mardi 23 juillet 2013

Pacific Rim, de Guillermo del Toro

"Aucun mot ne saurait exprimer la différence qu'il y a entre l'alliance de deux hommes et l'isolement de chacun d'eux. On peut concéder aux mathématiciens que deux et deux font quatre. Mais, deux, ce n'est pas l'addition de un et un, c'est deux-mille fois un !
G.K. Chesterton, Le Nommé Jeudi

La question de la proportion est au centre de Pacific Rim. Avant cela, il y a évidemment la monstruosité (des bêtes géantes venues d'une faille dans le Pacifique, les Kaiju) et la démesure (des robots géants, les Jaegers, conçus pour combatte à armes égales avec ces monstres marins). Mais Guillermo del Toro semble avoir compris que la clé pour représenter vraisemblablement le gigantisme était de ne pas l'isoler du reste du monde, de tout ce qui est de taille normale, moyenne, petite ou minuscule. C'est ce qui fait que, dans sa dimension spectaculaire, Pacific Rim est une éblouissante réussite, l'exact inverse du King Kong de Peter Jackson par exemple, où des créatures toutes plus immenses les unes que les autres s'entre-dévoraient indifféremment sur une île mystérieuse. En fait le secret de Pacific Rim est d'avoir déplacé la promesse de spectaculaire : les créatures ne sont pas impressionnantes en elles-mêmes (on pourrait aussi bien les filmer comme de vulgaires jouets), mais dans le rapport au monde qui les entoure et aux autres créatures. Un robot ou un monstre géant ne provoque pas seul la sidération, c'est quand il y a deux forces, deux échelles, deux présences distinctes dans le plan que le spectacle peut commencer.

Le chiffre deux devient ainsi le code secret de ce blockbuster où chaque être tour à tour doit faire face à une altérité absolue, écrasante. Tout d'abord, le monde des hommes contre celui des géants. C'est la ville avec ses habitants, ses voitures, ses ponts, ses gratte-ciels écrabouillés sous les pattes des Kaiju, ou encore l'océan qui, aux abords de la ville, est comme un bassin pour les Jaegers. Ensuite, l'échelle des pilotes contre celle des Jaegers. Les pilotes installés sous le casque des robots font des gestes reproduits et amplifiés par les membres mécanisés, et en retour reçoivent à leur échelle les forces subies ou les coups reçues par le robot.  Enfin, inscrit au cœur de tout le dispositif : le rapport entre les deux pilotes du robot. Pour actionner un Jaeger, il doit y avoir deux personnes aux commandes, l'un pour l'hémisphère gauche, l'autre pour l'hémisphère droit. Les deux pilotes sont branchés au robot et surtout connectés entre eux, ce qui a pour conséquence que les souvenirs ou les sentiments de l'un peuvent devenir pour l'autre aussi dangereux et voraces que le Kaiju qui est en face.

Cette dualité seule assure l'équilibre du Jaeger, et du film tout entier. Car l'équilibre est un gros enjeu dans ce film de géants, dont on sent le poids au moins autant que la force. La 3D de Pacific Rim n'a rien à voir avec celle d'un film comme Avatar. James Cameron y utilisait la technologie comme un moyen d'évasion : la légèreté des êtres dans la profondeur du plan, pour un film qui nous racontait littéralement un voyage dans la virtualité. A l'inverse, la 3D de Pacific Rim est un outil de multiplication des sensations de la réalité présente : voir de très près la machinerie, considérer la pesanteur qui joue des tours au Jaeger. La virtualité est même le principal ennemi du pilote, car s'il se perd dans ses souvenirs ou dans ceux de son copilote, il perd le contrôle de la machine. Guillermo del Toro a choisi pour son spectacle en relief la voie la plus traditionnelle, rendant au regard son acuité et ne prétendant pas à l'invention d'un monde. C'est paradoxalement en faisant de l'homme la mesure de toute chose que Pacific Rim tient la promesse de sa démesure.

dimanche 14 juillet 2013

Frances Ha ha ha

Une seule remarque sur Frances Ha : la belle manière qu'a l'actrice Greta Gerwig de mener la petite barque de sa solitude, d'adresse en adresse, de vignette en vignette. Ses gestes tantôt gracieux tantôt disgracieux remplissent de vie le cadre plutôt rigide des appartements new-yorkais filmés en noir et blanc. Les dialogues (dont elle est en partie l'auteure) sont tout en hésitation, en digression à l'intérieur de la digression. Un minuscule espace de liberté et de moments suspendus, dans un monde contraignant, hostile, frappé par l'irréversibilité du temps. Pour autant, la subtilité du film vient de ce que l'opposition du personnage avec son environnement est toujours relativisée : Frances fait rire, attire la bienveillance et parvient même à faire quelque chose de sa solitude, à la mettre en mouvement et à la donner à voir.

Prince avalanche - marquages au sol qui ne mènent nulle part

Il y a deux histoires, deux théâtres, dans Prince avalanche. La première est celle d’une nature qui reprend ses droits dans une région américaine dévastée par les incendies. La seconde est celle de deux personnages posés là, sans trop d’explications, avec du matériel de marquage au sol. L’intérêt du film se situe au croisement de ces deux histoires. 

David Gordon Green, cinéaste à deux têtes, est à la fois l’esthète d’une Amérique délabrée (dans un film comme George Washington) et auteur de comédies régressives à la Judd Appatow (dans un film comme Pineapple Express). Avec ce nouveau film, il semble ne pas choisir entre ces deux voies. D’un geste timide et non dénué de charme, il hésite entre la contemplation du règne végétal et la comédie en sourdine. 

Si ce côté mou et tâtonnant peut décevoir, c'est pourtant ainsi que Prince avalanche parvient à nouer quelque chose entre le lieu et ses personnages. Ces deux bonhommes, perdus comme des playmobils au fond d'un bois (avec leurs tenues colorées, leur véhicule, leur casques de chantier, leur outillage varié), ont autant de raison de faire ce qu'ils font (du marquage au sol) que les arbres de pousser, ou les insectes de se déplacer. C'est le versant absurde et un peu paresseux d'une réflexion malickienne sur la raison d'être de personnes, de plantes, d'objets ou même des ruines.

Dans des ruines justement, il y a un joli passage où le personnage principal (Paul Rudd) rencontre une dame en quête de souvenirs dans ce qui reste de sa maison. La séquence dégage une forme de mélancolie, comme si notre personnage prenait conscience qu'il n'était lui aussi qu'un fantôme en sursis. Un être improbable avec sa moustache et son casque de chantier au milieu de la forêt : il pourrait ne pas exister, à la limite ce serait plus logique. Plus tard il résume cela par un : "I'm impossible". Cette qualité fantomatique de l'existence passe aussi par un jeu de couleurs. Ce sont notamment les couleurs artificielles des tenues et du marquage, qui font l'objet de détournements semi-poétiques dans lesquels des arbres, des chaussures ou la route se retrouvent colorés en jaune ou en bleu. 

Ce n'est ni la fontaine qui colore de rouge la nature, ni les routes de campagne qui ne mènent de nulle part, mais il y a quelque chose de tout ça dans ce Prince Avalanche, film mineur, rarement drôle et souvent amer.

dimanche 23 juin 2013

Man of steel, de Zack Snyder


Zack Snyder rappelle dès le début de Man of steel que Superman est un alien, né sur une planète bizarre, avec des parents habillés comme des martiens. Superman est un être inhumain perdu quelque part entre Krypton et la Terre : il n'a rien de commun avec l'américain moyen, il n'est pas même un super-héros comme les autres, il n'est qu'un personnage de mauvaise science-fiction à qui on a donné un costume avec une cape. 

Le vrai point faible de Superman, c'est qu'il n'a pas de point faible. Comme il ne connaît pas la finitude, sa puissance n'est pas comparable, sa force n'est pas mesurable. C'est un problème pour en faire un personnage (quelle psychologie un tel monstre peut-il avoir ?), mais c'est aussi un problème esthétique (quelle représentation faire de pouvoirs sans limite ?). La réponse de Snyder se trouve dans la démesure : on ne pourra jamais aller trop loin avec Superman, alors allons-y à fond. Cela donne un personnage qui ne ressemble à rien, une narration bordélique (avec des flashbacks inutiles et indigestes), beaucoup de tâtonnements, de zoom et de dé-zoom dans les scènes d'action. 

Au milieu de la laideur, et dans l'ivresse de la surenchère, quelques belles séquences surgissent néanmoins. L'usage qui est fait de la vitesse, notamment, est intéressant. L'impression de vitesse n'est valable que par comparaison, pas de mouvement sans points de repère. Mais dans le feu de l'action, le film de Snyder semble vouloir s'affranchir de cette mesure : c'est ce qui lui permet de rendre une poignée de plans incandescents, autonomes et enivrés d'eux-même. Dans ces moments-là, Superman devient un autiste de la vitesse, enfermé dans cette sorte de bulle lumineuse qui n'appartient qu'à lui.

dimanche 16 juin 2013

After earth, de M. Night Shyamalan

1. Il faut mesurer à quel point After earth détonne des autres films de Shyamalan par sa cruauté. Non  seulement la rigidité maladroite de Will Smith, mais le dispositif qu'il impose à son fils : ce dernier part en exploration sur une Terre hostile, guidé à distance par un père qui voit tout ce qu'il voit. C'est là que réside la violence, dans cette forme d'aliénation du regard qui fait artificiellement la part entre les émotions, assignées au fils, et l'analyse, réservée au père. Dans Incassable le père grandissait sans cesse dans le regard du fils, alors que dans After Earth le fils semble toujours rapetisser dans le regard du père. Les injonctions du père se substituent littéralement à la voix de la conscience. Il y a notamment une scène déchirante où le fils, défiguré par un venin, ne voit plus suffisamment pour trouver ses médicaments : on ne sait plus s'il est torturé par la douleur où par ce contrôle total du père et de ses instructions. Dès lors, on ne peut pas s'empêcher de relier la mini-révolte du fils, sa perte de contact visuel avec le père, et la lente agonie de ce dernier : d'une certaine manière le fils tue son père à mesure qu'il se réapproprie sa conscience.

2. La nature d'After Earth est ambiguë. Hostile par excellence, elle est identifiée en elle-même comme un danger dès le début du film, et il est vrai qu'elle foisonne d'animaux sauvages agressifs ou venimeux. Mais, parce qu'est vivante jusque dans ses plantes et brins d'herbe - qui sont toujours dans un mouvement à la limite de l'animalité -, la nature est malgré tout un lieu où l'on retrouve le Shyamalan optimiste. Étrangement, comme dans une référence à La Jeune fille de l'eau, notre héros est plusieurs fois protégé par l'eau (quand il fuit les singes, l'aigle, ou l'Ursa) puis sauvé par un grand aigle. Dans la nature comme ailleurs, le salut reste dans l'histoire qu'on se raconte à soi-même, avec vaillance et sans peur du ridicule.

Le Congrès, d'Ari Folman


Dans Le Congrès, le stade ultime de la numérisation de l'actrice consiste à en faire une substance consommable. Boire et manger Robin Wright pour devenir Robin Wright. Nouvelle présence, donc nouvelle communion, donc nouvelle religion. Mais dans son adaptation de Stanislas Lem, Ari Folman semble moins prendre ceci comme une donnée visionnaire que comme un prétexte à varier les couleurs et les tonaliés de son récit - variation préfigurée par cette belle séquence, on ne peut plus mélodramatique, où les émotions de l'actrice sont captées une à une par la lumière. La partie animée du Congrès emprunte à un univers de bande dessinée rétro, base comique foisonnante qui permet à Folman de suivre tantôt la veine onirique, tantôt la veine satirique. L'histoire s'enlise tranquillement dans cet univers sans fin.

jeudi 13 juin 2013

Machines précieuses | Star Trek into darkness, de J.J. Abrams


Star Trek Into Darkness porte plutôt mal son nom. D’abord, diront immanquablement les fans, parce que ce n’est plus le vrai Star Trek, mais surtout parce que le film n’a pas grand-chose de sombre. Il semble au contraire y avoir une obsession de la lumière chez J. J. Abrams : pas un seul plan qui ne soit strié d’éclats lumineux. Son fameux penchant pour le lens flare se trouve systématisé, comme si dans l’obscurité épaisse des galaxies, cette aura artificielle et réflexive était parfaitement naturelle. L’œil est d’abord gêné puis accompagné par cette luminosité oblique, laissant les couleurs se détacher et s’affronter : un bleu froid contre le rougeoiement des explosions. C’est l’aspect expérimental du film, qui transforme l’intrigue maigrelette en combat de couleurs et d’émotions. 

D’émotion, il en est beaucoup question dans ce nouvel opus de Star Trek : sa présence ou son absence, le rôle qu’elle doit ou ne doit pas jouer dans les décisions que l’on prend. Curieusement, ce film qui commence littéralement dans le feu de l’action, et qui exhibe d’entrée de jeu sa technologie monumentale, acquiert très vite une tonalité sentimentale. Le personnage de Spock y est pour beaucoup : à la fois homme et vulcain, sa personnalité est partagée entre ses affects humains et une rationalité surhumaine. Tiraillement qui lui joue un tour dès le début du film, alors qu’il s’apprête à mourir pour respecter une mission à la lettre (il est sauvé malgré lui par Kirk). Le geste de Spock est moins intéressant pour lui même que pour ses suites et la manière dont il s’en justifiera auprès de Kirk et de sa chère Uhura : cet épisode devient un motif de dispute amicale et amoureuse. L’altérité de Spock est considérée non en ce qu’elle explique les situations, mais en ce qu’elle les complexifie, imposant aux relations des détours pudiques, comme si son inhumanité était là pour susciter dans les échanges un surcroît de sensibilité humaine. Chez J.J. Abrams, les extra-terrestres, les monstres, les machines ne sont pas là pour nous apporter plus d’intelligence ou de force : ces créatures sont là pour nous faire découvrir de nouvelles émotions. On se souvient du rôle de la bête dans Super 8, son précédent film, mais on pense aussi à sa série Fringe et à la manière dont les hypothèses de science-fiction (univers parallèles, voyage dans le temps, etc.) sont transformées en nouvelles données pour le mélodrame. 

A la tentative de sacrifice de Spock répond plus tard une situation similaire, mettant cette fois-ci en scène un capitaine Kirk au bord de la mort, piégé dans une salle confinée. C'est une citation inversée d'un précédent Star Trek, The Wrath of Khan (1982), où c'est Spock mourant qui s'adresse à Kirk à travers une vitre. Le cinéaste aime ces communications secrètes, ces miroirs énigmatiques où l’un parle pour l’autre, l’un se met à la place de l’autre, de la même manière que dans Fringe, le personnage de September peut anticiper et devancer les paroles de ses interlocuteurs. D’une certaine façon, ce jeu de chaises musicales est une application concrète de l’idée de collectivité omniprésente dans le film. L’équilibre de la communauté, de même que l’amitié entre Spock et Kirk, n’est possible qu’en acceptant de chercher en soi un reflet vivant de l’autre. 

On peut voir dans cette forme de monadologie, effort perpétuel vers un meilleur équilibre, un éloge de la mesure qui devient à la fois un sujet et un principe de mise en scène. C’est flagrant dans le face à face entre le capitaine Kirk et John Harrison, le méchant joué par Benedict Cumberbatch : ils ne diffèrent pas parce qu’ils appartiennent à deux camps opposés, mais parce que l’un renonce à la vengeance quand l’autre s’y engouffre. Le vrai combat du film est donc celui qui oppose la mesure à la démesure. Cette guerre connaît un prolongement dans la mise en scène : si la disproportion est envisagée dans un premier temps (le vaisseau USS Enterprise surgissant de l’eau, sous les yeux ébahis des habitants d’une planète sauvage) elle est bien vite contre-balancée par une suite plus ordonnée, où l'action est compensée par l'humour, et le déchaînement d'énergie par une circulation délicate des sentiments. Certains verront peut-être là une faiblesse, et il est vrai que le film reste très sage, jusqu’à cette fin qui emprunte à la solennité de la mythologie Star Trek. Mais il serait mal venu de reprocher à J. J. Abrams ce sens de la proportion qui fait justement le prix et la fragilité de son Star Trek Into Darkness

dimanche 2 juin 2013

The Great Gatsby en 3D


Le mérite de The Great Gatsby est de mettre au jour le côté fondamentalement décevant de la 3D. Plusieurs fois, Gatsby fait le geste de vouloir toucher une lumière verte qu'il voit au loin. Et ce ne sont pas les seules séquence où le toucher acquiert ce caractère impossible et pourtant obsessionnel. Les personnages du film semblent avoir une sensation comparable à celle du spectateur qui, voyant des flocons de neiges ou des paillettes se détacher de l'écran, résiste à la tentation de tendre la main. Le monde de Gatsby, son rêve, est littéralement intangible.

On a le sentiment que Baz Lurhman, ayant admis que la 3D avait échoué à améliorer l'illusion, a préféré capter la désillusion. Le moment critique n'est pas celui où le spectateur a envie de tendre la main, c'est celui où il s'aperçoit qu'il ne peut pas toucher ce qu'il a devant lui. Tout s'est toujours déjà évanoui. La musique est lancinante, les transitions perpétuelles, on ne sait pas si on se remet de la fête précédente où si on attend la suivante. La profondeur de champ est plus artificielle que jamais : l'empilement de strates fait plus penser aux effets de foire du cinéma muet qu'à une quelconque expérience immersive. Au fond, le cinéma 3D semble un meilleur outil pour déconstruire le monde, c'est-à-dire le restituer en pièces détachées, que pour façonner un trompe l’œil cohérent.

mardi 28 mai 2013

Demy

Maintenant que les demy-happenings se sont un peu calmés - mais que la rétrospective a toujours cours à la cinémathèque - on se penche avec beaucoup de plaisir sur un petit livre de Raphaël Lefèvre consacré à Une Chambre en ville. Un film étrange, double maladif des Parapluies de Cherbourg, dont l'auteur recense et analyse les bizarreries comme autant de pépites. C'est la grande force du livre : sa précision, son attention aux détails significatifs. Pas de divagation sur "le monde enchanté de Jacques Demy", mais des questions, très documentées, sur l'usage de la musique (comparé à la partition des Parapluies), sur la fonction du chant, ou encore sur la notion de cinéma populaire. On sort du livre avec plus de paradoxes que de formules définitive, et c'est très bien comme ça.

Une Chambre en ville de Jacques Demy, par Raphaël Lefèvre

Ma bafouille sur Demy chez Causeur.
Et sur Les Parapluies de Cherbourg chez Feux Croisés.



lundi 13 mai 2013

The Thing, de John Carpenter

 

1.  C'est un lieu commun du film de science-fiction (on pense à The Invasion of the Body Snatchers), mais dans The Thing, John Carpenter approfondit et systématise l'idée que le corps, ou du moins l'apparence physique, peut devenir une coquille habitable par une présence étrangère, monstrueuse ou extra-terrestre. Et l'intérêt du film vient autant de la conséquence de cette possibilité - le soupçon obsessionnel - que de sa cause : le fait que l'apparence soit pensée en opposition à l'intériorité, et non comme son expression. La mise en scène est là pour rendre compte d'une soustraction progressive de la chair et des formes humaines : à la fin, le personnage de Kurt Russel est seul à combattre contre des ombres. Le sous-texte paranoïaque de The Thing a beaucoup été analysé, alors qu'il semble très simple : c'est le combat perdu d'avance contre la mort, c'est-à-dire contre la séparation perpétuelle de l'âme et du corps.

2. Mais la mort en action, la chose, est plus complexe que cela. C'est une créature protéiforme dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Nichée derrière les apparences ou enveloppant les corps de ses tentacules, c'est à la fois une force visible et souterraine. Une anti-matière qui tantôt absorbe, tantôt recycle, transformant le moindre bout de chair en organe et le moindre organe en bestiole autonome. Intériorité et extériorité, forme et matière, corps et âme, tout est mis sens dessus dessous, tout est englouti dans un chaos monstrueux.

vendredi 10 mai 2013

Des serpents et des oiseaux – Mud, l’amour selon Jeff Nichols

Dans un petit coin de l’Arkansas traversé par le Mississippi, deux enfants explorent une île déserte. Au gré de leurs découvertes, Ellis et Neckbone font la connaissance de Mud (Matthiew Mc Gonaughey), un vagabond doublé d’un homme des bois, vivant dans un bateau perché dans les arbres. Ils découvrent peu à peu que ce bon sauvage réfugié sur son île est également un fugitif cherchant à rejoindre Juniper, son amour de toujours (Reese Witherspoon). C’est bientôt l’occasion, pour les deux garçons, d’une série de va et viens sur le Mississippi, pour aider Mud à quitter l’île en bateau. 

Le charme du nouveau film de Jeff Nichols tient d’abord à quelque chose de très simple, d’élémentaire au sens propre. Il y a la terre qui donne quasiment son nom au personnage principal, l’air frais et lumineux qui caresse jusqu’à la fin du film le visage des personnages, l’eau du fleuve, sur laquelle Ellis vit et se déplace, et enfin des feux de joie et des coups de feu. L’environnement dans lequel s’inscrit notre histoire permet de faire une expérience très concrète du partage entre ces éléments : le flux et reflux de l’eau sur la rive de sable ; puis la forêt et les personnages qui se détachent dans le ciel bleu. 

L’opposition entre la terre et le ciel est à l’image d’un film où l’opacité des choses, le mystère de certains gestes, dialogue avec une grande clarté et une très belle luminosité. Comme dans les films de Terrence Malick – cinéaste dont Jeff Nichols est clairement un disciple – les créatures ont les pieds dans la boue et la tête dans le ciel, éclairés par une lumière de fin de journée. L’antagonisme des éléments est fertile : si l’humus semble pénétré par la légèreté de l’air, c’est pour que les choses aient un sens, ne soient pas qu’une matière brute. De la même manière, l’eau est ce qui permet de tout faire circuler : les deux garçons, le matériel pour réparer le bateau, mais aussi les sentiments et les émotions. 

Dans Take Shelter, le précédent film de Jeff Nichols, tout dépendait de la manière d’interpréter des signes s’accumulant devant les yeux du personnage principal. L’art du décodage est également utile au regard d’enfant de Ellis. Quel est l’objet de la dispute entre ses parents, surprise au petit matin ? Que signifient ces empruntes marquées d’une croix, dans le sable ? Pourquoi Mud a-t-il tué quelqu’un et pourquoi veut-il rejoindre cette jolie blonde ? Pourquoi ce tatouage de serpent sur la bras de l’un, et cet oiseau sur la main de l’autre ? En même temps qu’ils rassemblent des objets hétéroclites pour réparer et équiper le bateau, les deux enfants semblent absorber tout ce qu’ils voient comme autant de faits et de gestes en attente de sens. 

Tout est anodin, dans cette histoire, et en même temps tout est symbolique : le tatouage d’oiseau de Juniper est un simple signe de reconnaissance, mais répond aussi au tatouage de Mud, prolongeant le dialogue évoqué entre la terre et le ciel. Un réseau de symboles se tisse petit à petit, que l’enfant cherche à protéger. 

Shotgun Stories, le premier film de Jeff Nichols, mettait en scène l’opposition entre deux fratries, issues de deux mariages d’un même père défunt. C’étaient deux ordres qui s’opposaient sur un fond légendaire : la nouvelle famille, born again christian et très propre sur elle, contre nos héros, des semi vagabonds enracinés dans leur village de campagne du fin fond de l’Arkansas. Cette idée d’une résurgence de l’ordre ancestral, oublié des hommes ou détruit par l’Etat, réapparait subrepticement dans Mud. Le personnage éponyme, avec sa chemise porte bonheur, est pétri de croyances païennes. Ellis quant à lui ne supporte pas l’idée d’être arraché à son Mississippi, et d’assister au démembrement de sa vision du monde. Mais la beauté de cet ordre ancien tient justement de ce qu’il est toujours menacé par la décrépitude. 

Au centre de cette mythologie de la terre, il y a l’amour. C’est-à-dire à la fois ce qui fonde la stabilité d’une famille – et qui se trouve justement mis à mal dans la sienne – et ce qui nourrit le désir d’aventure. La question de l’amour est quasiment obsessionnelle dans Mud, car c’est cette forme de croyance qui fait tenir le monde debout : Ellis a confiance en Mud parce qu’il est persuadé que son amour pour Juniper le rend invincible. L’histoire de Mud, un peu comme celle de Take Shelter, est celle d’un équilibre qui vacille et qui finit par se rétablir par magie, parce qu’on y a cru.

jeudi 18 avril 2013

Motion et émotion - The Grandmaster, de Wong Kar Wai

Après une première partie doucement ennuyeuse, The Grandmaster nous offre une magnifique scène de combat sous la neige, sur le quai d'une gare : le train s'ébranle, dans un mouvement qui se détache de la chorégraphie des combattants, tout en l'accompagnant. La contemplation des gestes est troublée par le déplacement du point de repère qui permettait de les apprécier. On peut considérer ainsi la singulière expérience du temps qui nous est donnée par Wong Kar Wai : non pas une texture élastique à force de ralentis, de flashback et d'arrêts sur image, mais une expression en relief de la relativité du mouvement, toujours dépendant d'un point de vue lui-même mouvant.

Il est question, dans l'un des dialogues de fin, de la vie qui n'aurait pas la même saveur sans les regrets qu'elle nous laisse. L'histoire que nous raconte The Grandmaster n'est jamais vécue directement, mais toujours à contretemps, dans le prisme du regret ou de la rétrospection (c'est ce qui rend souvent le film difficile à suivre). Wong Kar Wai est moins fasciné par l'instant décisif, comme on le croit d'abord, que par son enveloppe temporelle : la manière dont il se déforme en se miroitant dans le reste du film. Une fois toute l'action accumulée, la dernière partie du film n'est qu'un long soupir. Le contrecoup d'événements passés qui s'envolent dans un nuage d'opium. On repense à 2046, ce film poignant qui avançait comme ça, hérissé de toutes ses directions possibles, sclérosé par les souvenirs et le regret.


mardi 16 avril 2013

Oblivion

Film standardisé qui nous parle de standardisation, Oblivion a cette manière fragile et ambiguë d'exprimer l'air du temps. C'est son défaut - on ne sera jamais ni surpris ni sidéré par l'univers de science fiction proposé par Joseph Kosinski - mais c'est aussi sa qualité : il n'y a pas de propos dans Oblivion, seulement un fil ténu d'émotion, capable de réveiller ici et là quelques images qui restent ou quelques contradictions qui persistent.

Architecture. Au règne de la transparence géométrique, de l'air et des baies vitrées qu'on lui impose, le personnage de Tom Cruise préfère une maisonnée au bord d'un lac. Dans ses virées sur la Terre dévastée, il croise des monuments anciens à moitié enfouis, des grattes ciels qui n'ont jamais si mal porté leur nom, et rapporte divers objets de ses fouilles. Tout ce qui peut inscrire l'homme dans un semblant d'histoire est récupéré : livres, disques, balle de baseball. Le film se voudrait un mélange de technologie et d'archéologie.

Mariage. Pour compléter ce tableau rétrograde, le personnage de Tom Cruise est poursuivi par la vision d'une femme qui s'avérera être son épouse. Ces souvenirs et la force d'un passé entêtant font du mariage un lien immuable et sacré. A l'inverse, le présent sans saveur qui ouvre le film ne peut instaurer qu'un lien précaire avec une femme-binôme. Cette conjugalité collaborative tient par l'affirmation, répétée quotidiennement, que les deux forment "an effective team". Alors qu'au fond, ce qui compte vraiment, dans Oblivion, c'est la manière dont on prolonge un ordre ancien : le pur présent détaché n'est rien de plus qu'une vague nuée d'inexistence. Le futurisme de Kosinski est un traditionalisme.

Nolan. Au-delà de la ressemblance superficielle - la musique du film mime parfois les thèmes de Batman -, c'est beaucoup des motifs de Christopher Nolan qui se retrouvent transposés dans l'univers d'Oblivion. Par exemple l'idée de temps fragmenté, de passé refoulé, de continuité à reconstruire. La vision finale de The Prestige est reprise presque telle quelle dans Oblivion. A nouveau, c'est surement moins une référence qu'une captation passive de l'air du temps. 

Tom Cruise. On peut aussi voir Oblivion comme une variation sur la figure de l'acteur. Il est d'abord une sorte de jouet vendu avec ses accessoires : une arme en bandoulière, une belle maison suspendue, une moto assortie à son uniforme, une paire de lunettes et un vaisseau plein de ressources. Plus tard, cette standardisation du personnage est explicitée, comme si la véritable naissance de Tom Cruise, sa venue à l'existence, passait par la prise de conscience de sa nécessaire réification. L'acteur est une machine rêveuse, fruit paradoxal de la reproductibilité technique, qui ne se réveille qu'au milieu de ses songes et ne revendique son unicité qu'en découvrant qu'il est semblable à tous les autres.

Cercle. La toute fin du film ne fait que confirmer que l'aura des choses, l'unicité des êtres, tout cela ne signifie rien - ou n'est que l'expression ultime de la standardisation. C'est le serpent qui se mord la queue : le désir d'authenticité, comme l'amour des vieux objets, n'est rien de plus qu'un caprice vintage parmi d'autres. Un désir standard, à l'image de ce blockbuster délicat et légèrement fleur-bleue. Le film ne plonge pas du tout au cœur du cercle vicieux, il se laisse porter, toujours très lisse, avec une mélancolie paresseuse. 


samedi 23 mars 2013

Opacité et transparence



Flight, de Robert Zemeckis, et Promised Land, de Gus Van Sant, ont deux mystiques opposées. Le premier film est aérien, et explore logiquement toutes les manières de s'envoyer en l'air ("get high") : le pilotage d'un avion, la foi en Dieu (ou en l’occurrence son refus), l'alcool, les drogues. Les séquences en avion, sidérantes, tiennent à la fois de l'élévation et de la chute. Le second film, à l'inverse, est résolument terrien. A la fois parce que c'est le sujet du film - le métier de Matt Damon consiste à acheter des terres pour l'exploitation par un grand groupe énergétique - et parce que Gus Van Sant renoue d'une certaine façon avec la très tendre pesanteur qui faisait le charme d'un Gerry.

Pourquoi dans ce cas les deux films se ressemblent-ils? Parce que ces sont deux manières opposées de se laisser fasciner par des visages où se disputent l'opacité et la transparence. L'œil rouge, quasiment à vif, de Denzel Washington à son réveil du crash, l'humidité de son regard, est l'envers des lunettes noires qu'il porte à plusieurs reprises. De même que le visage fermé de Matt Damon quand on lui pose des questions sur sa ferme familiale est l'envers de la fausse ouverture de son discours commercial. Les révélations faites lors des retournements spectaculaires importent moins par leur contenu, un peu doucereux, que par le travail sur l'apparence qui permet d'y aboutir. Ce n'est pas le spectacle qui importe, ce sont les visages qui le regardent. Incroyable optimisme du cinéma américain qui croit à la confession collective, qui croit que la révolution intérieure peut venir de l'extérieur.

jeudi 21 mars 2013

Cloud Atlas


1. Malgré la complexité de sa structure, entrelacs de six histoires, Cloud Atlas est narrativement moins ambitieux que Speed Racer, des mêmes frère et sœur Wachowski. La conspiration universelle ne donne pas lieu, comme dans leur précédent film, à ces fulgurantes superpositions de récits. C'est pourtant ce que vise Cloud Atlas selon toute vraisemblance : transformer le raccord en accord, accéder à une forme d'harmonie narrative et visuelle. Alors qu'elle aurait pu être le principe esthétique du film, l'entre-expression de ces morceaux de vie reste un simple fait de scénario. Certes le montage parallèle fait parfois s'emballer la machine, mais on attend en vain que le temps se change en espace. Quelle autre ambition pourrait avoir un tel film?

2. "Trans-genre" est un terme qui revient pour parler du film. "J'ai appris que les conventions étaient faites pour être transcendées", lance carrément l'un des personnages : il est bien vrai que Cloud Atlas semble procéder d'un certain discours sur le genre, à la fois au sens esthétique (comédie, thriller, science-fiction) et au sens culturel (homme ou femme, et par extension noir ou blanc, etc.). Mais là-dessus, les Wachowski (et Tom Twyker) n'ont pas vraiment le propos post-moderne qu'on attendrait d'eux. Au contraire : derrière le relativisme culturel bêta, il y a pour eux un absolu à retrouver, une vérité à formuler. Peu importe que cet absolu soit approximatif.Tirer la notion de genre des griffes de la sociologie pour en faire une question métaphysique, voici malgré tout l'émouvant projet de Cloud Atlas

samedi 16 mars 2013

40 ans mode d'emploi, de Judd Apatow


Article paru chez Causeur

La crise de la quarantaine qui se profile pour Debbie et Pete est une crise de l’espace. C’est d’ailleurs le propre d’une comédie domestique que de poser le problème du foyer, de l’endroit où l’on vit, célibataire ou en famille. C’était le cas de The Apartment de Billy Wilder, ou de certaines comédies de Minnelli comme  Father of the bride. Brillamment joué par Paul Rudd – qui devient tranquillement un des meilleurs acteurs comiques américains –, le personnage de Pete supporte difficilement le principe de la cohabitation : il n’arrête pas de fuir. Quand il ne se réfugie pas dans les toilettes avec son iPad, il est dehors à faire du vélo, ou prétexte des rendez-vous de travail.  La maison de Debbie et de Pete, le fonctionnement de leur couple et l’énergie de leur famille, fait du foyer un lieu à la fois désirable et asphyxiant. Et c’est sur ce paradoxe que la comédie se construit.

L’anecdote veut que Leslie Mann, qui joue Debbie, soit dans la vraie vie l’épouse de Judd Apatow, et que les enfants du film soient ses vrais enfants. 40 ans : mode d’emploi a quelque chose d’un lieu fermé, qui n’appartient qu’à son auteur et à ses protagonistes. Discrètement, le film pointe la part d’égoïsme sur laquelle repose la construction d’une famille. Au sens propre, dans la manière dont les problèmes d’argent du père de Pete sont abordés. Mais aussi sous une forme plus contournée, à travers les gags sur l’abondant matériel Apple qu’ils utilisent tous : c’est un petit monde avec ses références culturelles, ses iPods, ses allusions à des séries fétiches – Lost pour les enfants, Mad Men pour les parents. Nos personnages versent même parfois dans la méchanceté, comme en témoigne cette confrontation avec une pauvre mère d’élève, grosse bonne femme qui se ridiculise dans le bureau de la directrice d’école.

Si le tableau de la famille américaine est parfois cruel, le portrait des personnages n’est jamais dépourvu de tendresse. Judd Apatow sait abattre les décors, créer des ouvertures secrètes, changer de rythme pour redonner vie à Pete et à Debbie. Un peu à la manière d’un James L. Brooks – on pense notamment à Spanglish – il ménage pour ses personnages un espace de liberté, donnant aux dialogues le pouvoir de raccourcir ou d’étirer les séquences. Le comique ne tient pas, comme dans certains films, à la perfection d’une mécanique plaquée sur une situation. Le rire vient au contraire comme une rassurante anomalie. C’est une réplique saugrenue venue embrouiller le fil d’un dialogue, ou une porte de voiture venue stopper la fuite d’un cycliste du dimanche.

Cette histoire de la quarantaine est aussi une certaine manière d’envisager le couple, non à travers la cristallisation des première fois, mais via la recherche d’un temps et d’une énergie perdus. Comédie inscrite dans l’espace, donc, mais aussi dans le temps, avec un futur redouté et un passé qu’il faut raviver. Sans être tout à fait de ces « comédies de remariages » qu’évoquait Stanley Cavell dans son fameux essai, 40 ans mode d’emploi a en commun avec des films relativement récents comme 5 ans de réflexion et Date Night de Shawn Levy, de cueillir le couple au moment où il ne s’agit plus de vivre mais de revivre la comédie des sentiments. Cette relation au temps fait la complexité secrète d’un cinéma en recherche de lui-même, où la romance est à double détente, entre la fatigue et la frénésie : souvenir du passé et hypothèse pour le futur.

lundi 11 mars 2013

A la merveille, de Terrence Malick

La forme du poème narratif rend To the wonder fascinant à deux niveaux. Premièrement, c'est une alternative à l'horizontalité, narrative et esthétique, à laquelle nous sommes habitués : la caméra en mouvement est moins là pour avancer ou reculer que pour rassembler verticalement le sol, le corps des personnages et le soleil. Cette forme d'héliotropisme permet au film de tenir debout, plan après plan. On ne sait trop comment, Terrence Malick arrive à contempler le ciel sans tomber dans un puits. Deuxièmement, d'autres types d'énonciations peuvent venir se substituer à cette narration partiellement abandonnée. Ce sont ces fameuses voix-off de personnages, des voix qui disent "tu" par-dessus les plans. L'acte de filmer semble plus que jamais un geste pour le cinéaste, c'est-à-dire à la fois un mouvement et une adresse à quelqu'un.

En radicalisant certains procédés de Tree of life, dont ce film constitue une sorte de post-sciptum, Malick veut parler d'amour comme d'un sujet impossible, indicible, sinon par une question tautologique : "qu'est-ce que cet amour qui aime?" L'amour ne peut pas être autre chose qu'un fondement mystérieux et paradoxal qui se dérobe dès qu'on l'envisage, à la manière de ces sables mouvant du Mont Saint-Michel. L'amour est par excellence le sentiment qui met sens dessus dessous, qui immerge, qui permet d'explorer avec un œil nouveau et une caméra infiniment mobile, les corps,  les arbres, les paysages, les lieux de vie et les visages.

Dans l'un de ses sermons, le personnage du prêtre fait l'éloge du choix, disant qu'il n'y a pas pire péché que la peur du péché et donc l'absence d'audace, d'engagement, de décision. Cette profession de foi semble tout à fait valable pour un artiste. Plutôt que les minutes de trop, ou tel motif d'agacement quant au jeu d'Olga Kurylenko, il faut retenir l'audace d'un Malick qui donne l'impression de redéfinir son film à chaque plan. Il est très étonnant d'entendre que le cinéaste "s'enferme" dans quelque chose, il donne au contraire l'impression d'entrer dans une grande période de liberté.

lundi 11 février 2013

La Fille de nulle part, de Jean-Claude Brisseau

Dans la Fille de nulle part, le personnage joué par Brisseau est semblable à un savant fou retournant ses expériences contre elles-même et contredisant ses conclusions au moment même où il les formule. Avec la même logique, il démontre à quelques minutes d'intervalles que les croyances les plus enracinées sont semblables aux hallucinations des délirants, et que la jeune femme qu'il a en face de lui est fort probablement la réincarnation de sa défunte épouse. C'est le paradoxe de l'ésotérisme, que d'enraciner l'imaginaire le plus improbable dans le scepticisme du langage scientifique ou philosophique. A grand renfort de "étant donné que", "or", "donc", le mouvement d'un mégot devient le fait d'une force maléfique. Transformer le discours critique en rite initiatique, c'est la séduisante perversion à laquelle se livre cet ancien professeur de mathématique quand une certaine Dora (exploratrice à sa manière) échoue sur le pas de sa porte. 

Du mégot qui se déplace au guéridon que l'on fait tourner, le film navigue entre l'austère et le spectaculaire. On est dans l'appartement du réalisateur, la prise de son est dégoûtante, tout sent le bricolage - mais la mise en scène tire étonnamment parti de cette situation. Un peu comme un film de found footage jouant de la pauvreté de l'enregistrement amateur, les visions du film de Brisseau fonctionnent avant tout par la sobriété de leur réalisation. La comparaison avec le found footage s'arrête là, La Fille de nulle part reposant sur un dialogue pictural entre les points de vue qui ne tend pas du tout au témoignage neutre. Ce qui rend les fantômes de Brisseau aussi saisissants qu'insaisissable, c'est la manière dont ils prennent chair par le regard des personnages auxquels on croit. Avec la brocante cinéphilo-ésotérique que constitue son appartement, Brisseau est parfaitement crédible en héros d'un Vertigo de fortune, minuscule Vertigo d'appartement où la femme aimée reprend vraiment vie, où Judy est vraiment Madeleine, hantée par Carlotta.

samedi 2 février 2013

La violence, ce jeu d'enfant - Django unchained de Tarantino


 Une version de ce texte a été publiée sur Causeur
Ceux qui reprochent à Django unchained son inconséquence n’ont probablement pas tort. Tarantino est une sorte d’enfant qui joue à faire des films. Plus que jamais depuis Inglorious Basterds, ses personnages passent leur temps à jouer. Les déguisements, la comédie : une certaine atmosphère de carnaval passe d'un film à l'autre.  Mais comme dans tout jeu, il faut des règles : la langue dans laquelle on parle est l’une de ces règles, instaurée par le personnage en début de conversation.  Dans Inglorious Basterds comme dans Django unchained, les personnages joués par Christoph Waltz prennent plaisir à changer la langue utilisée. C’était le cas du colonel Hans Landa, c’est le cas du docteur Schultz, qui joue aussi bien de son anglais châtié que de son Allemand natal.
L’intrigue même de Django Unchained fonctionne sur une série de pactes narratifs établis comme autant de règles du jeu entre le docteur Schultz et son protégé Django (Jamie Foxx). Dans ces trois conciliabules, les développements du récit sont clairement programmés : 1) Schultz achète Django à des négriers et lui fait part de son projet : s’associer avec lui pour tuer trois frères renégats dont la tête est mise à prix. 2) Le duo s’entend pour la suite des événements : ils passeront l’hiver à chasser des primes avant de libérer la femme de Django. 3) Django et Schultz fomentent un plan pour libérer la femme de Django.
Trois temps, donc, dans lesquels Django joue trois rôles différents. Dans le premier acte il se transforme en valet – occasion pour lui de porter un costume bleu extravagant – dans le second il devient chasseur de prime et dans le troisième il compose un personnage de négrier noir. C'est par cette succession de théâtres que Django devient un homme libre : grâce à Schultz, il découvre que l'on peut choisir qui l'on est. Ce côté émancipateur de la fiction est quelque chose de nouveau chez Tarantino, du moins sous cette forme aussi méthodique et linéaire. En discrète toile de fond, l'histoire de Brünhild et de Siegfried, racontée un soir par Schultz, confère à Django l'aura de la légende.
La mécanique du jeu est indissociable de la parole, omniprésente dans Django unchained. Étrangement, Tarantino est plutôt économe dans les effets de mise en scène. Même ses gimmicks, comme l’usage immodéré du zoom, viennent souligner des répliques : tout tient dans les dialogues. Il est surprenant par exemple que Tarantino ait résisté à la tentation de mettre un duel dans son western spaghetti. Les confrontations restent verbales, comme s’il suffisait d’installer par la parole une atmosphère d’affrontement larvé. Un maniériste aurait pris plaisir à étirer les scènes de duel, Tarantino est un maniériste au carré qui se contente de jouer avec l’idée de duel. On retrouve avec ces dialogues performatifs l’idée du jeu d’enfant : le réalisateur est celui qui se raconte des histoire en faisant parler des figurines. Et quand l’action se déclenche, quand la violence se déchaîne, vient le temps des onomatopées et des bruitages improbable.
Qui a dit que l’enfance était innocente ?  La violence de Django unchained participe d’abord de cet équilibre précaire qui, dans le far west, tient lieu de justice. Le docteur Schultz travaille dans le « flesh for cash business ». Il a toujours un laïus légal pour pondérer ses exécutions : en rappelant la règle du jeu, il fait entrer la mort dans une solidarité du crime et du châtiment. Au-delà de l’obsession de cadre légal, le désir de vengeance de Django procède du même principe de justice, où il faut rendre à chacun ce qui lui revient. La violence n’est pourtant pas toujours aussi bien balancée. Un sain malaise vient dérègler ce petit jeu. Vers la moitié du film, Django laisse un esclave, surnommé « d’Artagnan », se faire dévorer par les chiens de monsieur Candie, le méchant joué par Léonardo Di Caprio. Quelque scènes plus tard, quand il en a enfin l’occasion, il venge l’innocent en tuant les assassins. Le « pour D’Artagnan » qu’il lance à ce moment là semble bien dérisoire et n’efface pas le souvenir de ce corps démembré par les chiens.
Il est dès lors surprenant d’entendre les commentateurs critiquer d’un côté une violence « gratuite », ou exalter de l’autre une violence « jouissive ». Il semble au contraire que cette violence est là, plus que jamais chez Tarantino, pour poser problème. Dans la manière par exemple dont elle se donne en spectacle à travers les combats d’esclave. Nous prenons tous part, avec Django, à cette énergie destructrice qui nie la douleur en se posant comme nécessité culturelle ou esthétique. Pendant un dîner, monsieur Candie invite ses convives à contempler le dos lacéré de son esclave comme on le ferait d’une toile de maître. On ne peut s’empêcher, à ce moment-là, de penser à l’un des premiers plans du film par lequel Tarantino nous donne à voir le dos également lacéré de Django. Si certaines scènes grand-guignolesques peuvent donner l’impression d’une catharsis pour les nuls, il y a en contrepoint des séquences très dures et prenantes qui semblent se coller à la rétine des personnages. La cruauté de l’esclavage n’est pas seulement punie rétrospectivement, elle est aussi présentée comme complexe et retorse. L’excellent Samuel L. Jackson y est pour quelque chose, avec son personnage de mauvais démon déguisé en oncle Tom.  Devant tout cela, quand les dialogues ne savent plus pondérer ni la mort ni la souffrance, le docteur Schulz n’a plus qu’à faire feu avant de soupirer : « Sorry, I couldn’t resist ».

vendredi 1 février 2013

Crachin à Washington - Lincoln, de Steven Spielberg


Lincoln. Nous n'en voudrons pas trop à Spielberg de nous avoir imposé un film long, spectral et statique, car nous nous souvenons encore de cet art vivant du raccourci et de la fluidité numérique qu'il avait inventé pour Tintin.

Lincoln est un dieu, une apparition, une statue, le progressisme en chambre, soit. On est d'accord pour imprimer la légende, mais quelle légende? Ce n'est ni celle du personnage historique, ni celle du génie politique. Car il est difficile de vibrer, même quand on veut être dans le sens de l'histoire, aux discours de ce père de famille moralisateur qui se balade avec un plaid sur les épaules et ne manque pas une occasion d'humilier les pauvres pégus rétrogrades. L'analyse politique ne fonctionne pas non plus : quelle subtilité y a-t-il dans ce parlement américain, carnaval où chacun porte le même masque caricatural du début jusqu'à la fin ? S'il s'agit d'explorer les rouages de la démocratie, façon Tempête à Washington, c'est affreusement raté. Spielberg ne parvient pas à construire le moindre personnage qui ne soit pas symbolique. On croit un instant que celui joué par Tommy Lee Jones va exister, mais il est aboli par une ridicule pirouette de scénario. 

Le Lincoln de Spielberg se contente donc d'être un fantôme qui apparaît pour raconter des anecdotes. C'est-à-dire une légende sans contenu, une aura flottante, une image filmée comme telle. La seule certitude qu'on a en sortant du film, c'est qu'il ne s'est rien passé. Et si, entre Tarantino et Spielberg, le plus inconséquent avec l'Histoire n'était pas celui que l'on croit?