mardi 31 décembre 2013

Top 13 2013

1. Mud
2. La Fille du 14 juillet
3. Leviathan
4. The immigrant
5. Zero Dark Thirty
6. Le Loup de Wall Street
7. La Fille de nulle part
8. Star Trek into darkness
9. 40 ans mode d’emploi
10. Gravity
11. Inside Llewyn Davis
12. Snowpiercer
13. Django unchained

mardi 10 décembre 2013

La Jalousie, de Philippe Garrel

Dans La Jalousie, le personnage de Louis Garrel déclare au lieu de parler, commente au lieu de dire. Cela tient peut-être au jeu de l'acteur, à son phrasé, et à la manière qu'il a de poser sa voix sur celle d'autres acteurs avant lui; mais il n'y a pas que cela, il y a aussi un rapport spécial à la parole dans le film de Philippe Garrel, qui n'est réductible ni au dialogue, ni à la narration. La manière dont les choses sont dites importe aux personnages. Ceci est souligné à plusieurs moment par Charlotte, la fille de Louis, qui demande à ses parents d'arrêter de crier alors qu'ils n'ont pas spécialement haussé le ton, ou qui répond une impertinence à son père : "- Rends cette sucette, je ne rigole pas ! - Mais moi non plus". 

Les dialogues ne servent pas ici à faire avancer l'histoire ni à créer des situations, mais à formuler des déclaration ("Je t'aime, et c'est définitif", "Te voir danser me rappelle toutes les raisons que j'ai de t'aimer", etc.), ou à commenter ce qui est en train de se passer (face à la rupture : "Mais, c'est très cruel ce que tu es en train de faire", "Pourquoi es-tu si dure ?" etc.). Dans la parole, c'est comme un simple prise en compte de l'évidence qui est recherchée, que celle-ci exalte le personnage ou le diminue. Parler, c'est commencer à absorber le réel, figuré ici par des plans en noir et blanc d'une belle simplicité. Il y a dans cette fonction du discours un côté machinal souvent irritant (qui va avec le jeu un peu satisfait de Louis Garrel), mais aussi une forme de pudeur non dénuée de charme. On finit par prendre plaisir à déambuler avec ces machines poétiques.



mercredi 27 novembre 2013

Raccourcis - La Fille du 14 juillet, d'Antonin Peretjatko

Le véritable charme de La Fille du 14 juillet ne tient ni à une nostalgie rigolarde, ni au cocktail des références, mais à un certain art de créer des raccourcis. C'est l'argument du film - une rentrée avancée, des vacances tronquées de leur mois d'août -, qui s'étend à toute sa mise en scène.

Le temps et le lieu de La Fille du 14 juillet sont essentiellement elliptiques. Ce n'est pas un voyage vers les années 60-70, mais au contraire, une façon de ramener ces années au temps présent. De la même manière que le président de la république qui regarde le défilé du 14 juillet est successivement, et pourtant simultanément, Nicolas Sarkozy et François Hollande, le film peut commencer dans un aujourd'hui qui est aussi hier. Un lieu impossible qui est à la fois la France en crise de 2013 et celle, insouciante, des trente glorieuses.

Ces habiles raccourcis permettent à Antonin Peretjatko de tracer un chemin fantaisiste fait d'associations d'idées et de conclusions hâtives. Le personnage du Docteur Placenta (!) n'est que cela : il presse les transitions, sautille d'un sujet à l'autre, entraîne tout le monde dans une hilarité forcée. C'est aussi la fonction des répliques face caméra, ou des quelques flashback, permettant aux personnages de trancher dans le vif, de prendre un tour d'avance sur le récit. Cette mécanique donne au film les allures d'une bande-dessinée, où le tracé prend le pas sur le réel et où le comique résulte d'imprévisibles court-circuits.

La douce fulgurance du coup de foudre qui, dans le regard d'Hector, transforme Truquette en statue grecque, n'est pas là pour compenser les gags dont le film est parsemé. Au contraire, il y a dans tout ça une admirable continuité comique, qui relie un visage charmant surmontant une sculpture et la tête coupée d'un aristocrate qui a trop joué avec les guillotines miniature. Le film est suspendu à ces gadgets, à ces trucs qui tombent comme des couperets et transforment une France raccourcie, malmenée, un terrain de jeu idéal.

lundi 18 novembre 2013

Lincoln équilibriste - Vers sa destinée, de John Ford

Vers sa destinée (Young Mr Lincoln), de John Ford, ressemble à une version américaine des Fioretti de Saint-François - une suite de petits tableaux illustrant la vie d'un saint, d'une manière simple mais saisissante. Sauf que dans le film de Ford, il est plus question de vertu que de sainteté : la vertu au sens grec, qui n'est pas de l'honnêteté morose ou de la modération, mais une forme d'excellence dans les idées et dans l'action qui se marie bien avec l'idéal américain qu'incarne Henry Fonda.

Le jeu de Fonda est génial. Il y a de la grâce dans sa manière de tenir en équilibre sur sa chaise, ou adossé à un arbre, comme si sa présence dans le monde procédait d'un infatigable principe de légèreté. Il a beau savoir fendre comme personne les rondins de bois, son allure de funambule donne  l'impression qu'il marche sur la pointe des pieds. Dans les scènes de procès, dans lesquels il fait l'avocat, il joue parfaitement cette fausse distraction lui permettant, aux moments choisis, de frapper par surprise - un type de jeu auquel son compère James Stewart est également habitué, on le voit par exemple dans Anatomy of a murder.


Du reste l'idée d'équilibre, de pondération, est omniprésente dans le film. Il s'agit d'abord de savoir si le jeune Abe ira faire son droit ou restera dans sa campagne - pour décider il s'en remet à un bout de bois qui, tenu en équilibre, tombera d'un côté ou de l'autre. Une semblable scène d'hésitation a lieu, sur un mode comique, alors qu'il doit choisir entre deux tartes qui lui sont proposées à la foire, et sur un mode dramatique, lorsqu'une mère de famille est sommée de choisir contre lequel de ses fils témoigner. C'est à l'occasion de ce dernier épisode du procès, où il a pris la défense de la mère de famille, que le personnage de Lincoln prend toute sa mesure. « Je crois que je vais monter au sommet de cette colline. » finit-il par déclarer à qui lui demande où il va.

The act of killing, de Joshua Oppenheimer

The Act of killing, de Joshua Oppenheimer, était projeté au Saint-André-des-Arts le 14 novembre dans le cadre du festival Cinéma et droits humains


Le documentaire de Joshua Oppenheimer donne la parole aux meneurs de la violente répression qui eut lieu en 1965 en Indonésie, suite à un coup d'état manqué des communistes. Ces anciens bourreaux, qui ont torturés ou tués des centaines de milliers de personne, sont aujourd'hui traités comme des héros dans leur pays. L'originalité du film est d'être fait avec eux, leur point de vue étant recueilli et traité comme sujet du film, sans commentaire ni zèle excessif dans la prise de distance. Il leur est même demandé, pour illustrer ce qui s'est passé, de rejouer leurs actes de barbarie.

Si le film est si dérangeant, c'est qu'il va systématiquement contre ce qu'on a l'habitude de voir quand il s'agit de filmer l'infilmable. En premier lieu, contre une sobriété formelle qui est généralement de mise : la morale étant affaire de travelling, il est recommandé d'éviter les procédé de représentation, de se taire devant l'indicible ("l'éthique de l'irreprésentable" dont parle cet article de G. Orignac). Avec ses passages oniriques et ses quelques scènes aux limites du soutenable, The Act of killing est aux antipodes de cette pudeur de bon aloi. Deuxième point sur lequel le film déjoue les conventions du genre : le procédé de départ, consistant à impliquer activement les personnages filmés dans un jeu théâtral. Non content de ne pas proscrire les effets de mise en scène, Joshua Oppenheimer en fait même le sujet de son documentaire : la caméra est moins là pour observer que pour provoquer des situations spectaculaires. Enfin, le troisième présupposé que le film renverse complètement, c'est l'idée que le devoir de mémoire est avant tout l'affaire des victimes, que l'oubli et le mensonge sont les complices du mal initial de la même manière que la vérité est l'alliée du bien. On rencontre avec effroi, dans The Act of killing, des bourreaux soucieux de témoignage authentique et des sadique pointilleux sur la reconstitution de la vérité historique. Le devoir de mémoire se travestit sous nos yeux en célébration maléfique.

Le mérite le plus évident du geste de Joshua Oppenheimer est de révéler par l'absurde l'impunité dont bénéficient en Indonésie ces criminels, pourtant reconnus comme tels. Absurdité qui confine parfois au comique, dans ces scènes de rue où la population aide joyeusement à rejouer une atrocité, ou sur un plateau de télévision, où les personnages du films sont interrogés en grands témoins de leur temps. Mais plus intéressante encore est l'hésitation des bourreaux quant à la position à adopter face à ce passé qu'on leur demande d'exhumer. Le discours du personnage principal, par exemple, fluctue de la vantardise à la nausée, quand il ne tourne pas autour de ses mauvais rêves. Par la mise en scène, il est toujours en train d'évaluer la possibilité de mettre à distance ou au contraire d'épouser précisément ses gestes passés. Le théâtre et le cinéma sont autant d'occasion de mettre la reconnaissance de soi à l'épreuve de la représentation. Les reconstitutions sont peu à peu entourées d'un flou artistique quant aux intentions réelles des metteurs en scène - les  anciens tortionaires, qui veulent dans le même temps illustrer leur cruauté et préserver leur image; mais aussi l'auteur du documentaire, qui est dans la position délicate de l'observateur embarqué. Ce flottement du point de vue envahit  le film, et donne des scènes de plus en plus irréelles. La question du mal prend alors les attrait d'une danse grotesque et fascinante, qui reste pour toujours sans réponse.

lundi 11 novembre 2013

Pique-nique en pyjama, de Stanley Donen et George Abbott

Pique-nique en pyjama est une jolie comédie musicale de Stanley Donen et George Abbott sortie en 1958, l'année de La Belle de Moscou. En passant sur ce qui sépare évidemment ce film de celui de Rouben Mamoulian (avec Doris Day on est loin de Fred Astaire / Cyd Charisse), il est amusant de pointer quelques ressemblances qui tiennent probablement à l'époque et à l'évolution du genre. Le premier point, c'est l'introduction du gadget dans les numéros musicaux. Une chanson de La Belle de Moscou avait pour thème le technicolor et le son stéréo; dans Pique-nique en pyjama c'est le personnage masculin qui se lance, grâce à son dictaphone, dans un duo avec sa propre voix, ou une séquence musicale qui se termine en accéléré. Second point : le sujet explicitement politique des deux films, au-delà de leur insouciance apparente. Dans celui de Mamoulian, la rencontre d'une soviétique avec la culture hollywoodienne était racontée à travers le prisme de la possession (posséder et être possédé). Dans celui de Donen, l'histoire d'amour entre un patron et une syndicaliste met en péril la chorégraphie sociale génialement conçue par Bob Fosse. Pour les couturières de la fabrique de pyjamas, l'enjeu est de concilier l'ordre et le désordre (la foule du pique-nique), le tempo rapide et le tempo lent (le numéro intitulé Hurry hup et sa version ralentie, c'est-à-dire sabotée), pour arriver à l'inévitable happy end sentimental et politique.

Ce qui va par deux dans Inside Llewyn Davis

- Les deux chats roux
- Les deux cartons de disques invendus
- Jim & Jean
- La chanson Fare thee well, chantée au début, reprise à la fin
- Llewyn & Mike
- Les frères Coen
la musique du film est à écouter ici

samedi 26 octobre 2013

Gravity, d'Alfonso Cuarón

Globes. On se souvient du projet fou de Spielberg, qui s'était amusé à synthétiser l'univers de Tintin en une bulle de matière déformant et reflétant le monde. Les nombreuses sphères de Gravity ont une fonction voisine, non plus tirée de la matière mais d'un vide primordial. La profondeur de l'espace se prête bien au dialogue entre le globe terrestre et le globe oculaire, jeu de reflets figuré par le casque de l'astronaute qui est tantôt une extension de l’œil, tantôt une image de la planète voisine. Ce dialogue est parfois plus ambitieux qu'il n'y paraît, en ce qu'il permet à la caméra d'épouser la subjectivité du personnage tout en la délimitant. Il y a, à cet égard, une séquence remarquable qui fait insensiblement glisser  le point de vue de l'extérieur à l'intérieur du casque : manière de traverser la vitre en faisant basculer le regard qui n'est pas sans faire penser à l'introduction fameuse de Citizen Kane. Voilà ce qui séduit dans Gravity : cette manière très simple de raccorder, dans un même orbe numérique, un mouvement possible et un mouvement impossible, les effets de réel et les effets de sidération.


Relief. Du chemin a été parcouru depuis Avatar et sa 3D qui nous était présentée (en gros) comme l'outil permettant d'achever la recréation totale du monde, après la parole et la couleur. Tous les cinéastes n'étant pas Cameron, il est heureux que des films comme The Great Gatsby, Pacific Rim et aujourd'hui Gravity, derrière l'éternelle promesse d'immersion, fassent un usage plus pragmatique et spécifique de la 3D. Dans The Great Gatsby, Luhrmann utilisait le relief à contre-emploi, disloquant le monde au lieu de le recréer, et dans Pacific Rim, Del Toro s'en servait avant tout pour établir des rapports de proportion. La 3D de Gravity a quelque chose d'encore plus simple et de plus efficace, comme si Cuarón avait voulu la dénuder pour ne garder que son fonctionnement élémentaire : un objet se détachant d'un fond. L'espace, bain étoilé dans lequel les choses n'en finissent pas de flotter, est pour cela l'environnement idéal. La grande réussite de Cuarón est d'avoir su encapsuler le maximum de son film (des déflagrations les plus spectaculaires aux larmes du personnage) dans ce motif visuel unique.

lundi 21 octobre 2013

Adèle contre Emma

Adèle est le visage aimable du film de Kechiche. En systématisant le gros plan, il fait de son portrait un paysage vivant où l'animalité combat quelque chose d'infiniment plus grand comme un horizon de faim, d'attente et d'espoir. C'est un regard troublé quand une situation se fait embarrassante, une bouche qui parle, mange, hésite. Quand il a pour le monde les yeux d'Adèle, Kechiche fait un film poignant, d'une incroyable énergie vitale. Tout l'intérêt de La Vie d'Adèle passe par ce visage, qu'on sent à la fois candide et éprouvé par la caméra. L'histoire d'amour s'y lit à livre ouvert, du flottement de la rencontre fortuite aux larmes de la séparation inéluctable. 

Quelque chose de désagréable vient pourtant troubler cette intégrité du portait : les dialogues lancés par Emma, qui instillent une ambiance de sous-entendus et d'arrière-pensées. C'est particulièrement marquant dans un passage où l'étudiante des beaux-arts questionne la lycéenne : on retient ce "t'es une gourmande toi non ?", suivi par un improbable débat sur les huîtres - aliment qui revient plusieurs fois sur la table, chargé d'allusions lourdingues. Le problème n'est évidemment pas le sous-entendu en soi, mais le fait qu'il donne à Emma un coup d'avance dans la conversation et une complicité mal placée avec le spectateur. Si les scènes d'amour qui suivent sont des vignettes un peu trop professionnelles (un plan, une position), c'est aussi parce qu'elles ont été contaminées par cette sorte de vulgarité arrogante. La même tonalité ricanante fait office de satire sociale dans plusieurs passages : les parents d'Adèle parlant du manque de débouchés dans l'art, ou le rictus des parents et amis d'Emma quand est évoqué le travail d'institutrice. Des séquences pleines d'un regard blasé dont on ne sait plus, à force, s'il touche Adèle ou le milieu dans lequel Emma évolue.

Mais c'est plus compliqué que cela. Il serait caricatural d'opposer Emma, et avec elle la tentation du double langage, à l'innocence muette et charnelle d'Adèle, pour la simple raison que cette dernière est également un être de parole, transformée par la lecture de La Vie de Marianne puis par son métier d'institutrice (les scènes d'école sont très belles). Marivaux est à nouveau une référence pertinente dans les mains de Kechiche, qui fait d'Adèle une ingénue s'abîmant au jeu des mots et des sentiments. C'est ce que je préfère retenir de cette Vie d'Adèle : la rencontre d'une caméra avec un visage, le dialogue subtil du langage avec la chair, plutôt que les quelques poses satisfaites qui viennent parasiter la passion amoureuse.

lundi 30 septembre 2013

Blue Jasmine, de Woody Allen

1. Blue Jasmine répond de deux manières à Match point. D'une part, le film londonien de Woody Allen était l'histoire d'une ascension, quand celui-ci est le récit d'une dégringolade sociale. D'autre part, ce sont deux visions du tragique qui sont développées : l'une était linéaire, l'autre est circulaire. Le tragique de Match Point déroulait une suite implacable d'événements jusqu'à l'issue fatale, celui de Blue Jasmine place la condamnation du personnage au cœur d'un dialogue entre le passé et le présent. C'est ce qui fait que ce nouveau film est moins prenant que son pendant londonien : on sait que tout est déjà écrit. Cate Blanchett n'a plus qu'à se laisser défigurer par l'alcool et les sanglots, sa dépression ne fait que refléter la vanité de sa vie passée. Le personnage de Match point finissait hanté, celui de Blue Jasmine finit par devenir un fantôme.

2. Il y a des échos à d'autres films de Woody Allen. Cette manière, par exemple, de comparer les classes sociales moins comme un sociologue que comme un scientifique : Whatever works jouait là-dessus, avec son personnage de physicien dépressif, Blue Jasmine s'en approche de loin avec les allusions aux études d'anthropologie avortées de Jasmine. Il y a quelque chose d'infiniment triste dans l'impossible sincérité des dialogues, c'était un sujet de gag dans Annie Hall (l'amusante séquence du dialogue sous-titré), dans Blue Jasmine c'est devenu un trait pathologique. On le voit particulièrement dans une scène ressemblant à celle d'Annie Hall : Jasmine se confie à son prétendant sur une terrasse, et tout en elle et autour d'elle - ses paroles, le lieu, le décor, la lumière, les vêtements - prétend à quelque chose qu'elle n'est pas. Il se dit parfois que San Francisco est la plus européenne des villes américaines, on pourrait, en poussant un peu l'interprétation, voir Blue Jasmine comme un commentaire sur ses deux précédents films européens. Peut-être qu'à travers son personnage, Woody Allen a eu le vertige de la possible superficialité de ses représentations. Jasmine est névrosée, elle parle toute seule : on serait à peine surpris que son créateur déclare à la manière de Flaubert : "Jasmine French c'est moi".

dimanche 8 septembre 2013

Le comique de sabotage

L'intérêt de Clear History (téléfilm HBO de Greg Mottola) est de systématiser l'humour de Larry David en quelque chose qu'on pourrait appeler le comique de sabotage. Le principe est le suivant : quelque soit la situation, le personnage saura la tourner à son désavantage et au désavantage du plus grand nombre. Tout ce qui arrive dans le film devient un obstacle devant lequel reculer. C'est d'ailleurs le point de départ du film : Nathan, le directeur marketing d'une start-up, vend ses parts suite à une dispute avec son patron, sans savoir qu'il vient ainsi de passer à côté de milliards de dollars. Son premier geste, qu'il ne fera ensuite que prolonger par d'autres moyens, est donc de se tirer une balle dans le pied.

L'idée de sabotage traverse ainsi le scénario de bout en bout - de ce premier épisode au fantasme d'explosion dans la seconde partie - mais est surtout omniprésente dans le jeu de Larry David. Les digressions de son personnage font rarement rire pour elles-mêmes : elles font rire parce qu'elle sont des digressions. C'est-à-dire des manières de faire du surplace quand il s'agirait d'avancer, ou de tourner en rond quand il s'agirait de filer droit. La parole comique est là pour énerver et neutraliser le mouvement. La séquence emblématique est celle où deux voitures se croisent sur un petit chemin de campagne : Larry David est certain que c'est à l'autre conducteur de reculer, il insiste jusqu'à la paralysie totale, puis jusqu'à l'explosion de la situation.

A la fin de Clear History il y a une certaine satisfaction à voir ce personnage parvenir même à saboter son propre sabotage, réalisant ainsi le grand rêve d'inconsistance contenue dans ce petit film.

Leviathan, de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel


Leviathan (trailer) from Cinema Guild on Vimeo.

Voir cette critique sur Causeur

Le Léviathan du titre, c’est le bateau lui-même, filmé comme un monstre avec sa grande machinerie et sa manière imperturbable de fendre la mer. À mi-chemin entre le Sang des bêtes de Georges Franju et The Thing de John Carpenter, la monstruosité de Leviathan tient à son expression protéiforme. 

La première ambivalence concerne le point de vue du film : la multiplicité des caméras, fixées tantôt sur des machines et tantôt sur des êtres humains, créé un regard à la fois actif et passif, intentionnel et neutre. Le point de vue pragmatique des pêcheurs au travail est entrecoupé par de longs plans enregistrant simplement la vie sur et sous la surface d’une mer torturée. La seconde ambivalence est celle de la tonalité du film, voire de son insaisissable propos. Successivement, nous recevons l’œil globuleux du poisson mort et le rire goguenard du pêcheur en train d’éventrer méthodiquement la faune marine. Une caméra nous donne à voir le bac où les poissons sont vidés : le plan sur la paroi sanguinolente de cet autel profane a quelque chose d’un rictus diabolique. 

Mais avant tout cela, avant d’interpréter, il faut saluer la fulgurante beauté des séquences obtenues et la sensation d’immersion procurée par une excellente prise de son. Des mouettes vues de l’eau, des étoiles de mer charriées par un mouvement impitoyable, les visions que nous donne Leviathan sont saisissantes. C’est en quelque sorte la part lumineuse de cette cérémonie industrielle à laquelle Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel ont réussi à donner une dimension mythique, au bord du religieux.

dimanche 1 septembre 2013

Alabama Monroe, de Felix Van Groeningen

On ose à peine émettre des réserves sur Alabama Monroe, l'atmosphère du film étant aussi séduisante que le sujet est grave (l'histoire d'un couple face à la maladie de leur fille). Voici pourtant quelques éléments qui m'ont gêné :
  1. La narration éclatée n'apporte pas d'éclairage supplémentaire à l'histoire. On a l'impression, au contraire, qu'il s'agit de complexifier le récit pour lui donner, en trompe l’œil, une profondeur qu'il n'a pas ou qu'il n'a pas besoin d'avoir. 
  2. Les refrains de country, très prenants, font tenir le film. C'est un bon point mais c'est aussi un défaut : la musique se substitue aux articulations qu'on aurait aimées plus naturelles. A la fin l'ambiance country devient un simple package glamour pour une histoire qui ne l'est pas.
  3. Le rapport du film à l'émotion m'a posé problème. Bonheur, douleur : ces sentiments élémentaires sont ressassés au lieu d'être restitués. Les perpétuels voyages dans le temps, au lieu de rendre justice à la linéarité tragique des événements, semblent être là pour maintenir l'intensité émotionnelle en tournant autour du pot. Il y a une sorte de suspense de la douleur que je trouve malvenu.
  4. Enfin, certaines pistes du films sont laissées à l'abandon en cours de route. C'est par exemple ce fétichisme sympathique de l'Amérique, qui créé une atmosphère étrange où se mélangent la Belgique et le midwest américain. Felix Van Groeningen a l'air de vouloir problématiser cette confusion en montrant deux interventions de Bush à la télé, mais le film devient si schématique et maladroit à partir ce moment-là qu'on est plus gêné qu'ému jusqu'au dénouement du film.

samedi 31 août 2013

Elysium, de Neil Blomkamp

Dans District 9, le premier long métrage de Neil Blomkamp, l’allégorie politique de l’apartheid fonctionnait comme un décorum de science-fiction plus que comme un propos cohérent. En vérité, le film ne parlait pas plus d’apartheid que de pelote basque et c’était très bien comme ça. Il y a encore, dans la première heure d’Elysium, cette volonté d’installer un contexte de violence politique : cette fois-ci c’est le sud contre le nord, le nord prenant la forme d’une station spatiale pour riches appelée Elysium, et le sud d’une planète Terre surpeuplée de pauvres gens. Une forme de lutte des classes, donc, dans laquelle s’engage Max (Matt Damon), ouvrier de son état, le jour où sa vie se retrouve liée au sort de millions d’autres terriens. 

Il est très surprenant qu’Elysium nous soit un peu partout présenté comme le blockbuster intelligent de l’été, car s’il y a bien une qualité que le film n’a pas, c’est l’intelligence. Comme dans District 9, des questions intéressantes sont lancées puis curieusement évitées. Sur le rapport de l’homme à la machine, par exemple, il faudra se contenter de quelques saynètes de quiproquo entre humain et robot. La transformation de l’organique en mécanique semble pourtant le véritable sujet du film, de l’exosquelette que porte Max aux guérisons par renouvellement des cellules permises par les « Medbox » sur Elysium. Mais il est effarant de voir à quel point la mise en scène, elle-même contaminée par les automatismes, peine à faire quelque chose de cette idée. Le film est victime d’une prolifération des effets de réel qui, au lieu de servir de carburant à la vraisemblance de la fiction, sont systématisés jusqu’à l’absurde : un monde post-apocalyptique plus vrai car plus sale que nature, des personnages toujours filmés en shaky cam du point de vue supposés de robots ou de drônes, des plans parfois illisibles et une lumière en perpétuel clignotement. Dans ce contexte, les scènes de combat oscillent entre le banal et le franchement ridicule. 

Neil Blomkamp est, dans Elysium, atteint par le mal qu’il voudrait décrire : tout ce qu’il touche se transforme en gadget. Même les plus humains, même les plus terriens des personnages sont traités comme des robots. Max, par exemple, est une machine à flashbacks. Lorsque son regard croise celui de Frey, son amie d’enfance, une insupportable complainte orientale se joue et les joies, les peines, les amours d’enfance se trouvent ressuscités une énième fois sous nos yeux endormis. Quand Max s’adresse à une petite fille, dans un moment censé redonner foi en l’humanité, l’enfant récite une histoire comme un automate. Tout est terriblement banal. 

Le propos politique lui-même est victime de cette robotisation généralisée. Le cœur de l’injustice dont sont victimes les terriens vis-à-vis des Elysiens réside dans le code source d’Elysium, lui-même rangé dans le cerveau de Matt Damon. Pour résoudre la lutte des classes, il faut télécharger le code et modifier la variable d’accès à Elysium : il suffisait d’y penser. Peu importe, au fond, que le propos politique soit indigent : c’était le cas dans District 9, et le film savait pourtant tirer de la politisation apparente une énergie au service de la fiction. Mais cette fois, la science-fiction d’Elysium reste toujours machinale : c’est-à-dire à la fois brouillonne, approximative et tristement systématique.

vendredi 2 août 2013

Prise et Reprise - Kierkegaard au cinéma

A la lecture de La Reprise [1] de Kierkegaard, on ne peut s’empêcher de penser à certaines obsessions du cinéma. Pour le dire vite, la reprise est un geste par lequel l’homme, en reprenant des événements de sa vie passée, se reprend lui-même et affirme sa liberté devant Dieu. L’auteur compare et oppose la reprise au souvenir : comme la réminiscence que les Grecs rapprochaient du savoir, la reprise est une manière de reconnaître dans le présent le recommencement d’un temps qui semblait perdu. Mais à la différence du souvenir, hors du monde et nécessairement tourné vers le passé, la reprise est une manière, dans le présent, de se tourner vers l’avenir. En s'appuyant sur ce que Stanley Cavell appelait « la projection du monde », voici trois raisons pour lesquelles il peut être intéressant de faire dialoguer cette idée avec le cinéma.

Première chose : à propos du cinéma, il est possible de partir du même présupposé que K. dans ses observations, par exemple à travers l’étude d’une relation amoureuse impossible dès son commencement. A savoir que, par l’action du temps, tout est toujours en train de se perdre, tout est toujours déjà perdu. C’est de cette manière que Stanley Cavell parle du cinéma. Le film projeté sur un écran nous restitue le monde en le vidant de sa présence – c’est-à-dire à la fois de sa réalité et de son inscription dans le présent. Il n’y a pas de chose telle que la prise : ce que nous voyons dans le plan n’est toujours qu’un souvenir, qu’une trace d’un monde absent et passé, d’un monde perdu. On arrive toujours trop tard, et l’enjeu, pour le spectateur d’un film comme pour le narrateur de La Reprise, de retrouver un temps perdu.

Second point : le livre de K. met la relation amoureuse au cœur de cette quête de la reprise. Le narrateur devient le confident d’un jeune homme, sorte de double de l’auteur, engagé avec une jeune fille dont il se dit éperdument amoureux. Mais il s’aperçoit très vite qu'il y a une part de fausseté narcissique dans son exaltation de l’être aimé, si bien que son amour se transforme en torture, et que la possibilité du mariage s’éloigne. Les affres du sentiment amoureux deviennent pour le narrateur une image de cette périlleuse quête de la reprise, qui se dérobe à mesure qu’on essaie de l’envisager : le mariage n’est évoqué qu’en traversant le spectre de la rupture.  C’est à nouveau Stanley Cavell qui a théorisé cette idée dans son essai Pursuits of Happiness faisant de célèbres comédies hollywoodiennes des années 30 et 40 des « comédies de remariage ». Autrement dit des comédie où le mariage n’est pas conçu comme une union découlant d’une rencontre entre deux personnages, mais comme une union découlant d’une séparation entre ces deux mêmes personnages (c’est par exemple le « mur de Jéricho », sous la forme d’une couverture séparant le couple, dans une fameuse scène de It happened one night de Capra). Le véritable amour n’est jamais spontané : il résulte d’un retour sur soi-même et d’un perfectionnement des sentiments[2].

Troisième point, surprenant et pourtant essentiel : ni le narrateur du livre, ni le personnage du jeune homme amoureux n’accèdent à cette Reprise dont il est question dans tout le livre. Le premier acquiert la conviction (notamment à travers un voyage à Berlin où il a essayé de reproduire les sensations d’un précédent voyage) « qu’il n’y a pas de reprise possible ». Quant au second, dans les lettres qui nous sont données à lire, il entrevoit la possibilité de la reprise, mais se contente de la contempler à travers la figure de Job, alors que son aimée en épouse un autre. De fait, ce petit livre porte autant sur la reprise que sur la description de sa recherche, sous un angle « esthétique et psychologique » (selon les mots de l’auteur). K. semble d’ailleurs jouer cette ambiguïté, utilisant tantôt le terme dans sa définition la plus haute (la reprise a lieu au stade religieux), tantôt dans des sortes de versions mineures, à la limite du jeu de mot. C’est par exemple son observation, dans un théâtre de Berlin, du fonctionnement de la farce, combinant répétition,  variation et économie des moyens pour faire travailler l’imagination des spectateurs.  La reprise est une notion impure, dont il est à la fois question comme d’une chose sérieuse et d’une plaisanterie. Un bégaiement et un saut dans l’inconnu de la foi. 

Le rapport de ces trois remarques avec le cinéma reste forcément théorique. Pourtant, le « ressouvenir » dont parle K. au début de son livre (pour l’opposer à la reprise), cette envie  de ressusciter le passé, cette conception morbide de l’esthétique est bien une maladie originelle du cinéma. On la voit à l’œuvre dans Vertigo, où le personnage principal s’emploie à recréer une femme qu’il a aimée et qu’il croit morte. Il commet la même erreur que le narrateur de La Reprise lors de son voyage à Berlin : il ne fait que reconstituer les attributs extérieurs d’un souvenir, se condamnant au tragique de la répétition. Pour prendre un exemple opposé, L’Aurore de Murnau offre quelques ressemblances avec ce que K. appelle la reprise : le couple séparé, l’épreuve de la fascination esthétique pour les lumières de la ville (et l’amante qui va avec), l’intériorisation par la culpabilité qui est une sorte au passage au stade éthique, puis cette lumière véritable, presque religieuse, vers laquelle il finit par se tourner avec son épouse retrouvée…

Pour retourner dans le domaine de la farce et de la comédie amoureuse, on pense à quelques scènes du cinéma américain qui jouent avec cette idée de prise et de reprise de la manière la plus littérale possible. Trois séquences, donc, où une même scène est jouée et filmée deux fois d’affilée. Le dispositif varie : les personnages parlent ou se taisent, sont acteurs ou spectateurs - mais il s’agit toujours de laisser, entre les deux prises, quelque chose se passer.

Micki + Maude de Blake Edwards :

How do you know de James L. Brooks

Super 8 de J. J. Abrams

[1] L’expression de Kierkegaard a longtemps été traduite par « répétition ». L’édition Garnier Flammarion utilise le terme de « reprise » – je  ne sais pas si la traduction est plus juste, mais elle est en tout cas conceptuellement plus parlante.
[2] Stanley Cavell parle plusieurs fois de Kierkegaard dans son essai, notamment dans le chapitre « The same and the different » sur The Awful Truth, mais sans non plus s’appesantir.  Voir sinon cet article qui en dit plus sur le sujet.

mardi 23 juillet 2013

Pacific Rim, de Guillermo del Toro

"Aucun mot ne saurait exprimer la différence qu'il y a entre l'alliance de deux hommes et l'isolement de chacun d'eux. On peut concéder aux mathématiciens que deux et deux font quatre. Mais, deux, ce n'est pas l'addition de un et un, c'est deux-mille fois un !
G.K. Chesterton, Le Nommé Jeudi

La question de la proportion est au centre de Pacific Rim. Avant cela, il y a évidemment la monstruosité (des bêtes géantes venues d'une faille dans le Pacifique, les Kaiju) et la démesure (des robots géants, les Jaegers, conçus pour combatte à armes égales avec ces monstres marins). Mais Guillermo del Toro semble avoir compris que la clé pour représenter vraisemblablement le gigantisme était de ne pas l'isoler du reste du monde, de tout ce qui est de taille normale, moyenne, petite ou minuscule. C'est ce qui fait que, dans sa dimension spectaculaire, Pacific Rim est une éblouissante réussite, l'exact inverse du King Kong de Peter Jackson par exemple, où des créatures toutes plus immenses les unes que les autres s'entre-dévoraient indifféremment sur une île mystérieuse. En fait le secret de Pacific Rim est d'avoir déplacé la promesse de spectaculaire : les créatures ne sont pas impressionnantes en elles-mêmes (on pourrait aussi bien les filmer comme de vulgaires jouets), mais dans le rapport au monde qui les entoure et aux autres créatures. Un robot ou un monstre géant ne provoque pas seul la sidération, c'est quand il y a deux forces, deux échelles, deux présences distinctes dans le plan que le spectacle peut commencer.

Le chiffre deux devient ainsi le code secret de ce blockbuster où chaque être tour à tour doit faire face à une altérité absolue, écrasante. Tout d'abord, le monde des hommes contre celui des géants. C'est la ville avec ses habitants, ses voitures, ses ponts, ses gratte-ciels écrabouillés sous les pattes des Kaiju, ou encore l'océan qui, aux abords de la ville, est comme un bassin pour les Jaegers. Ensuite, l'échelle des pilotes contre celle des Jaegers. Les pilotes installés sous le casque des robots font des gestes reproduits et amplifiés par les membres mécanisés, et en retour reçoivent à leur échelle les forces subies ou les coups reçues par le robot.  Enfin, inscrit au cœur de tout le dispositif : le rapport entre les deux pilotes du robot. Pour actionner un Jaeger, il doit y avoir deux personnes aux commandes, l'un pour l'hémisphère gauche, l'autre pour l'hémisphère droit. Les deux pilotes sont branchés au robot et surtout connectés entre eux, ce qui a pour conséquence que les souvenirs ou les sentiments de l'un peuvent devenir pour l'autre aussi dangereux et voraces que le Kaiju qui est en face.

Cette dualité seule assure l'équilibre du Jaeger, et du film tout entier. Car l'équilibre est un gros enjeu dans ce film de géants, dont on sent le poids au moins autant que la force. La 3D de Pacific Rim n'a rien à voir avec celle d'un film comme Avatar. James Cameron y utilisait la technologie comme un moyen d'évasion : la légèreté des êtres dans la profondeur du plan, pour un film qui nous racontait littéralement un voyage dans la virtualité. A l'inverse, la 3D de Pacific Rim est un outil de multiplication des sensations de la réalité présente : voir de très près la machinerie, considérer la pesanteur qui joue des tours au Jaeger. La virtualité est même le principal ennemi du pilote, car s'il se perd dans ses souvenirs ou dans ceux de son copilote, il perd le contrôle de la machine. Guillermo del Toro a choisi pour son spectacle en relief la voie la plus traditionnelle, rendant au regard son acuité et ne prétendant pas à l'invention d'un monde. C'est paradoxalement en faisant de l'homme la mesure de toute chose que Pacific Rim tient la promesse de sa démesure.

dimanche 14 juillet 2013

Frances Ha ha ha

Une seule remarque sur Frances Ha : la belle manière qu'a l'actrice Greta Gerwig de mener la petite barque de sa solitude, d'adresse en adresse, de vignette en vignette. Ses gestes tantôt gracieux tantôt disgracieux remplissent de vie le cadre plutôt rigide des appartements new-yorkais filmés en noir et blanc. Les dialogues (dont elle est en partie l'auteure) sont tout en hésitation, en digression à l'intérieur de la digression. Un minuscule espace de liberté et de moments suspendus, dans un monde contraignant, hostile, frappé par l'irréversibilité du temps. Pour autant, la subtilité du film vient de ce que l'opposition du personnage avec son environnement est toujours relativisée : Frances fait rire, attire la bienveillance et parvient même à faire quelque chose de sa solitude, à la mettre en mouvement et à la donner à voir.

Prince avalanche - marquages au sol qui ne mènent nulle part

Il y a deux histoires, deux théâtres, dans Prince avalanche. La première est celle d’une nature qui reprend ses droits dans une région américaine dévastée par les incendies. La seconde est celle de deux personnages posés là, sans trop d’explications, avec du matériel de marquage au sol. L’intérêt du film se situe au croisement de ces deux histoires. 

David Gordon Green, cinéaste à deux têtes, est à la fois l’esthète d’une Amérique délabrée (dans un film comme George Washington) et auteur de comédies régressives à la Judd Appatow (dans un film comme Pineapple Express). Avec ce nouveau film, il semble ne pas choisir entre ces deux voies. D’un geste timide et non dénué de charme, il hésite entre la contemplation du règne végétal et la comédie en sourdine. 

Si ce côté mou et tâtonnant peut décevoir, c'est pourtant ainsi que Prince avalanche parvient à nouer quelque chose entre le lieu et ses personnages. Ces deux bonhommes, perdus comme des playmobils au fond d'un bois (avec leurs tenues colorées, leur véhicule, leur casques de chantier, leur outillage varié), ont autant de raison de faire ce qu'ils font (du marquage au sol) que les arbres de pousser, ou les insectes de se déplacer. C'est le versant absurde et un peu paresseux d'une réflexion malickienne sur la raison d'être de personnes, de plantes, d'objets ou même des ruines.

Dans des ruines justement, il y a un joli passage où le personnage principal (Paul Rudd) rencontre une dame en quête de souvenirs dans ce qui reste de sa maison. La séquence dégage une forme de mélancolie, comme si notre personnage prenait conscience qu'il n'était lui aussi qu'un fantôme en sursis. Un être improbable avec sa moustache et son casque de chantier au milieu de la forêt : il pourrait ne pas exister, à la limite ce serait plus logique. Plus tard il résume cela par un : "I'm impossible". Cette qualité fantomatique de l'existence passe aussi par un jeu de couleurs. Ce sont notamment les couleurs artificielles des tenues et du marquage, qui font l'objet de détournements semi-poétiques dans lesquels des arbres, des chaussures ou la route se retrouvent colorés en jaune ou en bleu. 

Ce n'est ni la fontaine qui colore de rouge la nature, ni les routes de campagne qui ne mènent de nulle part, mais il y a quelque chose de tout ça dans ce Prince Avalanche, film mineur, rarement drôle et souvent amer.

dimanche 23 juin 2013

Man of steel, de Zack Snyder


Zack Snyder rappelle dès le début de Man of steel que Superman est un alien, né sur une planète bizarre, avec des parents habillés comme des martiens. Superman est un être inhumain perdu quelque part entre Krypton et la Terre : il n'a rien de commun avec l'américain moyen, il n'est pas même un super-héros comme les autres, il n'est qu'un personnage de mauvaise science-fiction à qui on a donné un costume avec une cape. 

Le vrai point faible de Superman, c'est qu'il n'a pas de point faible. Comme il ne connaît pas la finitude, sa puissance n'est pas comparable, sa force n'est pas mesurable. C'est un problème pour en faire un personnage (quelle psychologie un tel monstre peut-il avoir ?), mais c'est aussi un problème esthétique (quelle représentation faire de pouvoirs sans limite ?). La réponse de Snyder se trouve dans la démesure : on ne pourra jamais aller trop loin avec Superman, alors allons-y à fond. Cela donne un personnage qui ne ressemble à rien, une narration bordélique (avec des flashbacks inutiles et indigestes), beaucoup de tâtonnements, de zoom et de dé-zoom dans les scènes d'action. 

Au milieu de la laideur, et dans l'ivresse de la surenchère, quelques belles séquences surgissent néanmoins. L'usage qui est fait de la vitesse, notamment, est intéressant. L'impression de vitesse n'est valable que par comparaison, pas de mouvement sans points de repère. Mais dans le feu de l'action, le film de Snyder semble vouloir s'affranchir de cette mesure : c'est ce qui lui permet de rendre une poignée de plans incandescents, autonomes et enivrés d'eux-même. Dans ces moments-là, Superman devient un autiste de la vitesse, enfermé dans cette sorte de bulle lumineuse qui n'appartient qu'à lui.

dimanche 16 juin 2013

After earth, de M. Night Shyamalan

1. Il faut mesurer à quel point After earth détonne des autres films de Shyamalan par sa cruauté. Non  seulement la rigidité maladroite de Will Smith, mais le dispositif qu'il impose à son fils : ce dernier part en exploration sur une Terre hostile, guidé à distance par un père qui voit tout ce qu'il voit. C'est là que réside la violence, dans cette forme d'aliénation du regard qui fait artificiellement la part entre les émotions, assignées au fils, et l'analyse, réservée au père. Dans Incassable le père grandissait sans cesse dans le regard du fils, alors que dans After Earth le fils semble toujours rapetisser dans le regard du père. Les injonctions du père se substituent littéralement à la voix de la conscience. Il y a notamment une scène déchirante où le fils, défiguré par un venin, ne voit plus suffisamment pour trouver ses médicaments : on ne sait plus s'il est torturé par la douleur où par ce contrôle total du père et de ses instructions. Dès lors, on ne peut pas s'empêcher de relier la mini-révolte du fils, sa perte de contact visuel avec le père, et la lente agonie de ce dernier : d'une certaine manière le fils tue son père à mesure qu'il se réapproprie sa conscience.

2. La nature d'After Earth est ambiguë. Hostile par excellence, elle est identifiée en elle-même comme un danger dès le début du film, et il est vrai qu'elle foisonne d'animaux sauvages agressifs ou venimeux. Mais, parce qu'est vivante jusque dans ses plantes et brins d'herbe - qui sont toujours dans un mouvement à la limite de l'animalité -, la nature est malgré tout un lieu où l'on retrouve le Shyamalan optimiste. Étrangement, comme dans une référence à La Jeune fille de l'eau, notre héros est plusieurs fois protégé par l'eau (quand il fuit les singes, l'aigle, ou l'Ursa) puis sauvé par un grand aigle. Dans la nature comme ailleurs, le salut reste dans l'histoire qu'on se raconte à soi-même, avec vaillance et sans peur du ridicule.

Le Congrès, d'Ari Folman


Dans Le Congrès, le stade ultime de la numérisation de l'actrice consiste à en faire une substance consommable. Boire et manger Robin Wright pour devenir Robin Wright. Nouvelle présence, donc nouvelle communion, donc nouvelle religion. Mais dans son adaptation de Stanislas Lem, Ari Folman semble moins prendre ceci comme une donnée visionnaire que comme un prétexte à varier les couleurs et les tonaliés de son récit - variation préfigurée par cette belle séquence, on ne peut plus mélodramatique, où les émotions de l'actrice sont captées une à une par la lumière. La partie animée du Congrès emprunte à un univers de bande dessinée rétro, base comique foisonnante qui permet à Folman de suivre tantôt la veine onirique, tantôt la veine satirique. L'histoire s'enlise tranquillement dans cet univers sans fin.

jeudi 13 juin 2013

Machines précieuses | Star Trek into darkness, de J.J. Abrams


Star Trek Into Darkness porte plutôt mal son nom. D’abord, diront immanquablement les fans, parce que ce n’est plus le vrai Star Trek, mais surtout parce que le film n’a pas grand-chose de sombre. Il semble au contraire y avoir une obsession de la lumière chez J. J. Abrams : pas un seul plan qui ne soit strié d’éclats lumineux. Son fameux penchant pour le lens flare se trouve systématisé, comme si dans l’obscurité épaisse des galaxies, cette aura artificielle et réflexive était parfaitement naturelle. L’œil est d’abord gêné puis accompagné par cette luminosité oblique, laissant les couleurs se détacher et s’affronter : un bleu froid contre le rougeoiement des explosions. C’est l’aspect expérimental du film, qui transforme l’intrigue maigrelette en combat de couleurs et d’émotions. 

D’émotion, il en est beaucoup question dans ce nouvel opus de Star Trek : sa présence ou son absence, le rôle qu’elle doit ou ne doit pas jouer dans les décisions que l’on prend. Curieusement, ce film qui commence littéralement dans le feu de l’action, et qui exhibe d’entrée de jeu sa technologie monumentale, acquiert très vite une tonalité sentimentale. Le personnage de Spock y est pour beaucoup : à la fois homme et vulcain, sa personnalité est partagée entre ses affects humains et une rationalité surhumaine. Tiraillement qui lui joue un tour dès le début du film, alors qu’il s’apprête à mourir pour respecter une mission à la lettre (il est sauvé malgré lui par Kirk). Le geste de Spock est moins intéressant pour lui même que pour ses suites et la manière dont il s’en justifiera auprès de Kirk et de sa chère Uhura : cet épisode devient un motif de dispute amicale et amoureuse. L’altérité de Spock est considérée non en ce qu’elle explique les situations, mais en ce qu’elle les complexifie, imposant aux relations des détours pudiques, comme si son inhumanité était là pour susciter dans les échanges un surcroît de sensibilité humaine. Chez J.J. Abrams, les extra-terrestres, les monstres, les machines ne sont pas là pour nous apporter plus d’intelligence ou de force : ces créatures sont là pour nous faire découvrir de nouvelles émotions. On se souvient du rôle de la bête dans Super 8, son précédent film, mais on pense aussi à sa série Fringe et à la manière dont les hypothèses de science-fiction (univers parallèles, voyage dans le temps, etc.) sont transformées en nouvelles données pour le mélodrame. 

A la tentative de sacrifice de Spock répond plus tard une situation similaire, mettant cette fois-ci en scène un capitaine Kirk au bord de la mort, piégé dans une salle confinée. C'est une citation inversée d'un précédent Star Trek, The Wrath of Khan (1982), où c'est Spock mourant qui s'adresse à Kirk à travers une vitre. Le cinéaste aime ces communications secrètes, ces miroirs énigmatiques où l’un parle pour l’autre, l’un se met à la place de l’autre, de la même manière que dans Fringe, le personnage de September peut anticiper et devancer les paroles de ses interlocuteurs. D’une certaine façon, ce jeu de chaises musicales est une application concrète de l’idée de collectivité omniprésente dans le film. L’équilibre de la communauté, de même que l’amitié entre Spock et Kirk, n’est possible qu’en acceptant de chercher en soi un reflet vivant de l’autre. 

On peut voir dans cette forme de monadologie, effort perpétuel vers un meilleur équilibre, un éloge de la mesure qui devient à la fois un sujet et un principe de mise en scène. C’est flagrant dans le face à face entre le capitaine Kirk et John Harrison, le méchant joué par Benedict Cumberbatch : ils ne diffèrent pas parce qu’ils appartiennent à deux camps opposés, mais parce que l’un renonce à la vengeance quand l’autre s’y engouffre. Le vrai combat du film est donc celui qui oppose la mesure à la démesure. Cette guerre connaît un prolongement dans la mise en scène : si la disproportion est envisagée dans un premier temps (le vaisseau USS Enterprise surgissant de l’eau, sous les yeux ébahis des habitants d’une planète sauvage) elle est bien vite contre-balancée par une suite plus ordonnée, où l'action est compensée par l'humour, et le déchaînement d'énergie par une circulation délicate des sentiments. Certains verront peut-être là une faiblesse, et il est vrai que le film reste très sage, jusqu’à cette fin qui emprunte à la solennité de la mythologie Star Trek. Mais il serait mal venu de reprocher à J. J. Abrams ce sens de la proportion qui fait justement le prix et la fragilité de son Star Trek Into Darkness

dimanche 2 juin 2013

The Great Gatsby en 3D


Le mérite de The Great Gatsby est de mettre au jour le côté fondamentalement décevant de la 3D. Plusieurs fois, Gatsby fait le geste de vouloir toucher une lumière verte qu'il voit au loin. Et ce ne sont pas les seules séquence où le toucher acquiert ce caractère impossible et pourtant obsessionnel. Les personnages du film semblent avoir une sensation comparable à celle du spectateur qui, voyant des flocons de neiges ou des paillettes se détacher de l'écran, résiste à la tentation de tendre la main. Le monde de Gatsby, son rêve, est littéralement intangible.

On a le sentiment que Baz Lurhman, ayant admis que la 3D avait échoué à améliorer l'illusion, a préféré capter la désillusion. Le moment critique n'est pas celui où le spectateur a envie de tendre la main, c'est celui où il s'aperçoit qu'il ne peut pas toucher ce qu'il a devant lui. Tout s'est toujours déjà évanoui. La musique est lancinante, les transitions perpétuelles, on ne sait pas si on se remet de la fête précédente où si on attend la suivante. La profondeur de champ est plus artificielle que jamais : l'empilement de strates fait plus penser aux effets de foire du cinéma muet qu'à une quelconque expérience immersive. Au fond, le cinéma 3D semble un meilleur outil pour déconstruire le monde, c'est-à-dire le restituer en pièces détachées, que pour façonner un trompe l’œil cohérent.

mardi 28 mai 2013

Demy

Maintenant que les demy-happenings se sont un peu calmés - mais que la rétrospective a toujours cours à la cinémathèque - on se penche avec beaucoup de plaisir sur un petit livre de Raphaël Lefèvre consacré à Une Chambre en ville. Un film étrange, double maladif des Parapluies de Cherbourg, dont l'auteur recense et analyse les bizarreries comme autant de pépites. C'est la grande force du livre : sa précision, son attention aux détails significatifs. Pas de divagation sur "le monde enchanté de Jacques Demy", mais des questions, très documentées, sur l'usage de la musique (comparé à la partition des Parapluies), sur la fonction du chant, ou encore sur la notion de cinéma populaire. On sort du livre avec plus de paradoxes que de formules définitive, et c'est très bien comme ça.

Une Chambre en ville de Jacques Demy, par Raphaël Lefèvre

Ma bafouille sur Demy chez Causeur.
Et sur Les Parapluies de Cherbourg chez Feux Croisés.



lundi 13 mai 2013

The Thing, de John Carpenter

 

1.  C'est un lieu commun du film de science-fiction (on pense à The Invasion of the Body Snatchers), mais dans The Thing, John Carpenter approfondit et systématise l'idée que le corps, ou du moins l'apparence physique, peut devenir une coquille habitable par une présence étrangère, monstrueuse ou extra-terrestre. Et l'intérêt du film vient autant de la conséquence de cette possibilité - le soupçon obsessionnel - que de sa cause : le fait que l'apparence soit pensée en opposition à l'intériorité, et non comme son expression. La mise en scène est là pour rendre compte d'une soustraction progressive de la chair et des formes humaines : à la fin, le personnage de Kurt Russel est seul à combattre contre des ombres. Le sous-texte paranoïaque de The Thing a beaucoup été analysé, alors qu'il semble très simple : c'est le combat perdu d'avance contre la mort, c'est-à-dire contre la séparation perpétuelle de l'âme et du corps.

2. Mais la mort en action, la chose, est plus complexe que cela. C'est une créature protéiforme dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Nichée derrière les apparences ou enveloppant les corps de ses tentacules, c'est à la fois une force visible et souterraine. Une anti-matière qui tantôt absorbe, tantôt recycle, transformant le moindre bout de chair en organe et le moindre organe en bestiole autonome. Intériorité et extériorité, forme et matière, corps et âme, tout est mis sens dessus dessous, tout est englouti dans un chaos monstrueux.

vendredi 10 mai 2013

Des serpents et des oiseaux – Mud, l’amour selon Jeff Nichols

Dans un petit coin de l’Arkansas traversé par le Mississippi, deux enfants explorent une île déserte. Au gré de leurs découvertes, Ellis et Neckbone font la connaissance de Mud (Matthiew Mc Gonaughey), un vagabond doublé d’un homme des bois, vivant dans un bateau perché dans les arbres. Ils découvrent peu à peu que ce bon sauvage réfugié sur son île est également un fugitif cherchant à rejoindre Juniper, son amour de toujours (Reese Witherspoon). C’est bientôt l’occasion, pour les deux garçons, d’une série de va et viens sur le Mississippi, pour aider Mud à quitter l’île en bateau. 

Le charme du nouveau film de Jeff Nichols tient d’abord à quelque chose de très simple, d’élémentaire au sens propre. Il y a la terre qui donne quasiment son nom au personnage principal, l’air frais et lumineux qui caresse jusqu’à la fin du film le visage des personnages, l’eau du fleuve, sur laquelle Ellis vit et se déplace, et enfin des feux de joie et des coups de feu. L’environnement dans lequel s’inscrit notre histoire permet de faire une expérience très concrète du partage entre ces éléments : le flux et reflux de l’eau sur la rive de sable ; puis la forêt et les personnages qui se détachent dans le ciel bleu. 

L’opposition entre la terre et le ciel est à l’image d’un film où l’opacité des choses, le mystère de certains gestes, dialogue avec une grande clarté et une très belle luminosité. Comme dans les films de Terrence Malick – cinéaste dont Jeff Nichols est clairement un disciple – les créatures ont les pieds dans la boue et la tête dans le ciel, éclairés par une lumière de fin de journée. L’antagonisme des éléments est fertile : si l’humus semble pénétré par la légèreté de l’air, c’est pour que les choses aient un sens, ne soient pas qu’une matière brute. De la même manière, l’eau est ce qui permet de tout faire circuler : les deux garçons, le matériel pour réparer le bateau, mais aussi les sentiments et les émotions. 

Dans Take Shelter, le précédent film de Jeff Nichols, tout dépendait de la manière d’interpréter des signes s’accumulant devant les yeux du personnage principal. L’art du décodage est également utile au regard d’enfant de Ellis. Quel est l’objet de la dispute entre ses parents, surprise au petit matin ? Que signifient ces empruntes marquées d’une croix, dans le sable ? Pourquoi Mud a-t-il tué quelqu’un et pourquoi veut-il rejoindre cette jolie blonde ? Pourquoi ce tatouage de serpent sur la bras de l’un, et cet oiseau sur la main de l’autre ? En même temps qu’ils rassemblent des objets hétéroclites pour réparer et équiper le bateau, les deux enfants semblent absorber tout ce qu’ils voient comme autant de faits et de gestes en attente de sens. 

Tout est anodin, dans cette histoire, et en même temps tout est symbolique : le tatouage d’oiseau de Juniper est un simple signe de reconnaissance, mais répond aussi au tatouage de Mud, prolongeant le dialogue évoqué entre la terre et le ciel. Un réseau de symboles se tisse petit à petit, que l’enfant cherche à protéger. 

Shotgun Stories, le premier film de Jeff Nichols, mettait en scène l’opposition entre deux fratries, issues de deux mariages d’un même père défunt. C’étaient deux ordres qui s’opposaient sur un fond légendaire : la nouvelle famille, born again christian et très propre sur elle, contre nos héros, des semi vagabonds enracinés dans leur village de campagne du fin fond de l’Arkansas. Cette idée d’une résurgence de l’ordre ancestral, oublié des hommes ou détruit par l’Etat, réapparait subrepticement dans Mud. Le personnage éponyme, avec sa chemise porte bonheur, est pétri de croyances païennes. Ellis quant à lui ne supporte pas l’idée d’être arraché à son Mississippi, et d’assister au démembrement de sa vision du monde. Mais la beauté de cet ordre ancien tient justement de ce qu’il est toujours menacé par la décrépitude. 

Au centre de cette mythologie de la terre, il y a l’amour. C’est-à-dire à la fois ce qui fonde la stabilité d’une famille – et qui se trouve justement mis à mal dans la sienne – et ce qui nourrit le désir d’aventure. La question de l’amour est quasiment obsessionnelle dans Mud, car c’est cette forme de croyance qui fait tenir le monde debout : Ellis a confiance en Mud parce qu’il est persuadé que son amour pour Juniper le rend invincible. L’histoire de Mud, un peu comme celle de Take Shelter, est celle d’un équilibre qui vacille et qui finit par se rétablir par magie, parce qu’on y a cru.

jeudi 18 avril 2013

Motion et émotion - The Grandmaster, de Wong Kar Wai

Après une première partie doucement ennuyeuse, The Grandmaster nous offre une magnifique scène de combat sous la neige, sur le quai d'une gare : le train s'ébranle, dans un mouvement qui se détache de la chorégraphie des combattants, tout en l'accompagnant. La contemplation des gestes est troublée par le déplacement du point de repère qui permettait de les apprécier. On peut considérer ainsi la singulière expérience du temps qui nous est donnée par Wong Kar Wai : non pas une texture élastique à force de ralentis, de flashback et d'arrêts sur image, mais une expression en relief de la relativité du mouvement, toujours dépendant d'un point de vue lui-même mouvant.

Il est question, dans l'un des dialogues de fin, de la vie qui n'aurait pas la même saveur sans les regrets qu'elle nous laisse. L'histoire que nous raconte The Grandmaster n'est jamais vécue directement, mais toujours à contretemps, dans le prisme du regret ou de la rétrospection (c'est ce qui rend souvent le film difficile à suivre). Wong Kar Wai est moins fasciné par l'instant décisif, comme on le croit d'abord, que par son enveloppe temporelle : la manière dont il se déforme en se miroitant dans le reste du film. Une fois toute l'action accumulée, la dernière partie du film n'est qu'un long soupir. Le contrecoup d'événements passés qui s'envolent dans un nuage d'opium. On repense à 2046, ce film poignant qui avançait comme ça, hérissé de toutes ses directions possibles, sclérosé par les souvenirs et le regret.


mardi 16 avril 2013

Oblivion

Film standardisé qui nous parle de standardisation, Oblivion a cette manière fragile et ambiguë d'exprimer l'air du temps. C'est son défaut - on ne sera jamais ni surpris ni sidéré par l'univers de science fiction proposé par Joseph Kosinski - mais c'est aussi sa qualité : il n'y a pas de propos dans Oblivion, seulement un fil ténu d'émotion, capable de réveiller ici et là quelques images qui restent ou quelques contradictions qui persistent.

Architecture. Au règne de la transparence géométrique, de l'air et des baies vitrées qu'on lui impose, le personnage de Tom Cruise préfère une maisonnée au bord d'un lac. Dans ses virées sur la Terre dévastée, il croise des monuments anciens à moitié enfouis, des grattes ciels qui n'ont jamais si mal porté leur nom, et rapporte divers objets de ses fouilles. Tout ce qui peut inscrire l'homme dans un semblant d'histoire est récupéré : livres, disques, balle de baseball. Le film se voudrait un mélange de technologie et d'archéologie.

Mariage. Pour compléter ce tableau rétrograde, le personnage de Tom Cruise est poursuivi par la vision d'une femme qui s'avérera être son épouse. Ces souvenirs et la force d'un passé entêtant font du mariage un lien immuable et sacré. A l'inverse, le présent sans saveur qui ouvre le film ne peut instaurer qu'un lien précaire avec une femme-binôme. Cette conjugalité collaborative tient par l'affirmation, répétée quotidiennement, que les deux forment "an effective team". Alors qu'au fond, ce qui compte vraiment, dans Oblivion, c'est la manière dont on prolonge un ordre ancien : le pur présent détaché n'est rien de plus qu'une vague nuée d'inexistence. Le futurisme de Kosinski est un traditionalisme.

Nolan. Au-delà de la ressemblance superficielle - la musique du film mime parfois les thèmes de Batman -, c'est beaucoup des motifs de Christopher Nolan qui se retrouvent transposés dans l'univers d'Oblivion. Par exemple l'idée de temps fragmenté, de passé refoulé, de continuité à reconstruire. La vision finale de The Prestige est reprise presque telle quelle dans Oblivion. A nouveau, c'est surement moins une référence qu'une captation passive de l'air du temps. 

Tom Cruise. On peut aussi voir Oblivion comme une variation sur la figure de l'acteur. Il est d'abord une sorte de jouet vendu avec ses accessoires : une arme en bandoulière, une belle maison suspendue, une moto assortie à son uniforme, une paire de lunettes et un vaisseau plein de ressources. Plus tard, cette standardisation du personnage est explicitée, comme si la véritable naissance de Tom Cruise, sa venue à l'existence, passait par la prise de conscience de sa nécessaire réification. L'acteur est une machine rêveuse, fruit paradoxal de la reproductibilité technique, qui ne se réveille qu'au milieu de ses songes et ne revendique son unicité qu'en découvrant qu'il est semblable à tous les autres.

Cercle. La toute fin du film ne fait que confirmer que l'aura des choses, l'unicité des êtres, tout cela ne signifie rien - ou n'est que l'expression ultime de la standardisation. C'est le serpent qui se mord la queue : le désir d'authenticité, comme l'amour des vieux objets, n'est rien de plus qu'un caprice vintage parmi d'autres. Un désir standard, à l'image de ce blockbuster délicat et légèrement fleur-bleue. Le film ne plonge pas du tout au cœur du cercle vicieux, il se laisse porter, toujours très lisse, avec une mélancolie paresseuse. 


samedi 23 mars 2013

Opacité et transparence



Flight, de Robert Zemeckis, et Promised Land, de Gus Van Sant, ont deux mystiques opposées. Le premier film est aérien, et explore logiquement toutes les manières de s'envoyer en l'air ("get high") : le pilotage d'un avion, la foi en Dieu (ou en l’occurrence son refus), l'alcool, les drogues. Les séquences en avion, sidérantes, tiennent à la fois de l'élévation et de la chute. Le second film, à l'inverse, est résolument terrien. A la fois parce que c'est le sujet du film - le métier de Matt Damon consiste à acheter des terres pour l'exploitation par un grand groupe énergétique - et parce que Gus Van Sant renoue d'une certaine façon avec la très tendre pesanteur qui faisait le charme d'un Gerry.

Pourquoi dans ce cas les deux films se ressemblent-ils? Parce que ces sont deux manières opposées de se laisser fasciner par des visages où se disputent l'opacité et la transparence. L'œil rouge, quasiment à vif, de Denzel Washington à son réveil du crash, l'humidité de son regard, est l'envers des lunettes noires qu'il porte à plusieurs reprises. De même que le visage fermé de Matt Damon quand on lui pose des questions sur sa ferme familiale est l'envers de la fausse ouverture de son discours commercial. Les révélations faites lors des retournements spectaculaires importent moins par leur contenu, un peu doucereux, que par le travail sur l'apparence qui permet d'y aboutir. Ce n'est pas le spectacle qui importe, ce sont les visages qui le regardent. Incroyable optimisme du cinéma américain qui croit à la confession collective, qui croit que la révolution intérieure peut venir de l'extérieur.

jeudi 21 mars 2013

Cloud Atlas


1. Malgré la complexité de sa structure, entrelacs de six histoires, Cloud Atlas est narrativement moins ambitieux que Speed Racer, des mêmes frère et sœur Wachowski. La conspiration universelle ne donne pas lieu, comme dans leur précédent film, à ces fulgurantes superpositions de récits. C'est pourtant ce que vise Cloud Atlas selon toute vraisemblance : transformer le raccord en accord, accéder à une forme d'harmonie narrative et visuelle. Alors qu'elle aurait pu être le principe esthétique du film, l'entre-expression de ces morceaux de vie reste un simple fait de scénario. Certes le montage parallèle fait parfois s'emballer la machine, mais on attend en vain que le temps se change en espace. Quelle autre ambition pourrait avoir un tel film?

2. "Trans-genre" est un terme qui revient pour parler du film. "J'ai appris que les conventions étaient faites pour être transcendées", lance carrément l'un des personnages : il est bien vrai que Cloud Atlas semble procéder d'un certain discours sur le genre, à la fois au sens esthétique (comédie, thriller, science-fiction) et au sens culturel (homme ou femme, et par extension noir ou blanc, etc.). Mais là-dessus, les Wachowski (et Tom Twyker) n'ont pas vraiment le propos post-moderne qu'on attendrait d'eux. Au contraire : derrière le relativisme culturel bêta, il y a pour eux un absolu à retrouver, une vérité à formuler. Peu importe que cet absolu soit approximatif.Tirer la notion de genre des griffes de la sociologie pour en faire une question métaphysique, voici malgré tout l'émouvant projet de Cloud Atlas

samedi 16 mars 2013

40 ans mode d'emploi, de Judd Apatow


Article paru chez Causeur

La crise de la quarantaine qui se profile pour Debbie et Pete est une crise de l’espace. C’est d’ailleurs le propre d’une comédie domestique que de poser le problème du foyer, de l’endroit où l’on vit, célibataire ou en famille. C’était le cas de The Apartment de Billy Wilder, ou de certaines comédies de Minnelli comme  Father of the bride. Brillamment joué par Paul Rudd – qui devient tranquillement un des meilleurs acteurs comiques américains –, le personnage de Pete supporte difficilement le principe de la cohabitation : il n’arrête pas de fuir. Quand il ne se réfugie pas dans les toilettes avec son iPad, il est dehors à faire du vélo, ou prétexte des rendez-vous de travail.  La maison de Debbie et de Pete, le fonctionnement de leur couple et l’énergie de leur famille, fait du foyer un lieu à la fois désirable et asphyxiant. Et c’est sur ce paradoxe que la comédie se construit.

L’anecdote veut que Leslie Mann, qui joue Debbie, soit dans la vraie vie l’épouse de Judd Apatow, et que les enfants du film soient ses vrais enfants. 40 ans : mode d’emploi a quelque chose d’un lieu fermé, qui n’appartient qu’à son auteur et à ses protagonistes. Discrètement, le film pointe la part d’égoïsme sur laquelle repose la construction d’une famille. Au sens propre, dans la manière dont les problèmes d’argent du père de Pete sont abordés. Mais aussi sous une forme plus contournée, à travers les gags sur l’abondant matériel Apple qu’ils utilisent tous : c’est un petit monde avec ses références culturelles, ses iPods, ses allusions à des séries fétiches – Lost pour les enfants, Mad Men pour les parents. Nos personnages versent même parfois dans la méchanceté, comme en témoigne cette confrontation avec une pauvre mère d’élève, grosse bonne femme qui se ridiculise dans le bureau de la directrice d’école.

Si le tableau de la famille américaine est parfois cruel, le portrait des personnages n’est jamais dépourvu de tendresse. Judd Apatow sait abattre les décors, créer des ouvertures secrètes, changer de rythme pour redonner vie à Pete et à Debbie. Un peu à la manière d’un James L. Brooks – on pense notamment à Spanglish – il ménage pour ses personnages un espace de liberté, donnant aux dialogues le pouvoir de raccourcir ou d’étirer les séquences. Le comique ne tient pas, comme dans certains films, à la perfection d’une mécanique plaquée sur une situation. Le rire vient au contraire comme une rassurante anomalie. C’est une réplique saugrenue venue embrouiller le fil d’un dialogue, ou une porte de voiture venue stopper la fuite d’un cycliste du dimanche.

Cette histoire de la quarantaine est aussi une certaine manière d’envisager le couple, non à travers la cristallisation des première fois, mais via la recherche d’un temps et d’une énergie perdus. Comédie inscrite dans l’espace, donc, mais aussi dans le temps, avec un futur redouté et un passé qu’il faut raviver. Sans être tout à fait de ces « comédies de remariages » qu’évoquait Stanley Cavell dans son fameux essai, 40 ans mode d’emploi a en commun avec des films relativement récents comme 5 ans de réflexion et Date Night de Shawn Levy, de cueillir le couple au moment où il ne s’agit plus de vivre mais de revivre la comédie des sentiments. Cette relation au temps fait la complexité secrète d’un cinéma en recherche de lui-même, où la romance est à double détente, entre la fatigue et la frénésie : souvenir du passé et hypothèse pour le futur.