sa mère. La séquence devient un cliché, l’émotion une grimace.

Les yeux de chien battu de George Clooney ne sauvent rien de cet ensemble terne. J’ai largement préféré la bande-annonce.

mardi 24 janvier 2012

J. Edgar, de Clint Eastwood - un cinéma à veiller les morts

Il est tentant de moquer les acteurs maquillés, masqués, momifiés de J. Edgar (le dodelinant Clyde Tolson, notamment, est plutôt rigolo). Mais alors soyons conséquents : demandons-nous ce que les momies viennent faire là. Et rappelons-nous que, dans Gran Torino, Eastwood s'est offert aux balles de ses ennemis, et qu'il revient tout juste d'Au-delà.

Cette fois-ci, il a presque éteint la lumière, comme s'il fallait veiller les morts. La photographie si sombre de J. Edgar a cette vertu de limiter le champ de vision : de rabattre toujours le regard sur ce qui vient en premier, sur ce qui est le plus évident. Une façon de marcher, de jeter un œil à la fenêtre, l'emportera toujours sur une vision politique ou un secret d'état. Peut-être est-ce là la faiblesse du film - il n'y a pas de point de vue sur le personnage de Hoover - mais il est sûr, parallèlement, que c'est son atout : avant d'être ceci ou cela (parano ou visionnaire), Hoover n'est qu'une transition corporelle de la jeunesse à la vieillesse.

Et cette transition est une somme de souvenirs qui sont venus s'ajouter, s'empiler un à un jusqu'à former sur son visage ces rides, le masque de sa vieillesse. Vous l'avez votre momie : ces images comme autant de bandelettes qui, à mesure qu'il repasse sa vie devant ses yeux, s'enroulent autour de lui et l'amènent à la mort. C'est beau comme du cinéma.

jeudi 19 janvier 2012

Putty Hill, de Matthew Potterfield

En débusquant une intrigue dans des interviews, des portraits morcelés, des effets de réel, un film comme Putty Hill a l'ambition paradoxale d'un cinéma naturellement romanesque. Où le roman tiendrait dans le documentaire, et où le récit serait juste , à portée de caméra, se déployant à mesure que les séquences de vie s’additionnent.

Tout ça, bien sûr, n'est qu'illusion. Car il y a bien, dans la démarche de Matthew Poterfield, la volonté d'un regard synthétique, organisateur. Et en creux, une forme de mélodrame pas si éloigné du film choral et de certains tics du cinéma indé. C'est l'histoire d'un enterrement, celui d'un garçon de 24 mort d'une overdose, dans la région de Baltimore : on entend le témoignage de ses proches, on voit les scènes de vie qui entourent la cérémonie des obsèques.

Pourtant, en même temps qu'il tourne autour d'une absence, le film parvient de singulière façon à rendre hommage aux présents. On tient le regard d'adultes et d'adolescents, mystérieux comme ceux de Gus Van Sant, baignant dans une belle lumière. C'est fragmentaire, impur, cela tombe parfois dans le procédé - et, pour ces raisons peut-être, c'est un film plutôt émouvant.

Putty Hill, sortie le 24 janvier chez E. D. Distribution

lundi 9 janvier 2012

Take Shelter, de Jeff Nichols - vertiges de la pesanteur

 Publié chez Causeur.fr

« Certains ont des malheurs; d’autres, des obsessions. Lesquels sont le plus à plaindre ? » (Cioran, De L'inconvénient d'être né)

La pesanteur est le premier principe de Take Shelter. Dès les premiers plans, le ciel, bon vieux couvercle tragique, semble s’abattre sur les épaules de Curtis, le personnage principal: il regarde la pluie, presque pâteuse, ruisseler sur ses doigts. La première forme de pesanteur réside dans cet effet de réalisme poisseux : non seulement une nature se rabattant à tous moments sur le corps du personnage, mais aussi un schéma social traîné comme un fardeau par ce père de famille. Puis, la nuit, une autre forme de pesanteur se déchaîne : dans des rêves violents, Curtis voit s’abattre sur lui les éléments – pluie, chien enragé, silhouette derrière une vitre, femme au couteau. Un genre, celui du film d’épouvante, pour dire vite, vient peser dans les nuits paranoïaques de Take Shelter

Il y a un instant, cependant, où le suspense devient, concrètement, une suspension de la pesanteur. Dans l'un de ces rêves, les lois de la physique sont défiées : réfugié dans le salon avec sa fille, Curtis voit les meubles léviter, comme sous l’effet du mouvement invisible et impossible de la maison elle-même. Comme si le poids des choses avait contaminé le cadre, comme si le film lui-même n’était qu’une chute, plus rapide encore que celle du monde. Tout le paradoxe de Take Shelter tient à cette manière de retourner contre elle-même la pesanteur, pour faire l’expérience de son dérèglement exponentiel. Petit à petit, les effets de réalisme et les effets de genre sont pervertis pour ne former plus qu’un monde à part, en apesanteur, celui de Curtis La Forche.

Face à la catastrophe il n’y qu’une seule solution : creuser. Pour réfugier sa famille, pour la protéger de la tempête dont il pressent l’imminence, Curtis entreprend de creuser un abri dans son jardin. Et à mesure qu’il creuse, son angoisse est de plus en plus précisément projetée sur ce qui l’entoure. L’abri devient une caisse de résonnance, amplifiant la portée de tout ce qui est perçu par le personnage.

Car percevoir et déchiffrer, sentir et ressentir, sont bien les seules activités qui vaillent dans Take Shelter. Le monde est exclusivement composé de signes, auxquels il s’agit de répondre par une exploration de l’étendue et de la profondeur des sens. C’est en tout cas le quotidien de cette famille où, la petite fille étant sourde-muette, on utilise le langage des signes. L’harmonie du foyer semble tenir à la fragilité de cette langue secrète qu’ils se sont appropriés. A l’approche de la catastrophe, Curtis devient pourtant indéchiffrable pour ses proches : ses gestes ne constituent plus qu’une série de comportements erratiques, au mieux arbitraires, au pire obsessionnels. Le film n’est plus alors qu’une somme de séquences et d’actions opaques. A partir de là, le mouvement de crise et de recomposition de la famille, qui traverse tout le film, est magnifique. Avec la délicate Jessica Chastain, jouant l’épouse de Curtis, le dialogue redevient sensoriel, les propos redeviennent sensés.

Partager un regard, une manière de voir le monde, est à la fois, dans Take Shelter, l’attitude familiale par excellence et la définition du geste artistique. Le cercle vicieux de la paranoïa est aussi cinématographique que psychologique : le plan fait vérité et l’angoisse créé le malheur. Fou ou sain d’esprit, Curtis a raison. Tout simplement parce que redouter les nuages est la première manière de les faire exister dans le ciel. Tout simplement parce que, dans l’enclos du film, l’ouragan est effectivement en train d’arriver. Avec Take Shelter, Jeff Nichols nous fait découvrir la vertu apocalyptique de la paranoïa : à l’heure de la fin du monde, les êtres se révèlent, la nature se déchaîne et l’amour peut renaître.

vendredi 30 décembre 2011

Comment savoir, de James L. Brooks

Pourtant amateur de Pour le pire et pour le meilleur, et franchement adepte de Spanglish - les deux précédents films de James L. Brooks - j'avais raté Comment savoir à sa sortie. J'aimais bien, dans Spanglish, la manière dont était enfin employé le non-jeu d'Adam Sandler, ses gestes paresseux et sa voix traînante (beaucoup mieux par exemple que dans Punch-Drunk Love). Il y a dans Comment Savoir ce même mélange de précision et d'inventivité, conféré à la fois aux acteurs et à la mise en scène. J'ai retrouvé chez Balloonatic le terme exact que je voulais utiliser pour parler du style de Brooks : la plasticité. Celle-ci s'entend de deux façons. D'un côté, des plans rigoureusement forgés par le regard du réalisateur - et de l'autre, une incroyable souplesse permettant aux protagonistes de reconfigurer les scènes selon leur bon plaisir. Si Comment savoir est un film plastique, il l'est donc dans  un dialogue cinématographique entre le solide et le fluide.

Architecture, tout d'abord, de la mise en scène. Rien de plus étudié que la construction des situations dans le film de Brooks. Prenez cette scène où le personnage d'Owen Wilson invite celui de Reese Witherspoon dans sa chambre d'hôtel. Alors qu'elle hésite, il recule "pour lui donner la place de réfléchir", et voilà le portier inclus malgré lui dans le dilemme amoureux, formant avec eux un improbable couple à trois, aussi loufoque que parfaitement théorique (et symbolique du reste du film).


Comment savoir Extrait 1 par toutlecine

Il y a de même un comique purement graphique dans cette autre séquence montrant O. Wilson et R. Witherspoon  rentrant d'une soirée barbecue, sous un parapluie. Le parapluie noir est filmé du dessus, laissant apparaître un pas sur deux l'assiette de brochettes que notre bon sportif n'a pu s'empêcher d'emporter avec lui. Le brio de ces plans biens peaufinés fonctionne aussi, en effet, dans la mesure où il joue avec des personnages apparemment archétypaux : une blonde à états d'âmes, un businessman en crise, un sportif un peu benêt.

Les dialogues, au lieu de prolonger cette forme de rigidité initiale, font au contraire de chaque scène des situations façonnables par les personnages. Au-delà même de l'espace laissé aux créatures par un montage et une réalisation simples (architecture minimaliste, en quelque sorte, ou du moins sans effets inutiles : ce qu'on qualifie souvent de "classique" dans le cinéma de Brooks), l'art des dialogue devient pour les protagonistes une opportunité de prendre en main la dramatisation de leur propre vie. Le personnage de Reese Witherspoon passe son temps à rater puis à corriger ses sorties : elle sort d'une pièce, ou quitte un arrêt de bus, puis revient pour reformuler son propos - et donner à la scène une seconde chance. Car il y a toujours une seconde chance pour les personnages de Brooks. Voici un étrange scénariste qui, jamais grisé par l'harmonieux fatalisme du récit, semble déléguer son pouvoir aux personnages, comme à autant de porte-paroles. A eux, ensuite, de répéter - pour toujours mieux dire et pour toujours mieux faire. La quête du bonheur devient une quête d'harmonie dramatique où, par exemple, le personnage de Paul Rudd peut supprimer une réplique de sa partenaire en lui collant la main sur la bouche, ou se mettre à courir pour ne pas entendre ce que son père a à lui dire.


COMMENT SAVOIR : EXTRAIT 1 VOST HD (How do you... par baryla

Cette fluidité de la mise en scène des dialogues - et de la mise en scène par les dialogues - n'empêche pas de savourer le caractère inéluctable de l'instant, qui fait son inaccessible présence (où "présence" signifie "dans le présent").  Il y avait cette belle scène, dans Spanglish, où le personnage d'Adam Sandler, écoutait, assis, les confidences de son interlocutrice : celle-ci avait décidé que la conversation prendrait fin au moment où elle poserait les pieds au sol. Ce qu'elle finit par faire, non sans avoir lancé un définitif et poignant "I love you" - délicieux moment étiré, étiré encore, puis clôturé de manière irrévocable. En un sens, l'inéluctabilité des choix, des décisions et du temps qui passe n'est elle-même valable que quand elle est invoquée comme nécessaire par l'un des personnage. La seule manière de réagir pour l'autre - pour celui qui voit et qui écoute - est un respect qui le tient à distance, le réduit au statut de spectateur. Magnifique dramatisation de l'instant que l'on retrouve, dans Comment savoir, au moment où le père voit son fils rejoint par la femme qu'il aime (il sait que cette situation le condamne, mais il la contemple tout de même, en spectateur ému).

Cette double manière de s'incliner devant la beauté unique (non reproductible) du moment, et de vouloir cependant le rejouer et le reprendre à son compte, est bien figurée par la scène de la maternité. Un homme déclare sa flamme à la mère de son enfant, demandant au personnage de Paul Rudd de tenir la caméra. Bien sûr celui-ci fait une mauvaise manip et oublie de filmer. Le personnage de Reese Witherspoon prend les choses en main et leur propose de rejouer la scène, donnant à la situation une nouvelle couche de signification : transformant par le jeu et la mise en scène sa propre empathie de spectatrice. C'est ainsi que respire, dans Comment savoir, la rareté du bonheur : à jamais perdu, in-imprimable sur pellicule, il ne s'approche que dans le travail d'hésitation, de répétition, de développement que les acteurs entreprennent.



jeudi 29 décembre 2011

Shame, de Steve McQueen - quand il n'y a pas de rapport sexuel


Moins qu'un trip sur l'addiction à la Bad Lieutenant, Shame est un film sur la solitude dans la ville moderne. De l'opacité du visage, longuement filmé, de Michael Fassbender jusqu'aux plans qui se cognent aux baies vitrées d'un appartement, au miroir d'une salle de bain, ou aux fenêtres du métro, il y a dans le film de Steve McQueen comme un vide essentiel. "Il n'y a pas de rapport sexuel", comme dit l'autre : le sexe n'est ici qu'une construction solitaire, finissant par se nourrir d'elle-même et de son propre vertige, dans un cycle de répétitions et de rimes visuelles. 

Puritain ou non, il est certain que le film est hanté par la notion de péché. Et le péché semble ici une négation de la chair, curieusement absente à l'écran : quelle équivalence plus chrétienne peut-on trouver que celle enchaînant une irréelle orgie sexuelle, vers la fin, au sang bien réel de la sœur dans la salle de bain ? En somme, l'addiction de Brendon est un crime de l'esprit contre le corps, et non l'inverse. C'est la victoire de l'obsession, de l'imagerie mentale, contre le corps qui se donne. En ceci, Shame nous parle autant d'impuissance que d'addiction.

PS : On peut penser ce que l'on veut de cette culpabilité, de cette notion de honte, c'est au moins une émotion qui donne au film une tonalité. Ce dont un film comme A Dangerous method, traitant pourtant de sujets voisins, est terriblement dépourvu.

lundi 19 décembre 2011

Top cinq 2011

Tintin d'un côté, Tree of life de l'autre : nous aurons eu le droit, en 2011, à deux propositions de cinéma aussi extrêmes que radicalement opposées. J'ai raté trop de films cette année pour que mon top vaille vraiment quelque chose. Mais 2011 restera pour moi une année essentielle, au sens littéral : on y a découvert un cinéma hanté par ses origines et happé, avec le numérique, par le vertige de ses développements possibles. 

En réponse au deuil de l'ancien monde, on a vu des personnages contempler les origines de l'existence (Tree of life), confronter leur regard à l'impossible (Super 8), ou ressusciter d'antiques chevauchées (True Grit). Mais les fantômes du cinéma, le travail du deuil, auront aussi donné un film décevant comme Hugo Cabret, ou un exercice subtil comme The Artist. La Piel que habito pourrait être lu comme l'allégorie de ce cinéma qui change de peau, qui cherche une nouvelle profondeur à travers sa superficialité renouvelée. La Planète des singes fait de cette mue une théorie de l'évolution : la performance capture comme prochain stade - révolutionnaire ? - du jeu d'acteur. On pourra préférer, à ce messianisme technologique, deux voies pour le cinéma numérique. La voie de la continuité, avec Real Steel, ou celle de la fuite en avant, avec Tintin. Cette seconde bifurcation est celle du divertissement pur. Bulles de matière artificielle, jeux de reflets, Spielberg a inventé quelque chose d'entièrement neuf et de terriblement beau.

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Top 2011*

* Dans l'ordre : Tree of lifeTintin et le secret de la licorne, Super 8, Real Steel, La Piel que habito

Hugo Cabret - Martin Scorsese : voyage à travers le cinéma défunt

Il faut croire que le films "personnels" ne réussissent pas à Scorsese. Avec sa Dernière tentation, il avait fait son mauvais film sur le Christ, voilà qu'il signe, avec Hugo Cabret une oeuvre décevante sur le cinéma.

L'idée d'une 3D utilisée comme les décors carton-pâte de Méliès peut sembler intéressante, mais en fait non. Quel est l'intérêt de cette esthétique décorative ? Est-ce vraiment cela que nous voulons garder du cinéma naissant ? Tout ce qu'il y a de vivant, dans Hugo Cabret, ce sont ces cendres tombées d'un mouchoirs, ou ces feuilles volantes, échappées d'une mystérieuse boîte. Nous sommes, le reste du temps, dans une gare-mausolée de fort mauvais goût.

Hugo Cabret est un film mécaniste, c'est-à-dire une oeuvre inerte, remontée comme un automate. La vie n'y a pas de dynamique propre. L'exact inverse de Tintin, célébrant la vie, la plasticité, le mouvement créatif de la matière synthétique.

Scorsese donne l'impression d'écouter le tic-tac de son cinéma, oubliant pendant ce temps de faire un film. Ce qui donne, à tous les niveaux, une oeuvre infiniment triste.

lundi 5 décembre 2011

Gentleman Jim


La beauté de Gentleman Jim est toute concentrée dans les gestes précis et désinvoltes de l'acteur, Errol Flynn. "Il aurait pu être danseur", suggère le pasteur en regardant son jeu de jambe. Pas sûr, car la chorégraphie du ring n'est pas gratuite, elle est toujours l'instrument d'une victoire. C'est même ce qui en fait la noblesse. Etre aristocrate, chez Walsh, est synonyme de faire l'aristocrate : s'habiller de la meilleure des manières, remettre ses cheveux en place, devenir champion du monde de boxe, séduire une riche héritière. L'Amérique est le pays où la noblesse se conquiert. Et la grâce de ce mouvement, la tension de ce désir, seul le cinéma pouvait honnêtement en rendre compte.

lundi 28 novembre 2011

A Dangerous method, de David Cronenberg - ou le sexe intelligent

A la Viennale, où il présentait A Dangerous method, Cronenberg s'est fendu d'un surprenant commentaire. Approximativement : "A Dangerous method n'est pas fait pour Hollywood, car on n'y trouve pas de violence ou de sexe - enfin si, on y trouve du sexe, mais du sexe intelligent." Hum. Arrêtons-nous quelques instants sur cette notion de "sexe intelligent". Quelqu'un connaissait? Je ne sais pas ce que c'est, mais ça fout la trouille, non? Presque autant que ces séquences consternantes où Keira Knightley, lasse de singer d'improbables crises de folie, se regarde dans la glace, fesses à l'air, pendant que Carl Gustav Jung travaille à l'assouvissement de ses désirs plus vraiment inconscients.

En fait, maladresse ou non de la formule, Cronenberg a pointé le problème de son film : tout y est intelligent. Mais d'une intelligence froide et amidonnée. Une intelligence sans esprit. On voit ce qui l'intéresse dans cette histoire : la manière dont la vie fait irruption dans les discussions de salon entre Freud et Jung. Le second soutient au premier que l'inconscient ne peut pas être réduit à la seule dimension sexuelle, et c'est pourtant lui qui, peu à peu, est gagné par l'obsession du sexe. Mais Cronenberg ne tire strictement rien de ce paradoxe. C'est au contraire la rigidité et le sérieux du discours psychologique qui s'étend à l'ensemble de son film. Du coup, dès qu'on sort du salon, rien n'existe vraiment, il n'y a que des grimaces théoriques. On voudrait rire parfois, car ces situations sont comiques, mais on a peur d'être rappelé à l'ordre par Freud et son cigare - ou par Cronenberg et son "sexe intelligent".

samedi 19 novembre 2011

The Wire

Article publié chez Encore une fois

Une série continue de résister à la marche des saisons. The Wire, dont la cinquième et dernière saison date de 2008, fait aujourd’hui l’objet d’un ouvrage collectif intitulé The Wire – Reconstitution collective. Comme son nom l’indique le livre est collectif, rassemblant des contributeurs venus d’horizons divers – éditeurs, universitaires, critiques. Comme son nom l’indique encore, il s’agit d’une espèce d’enquête par reconstitution, reprenant saison par saison la série créée par David Simon. L’occasion est toute trouvée, avec trois ans de recul déjà, pour se demander ce qui a fait de The Wire, Sur écoute en VF, l’une des séries américaines les plus fascinantes.

Avant tout, la série se caractérise par un rythme qui n’appartient qu’à elle. De longs épisodes de près d’une heure, douze à treize épisodes par saison. Et à l’intérieur de l’épisode, une tension continuelle entre la description et l’action. Le plus court chemin d’un bout de la saison à l’autre, ce n’est pas une ligne droite, mais un sentier sinueux où l’on s’arrête souvent, où l’on fait des rencontres. Vous l’aurez compris, les scénaristes de The Wire (David Simon, donc, et Ed Burrns) ne sont pas du genre à utiliser le cliffangher de fin d’épisode. A vrai dire, on n’est pas captivé immédiatement par The Wire, il faut bien trois ou quatre épisodes pour qu’une histoire s’impose, naturellement, singulièrement. Emmanuel Burdeau, co-auteur et co-éditeur du livre, localise très précisément le déclic, l’instant où le spectateur commence à être séduit. Sur une scène de crime, deux des personnages principaux, Bunk et et McNulty lâchent des « fuck », « fuck me », « mother fucker », moitié las et moitié interloqués par les indices qu’ils passent en revue. Il y a dans cette scène à la fois la fatigue de l’investigation toujours identique et les prémisses d’une intrigue enfin tangible – mais surtout, se cristallise une manière rigoureuse et désinvolte de concevoir l’enquête. Et une manière inédite, par là même, d’envisager la série policière.

Si Simon et Burns instaurent ce rythme si spécial, c’est pour laisser du champ au contexte et aux personnages. Chaque saison fait vivre un lieu et ses protagonistes. La première saison est centrée sur le trafic de drogue dans les « corners » de Baltimore, avec le gang d’Avon Barksdale. La seconde saison déplace l’intrigue vers les docks et les pratiques douteuses d’un syndicat ouvrier en fin de règne. Nous revenons, pour la troisième saison, aux cités de Baltimore où seront mises en concurrence deux figures de la pègre : Avon Barksdale et son lieutenant Stringer Bell. Puis les saisons 4 et 5 investissent des lieux et des sujets plus variés, allant du trafic de la drogue à l’éducation publique américaine, sur fond d’ascension politique du jeune Tommy Carcetti. Bref, on s’aperçoit que si The Wire prend autant son temps, c’est pour donner aux espaces leur profondeur et aux personnages leur épaisseur. On se retrouve avec des seconds rôles fascinants qui pourraient à eux seuls justifier l’existence de la série. Le personnage d’Omar Little, par exemple, est un bandit en même temps qu’un justicier. Homosexuel flamboyant, il passe les trois premières saisons à chasser les tortionnaires de son amant.

Les lieux sont observés d’un point fixe, une pièce délabrée : l’endroit où travaille une brigade de police spécialisée dans la mise sur écoute. Les personnages emblématiques de cette équipe sont les inspecteurs Jimmy McNulty, Kima Greggs ou Lester Freaman. Ce dernier, le plus âgé et le plus sage, met à jour le tableau des hiérarchies et ramifications découvertes grâce aux écoutes. Cette relation d’observation entre les policiers et les dealers pourrait évoquer le rapport que le spectateur entretient avec l’univers de la série. Petit à petit, il découvre de nouveaux personnages et voit se tisser les liens qui les rassemblent. Les saisons se construisent ainsi : de nouveaux personnages apparaissent sur le tableau, d’autre sont rayés. De nouvelles lignes se tracent entre les uns et les autres.

Car, jusque dans cette esthétique de l’obstacle et de la pesanteur, The Wire est d’une incroyable ambition. Jean-Marie Samocki, l’auteur du chapitre sur la saison deux, pointe à juste titre la visée balzacienne de la série : en empruntant le format du feuilleton tel qu’il pouvait exister au XIXème siècle, et en faisant se croiser des personnages hantés par leur désir et leurs ambitions, il dresse un portrait de la ville américaine des années 2000. Même si La Comédie humaine version Baltimore est bientôt grignotée par l’enfer de l’administration. Le désir des personnages est vite fatigué par un monde en déclin, par une ville fantomatique et par une économie industrielle en train de rendre l’âme. Avec la démonstration, dans les chapitre trois et quatre, de l’impossibilité essentielle de toute réforme des institutions, on bascule de la comédie humaine à la tragédie antique, dont les technocrates seraient les dieux cruels.Pourtant, les écoutes en elles-mêmes ne sont pas très présentes dans The Wire. Moins qu’on pouvait l’attendre, en tout cas, pour une série qui s’appelle Sur Ecoute. Outre le labyrinthe administratif qui s’impose pour chaque mise sur écoute, le procédé en lui-même atteint rarement sa cible : prudence des dealers, quiproquos, font que la majorité des écoutes ne mène nulle part. La brigade n’est pas même une structure pérenne : elle est souvent menacée de dissolution, quand elle n’est pas simplement dissolue, à la fin de la saison 3 et pendant une bonne partie de la saison 4. Ces écoutes sont donc bien à l’image de la série elle-même : l’intrigue est ténue, sans cesse mise en cause, sans cesse détournée de son but. Il y a une esthétique de l’obstacle – naturel ou technocratique – dans The Wire. Tant mieux, au fond, si l’enquête n’avance pas assez vite pour toutes les raisons du monde : faire connaissance avec D’Angelo, jeune Barksdale qui doute de sa vocation de dealer, ou alors explorer successivement l’industrie des docks et la mairie de Baltimore.

C’est pour cette raison que l’analyse politique, faite notamment au chapitre trois par Kieran Aarons et Grégoire Chamayou, laisse un peu rêveur. Il est question dans ce chapitre de la création officieuse d’une zone de tolérance pour la drogue, appelée Hamsterdam. Plutôt que de voir dans cette histoire un propos politique – que le créateur de la série, David Simon soutient probablement en interview – nous préférerons y deviner une « fable sans morale ». L’expression, utilisée par l’un des contributeurs, est pleine de vérité pour The Wire. La série fourmille en effet de ces histoires qui ne mènent nulle part, de ces fables qui, au lieu d’avoir une fin, donnent lieu à un spectacle confinant au fantastique. Ainsi les drogués qui sillonnent Hamsterdam deviennent à l’écran des sortes de zombies, déambulant dans cette cour des miracles comme les survivants d’un monde dévasté. En somme, l’intérêt véritable de The Wire se situe quelque part par là : entre le document analytique, le roman et un spectacle qui s’offre naturellement au renouveau du genre.

The Wire – reconstitution collective, Ouvrage dirigé par Emmanuel Burdeau et Nicolas Vieillescazes, Cappricci/Les Prairies ordinaires, 20€


vendredi 18 novembre 2011

Cinq questions sur le numérique

C'est le grand truc du moment : le numérique. Entre autres épisodes (des articles de Trafic que je n'ai pas lu), Guillaume Orignac sort un livre intitulé David Fincher ou l'heure du numérique, et les Cahiers du Cinéma un dossier "Adieu 35", sur le passage du 35 mm au numérique. L'actualité cinématographique n'est pas en reste. Voici donc, dans le désordre, quelques questions qui se posent d'elles-mêmes à la suite de ces textes et de ces échanges. Aidez-moi, je n'ai pas les réponses !


1. Est-ce que le numérique change le cinéma ontologiquement ?
LA question. En gros, le problème se présente de la manière suivante. Pour les penseurs qui se sont coltinés la question ontologique, le propre du cinéma est d'être le premier art où la réalité se présente d'elle-même au regard. Bien sûr, cette éclosion du réel à l'écran est impossible sans un point de vue, sans des choix de mise en scène - mais il y a toujours, à un moment donné, cette opération chimique qui fait que quelque chose s'imprime sur la pellicule. De Bazin à Tarkovski en passant par Rohmer et Mourlet, les théoriciens en question ont fait de la mise en scène un hommage à ce qui se révèle du monde : son rythme, sa profondeur, ses créatures. Le cinéaste est libre de montrer ce qu'il veut, mais il est paradoxalement libre dans le mesure même où il est obligé, contraint. Parce qu'il est libre, il doit montrer quelque chose par son geste. Comme dit Mourlet : "Modeler cet univers pour toujours plus de beauté, certes, mais que ce soit le jaillissement de la beauté possible, en pressant le réel comme un fruit." Le cinéaste a beau disposer d'un éventail de leviers, qui lui permettront de montrer les choses de telle ou telle manière, ses actes et ses choix tendront vers cette évidence première que son cinéma repose sur ce qui est. Avec le numérique, c'est différent. Avec le numérique, il n'y a plus d'opération magique : le monde est codé, puis décodé. Les apparences ne viennent plus se figer sur la pellicule, elles sont immédiatement interprétées, puis entrées dans la machine. Le socle irréductible est réduit, la réalité incompressible est compressée. La question, du coup, devient la suivante : la transition du numérique implique-t-elle une évolution quantitative - en multipliant ou en approfondissant simplement les leviers sur lesquels la mise en scène peut jouer - ou une évolution qualitative - c'est du cinéma, mais ce n'est simplement plus le même cinéma : sa définition n'est plus la même, ses fins ne sont plus les mêmes.

2. Si oui, comment penser ce qui se créé à la place ?
Il ne s'agit plus, dans ce cas, de s'enthousiasmer sur des technologies offrant enfin au cinéma toutes ses possibilités, ou à l'inverse de s'attrister de ce que le cinéma authentique, celui de la pellicule imprimée, soit définitivement perdu. Demandons-nous plutôt ce qu'est ce nouveau cinéma. L'angle adopté par Guillaume Orignac dans son livre sur Fincher est original. Qu'est-ce que le cinéma, à l'époque Fincher, a de nouveau ? Ce que montre l'auteur, c'est que cette manière de figer et de fluidifier par le code - la qualité précisément numérique de ce cinéma - devient dans les films de Fincher un principe du monde moderne. Ce cinéma est manipulable, mortifère parce qu'il créé de toute pièce des mouvements, des gestes, une vie. Mais il représente en cela fidèlement un aspect du réel dans lequel nous vivons. Le livre d'Orignac permet en somme de se frotter à la question, mais dans le prisme des films de Fincher.

3. ...Est-ce à travers l'œil du spectateur ?
Peut-on penser la radicalité du cinéma numérique, son essentielle bifurcation, à partir de l'expérience de spectateur? Que l'image soit digitale ou analogique, qu'est-ce que cela change au fond pour celui qui regarde ? Le commun des mortels ne sait pas forcément si le film est projeté en pellicule ou en numérique, et il ne sait pas forcément non plus si le film a été tourné en caméra numérique. Dans le numéro de novembre des Cahiers du cinéma, Stéphane Delorme formule cette objection à Guillaume Orignac : peu importe si les ruelles d'Harvard, dans Social Network, sont recréées numériquement : le spectateur ne s'en rend pas compte. A mon sens, il oublie un point précis. Ce qui est fragilisé dans le processus, c'est la foi du spectateur. Sa confiance en ce qui se montre à l'écran. Quand tout sera en numérique, il saura de toute manière que le plan est un artefact pur et simple. Le contrat tacite entre le cinéaste et le spectateur, cette suspension of disbielief appliquée au cinéma, est-elle donc faite pour être mise à mal ? Sur quel socle le spectateur pourra-t-il s'appuyer pour croire et pour vivre ce qu'il voit ? Dans son livre, G. Orignac pose différemment le problème. Pour Fincher, il semble y a avoir dans l'image une ambivalence essentielle. Entre la reproduction et la manipulation. Entre la représentation et le piratage. Le cinéaste baigne lui-même dans ce double jeu : publicitaire un jour, dénonciateur de la société de consommation un autre jour (cf. Fight Club). Pour ma part, c'est toujours ce qui m'a un peu énervé chez Fincher, mais à la réflexion, c'est là-dessus, dans cette notion de jeu manipulé/manipulateur, que repose le talent du cinéaste.

4. ... Est-ce à travers le processus de fabrication du film ?
Les Cahiers du Cinéma explorent cette piste en interviewant différents protagonistes de la chaîne de production. A y regarder de trop près, on perd un peu de vue les différences essentielles. Dans la fabrication d'un film, la proportion entre ce qui se passe pendant le tournage et ce qui se passe après est totalement bouleversée. Jusqu'à quel point Spielberg, pour son Tintin, a-t-il eu besoin de faire un vrai tournage ? Quelles dimensions de la réalité lui a-t-il fallu insuffler dans son film pour parvenir à une telle maestria de montage, de transitions spatiales et temporelles, de reflets, de couleurs et de matières ?

5. L'avenir du numérique est-il dans la performance capture ?
C'est la question subsidiaire, et pourtant c'est une question qui semble incontournable : que devient le jeu d'acteur avec le numérique ? Le problème est posé avec une belle simplicité dans Real Steel : la performance capture serait-elle la dernière manière, à travers le geste d'origine, le mouvement épuré, de retrouver cette magie perdue de l'ancien cinéma ? De faire en sorte que le cinéma numérique soit encore inspiré, entraîné dans un élan qui ne soit pas une force d'inertie ?

Si vous en avez marre des questions, et que vous voulez des textes un peu plus conséquents sur le même sujet, allez voir ici, , ou bien , ou bien encore .

jeudi 17 novembre 2011


Après 8 ans, Laurent Devanne a décidé d'arrêter KINOK. Ce site, auquel je collabore depuis près de trois ans, a su rassembler des plumes souvent brillantes, autour de films particulièrement variés. Finis, donc, les devoirs maison et les relances de Laurent. Qu'il soit remercié pour les pans de cinéma qu'il m'a fait découvrir, et les très aimables collègues de bureau qu'il m'a fait rencontrer.

Avant le clap de fin, n'oubliez pas d'aller voir :

Un article sur L'étrangleur de Paul Vecchiali












Et surtout, la version longue de l'entretien virtuel avec Emmanuel Burdeau, autour de son Vincente Minnelli :


mercredi 16 novembre 2011

Les chaussons rouges

Les Chaussons rouge ne célèbre pas uniquement un combat éternel entre l'art et la vie. La vie, dans le film de Powell et Pressburger, est de toute manière saturée d'art. Mais il y a deux mondes, deux moments dans le film : un temps pour la musique, un temps pour le ballet.

La musique, c'est une manière harmonieuse d'envisager la vie, l'amour, les relations. Il y a bien une fierté du compositeur, mais même dans la virtuosité, il a quelque chose de relatif - soit qu'il s'agisse de re-composer à partir du travail d'un autre (après s'être fait voler ses propres mélodies), soit qu'il s'agisse d'être inspiré par l'amour d'une femme. La musique, en cela, semble associée au mélodrame.

L'art du ballet, à l'inverse, est un absolu. C'est le talent de tout une troupe, les décors, les gestes des danseurs, convergeant vers un unique instant de grâce. Le ballet est un îlot de perfection se suffisant à lui-même. La scène de ballet est magnifique : ce qui se passe sur scène et ce qui se passe à l'écran est habilement mélangé. On ne discerne plus le montage de la scénographie. Et le montage même semble se faire directement sur la scène, démultipliant ici la danseuse en surimpression, créant là des effets visuels qui sont autant de décors.

Ce moment artistique absolu baigne dans le mélodrame de la vie. Mais, comme de l'huile dans de l'eau, les deux éléments ne sauraient se mélanger- l'issue ne pourra être que fatale. Entre mélodrame et chorégraphie, Powell et Pressburger ont trouvé pour leur cinéma une formule parfaitement tragique. Où l'art ne pourra rendre hommage à la vie qu'en braquant un projecteur sur son absence.

Merci à Cinetrafic pour ce DVD des Chaussons rouges
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Les Chaussons rouges, de Michael Powell, disponible en DVD et BluRay depuis le 9 novembre 2011.