mardi 30 mars 2010

Bad Lieutenant, d'Abel Ferrara


« Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances » G. A.

Se joue en ce moment dans les cinémas un film de Werner Herzog, intitulé Bad Lieutenant : Escale à la Nouvelle Orléans. Une excellente occasion pour ne pas en parler, ou du moins pour parler plutôt de l’original, celui d’Abel Ferrara, qui date de 1992 – Bad Lieutenant tout court –, repris parallèlement dans plusieurs salles. C’est l’histoire d’un flic camé qui s’enfonce dans l’enfer de la nuit, s’endettant pour des paris sportifs insensés et se perdant dans la poursuite approximative de violeurs sacrilèges.

J’ai toujours entendu le nom de Ferrara accolé à celui de Scorsese, particulièrement à propos de ce film. Et ceci pour quelques raisons bien légitimes, à commencer par cette citation de l’Italian-american lui-même : « C’est un film exceptionnel, extraordinaire, même s’il n’est pas au goût de tout le monde… (…)On y voit comment la ville peut réduire quelqu’un à néant et comment, en touchant le fond, on peut atteindre la grâce. (…) Si on ose, il faut suivre le personnage jusque dans la nuit. C’est pour moi l'un des plus grands films qu’on ait jamais fait sur la rédemption… Jusqu’où on est prêt à descendre pour la trouver… » Ne pas oublier de se méfier des goûts de Scorsese. Il dit en effet très bien dans cet exercice d’admiration ce qui fait la force de ses propres films, cette forme de paradoxe essentiel du catholicisme – mais il y décrit aussi bien l’échec d’un film comme La Dernière Tentation du Christ : au plus près et pourtant si loin de sa source d’inspiration.

Bref, il m’a semblé très longtemps que Bad Lieutenant n’était au fond que du Scorsese fois dix, du Scorsese surfant sans pudeur sur la faute de goût. Et il faut dire que pour les amoureux de Raging Bull, il y a quelque chose de rude à voir tous ces motifs subtils pris comme sujet d’un film. Tout est très frontal dans ce Bad Lieutenant : Harvey Keitel prend des cochonneries et fait des cochonneries (il se drogue et harcèle des filles) en même temps qu’il traîne dans une église, se laisse émerveiller par la charité d’une nonne et finit par voir le Christ. Dans ce paradoxe à grands traits, il n’y a au fond pas grand-chose des regards au miroir de Robert De Niro, dans Taxi Driver ou dans Raging Bull. Pas grand-chose non plus du jeune Harvey Keitel de Mean Streets et de son dialogue dans l’église – pas grand-chose, en somme, de cette lumière qui baigne chez Scorsese des hommes pécheurs. Pour tout dire, le film de Ferrara confine à la parodie, dans cet attrait pour la violence et pour l’union des extrêmes : il y a tout une série de scènes comiques, dans Bad Lieutenant, et Harvey Keitel a quasiment un rôle burlesque. On le voit danser nu, les bras en croix, sous l’effet de la drogue : triste christ de foire…

C’est pourtant dans ces excès même que réside l’intérêt de Bad Lieutenant. On n’a pas assez souligné l’importance démesurée que prenaient dans le film ces paris autour d’un tournoi de base-ball. Première scène : notre flic arrive sur une scène de crime mais, au lieu de s’intéresser à son affaire, va discuter avec ses collègues du match de la veille, prend les paris pour le match du lendemain. Le film fonctionne ainsi : l’intrigue policière est complètement évacuée par la roulette russe des résultats du base-ball. Des mises toujours plus grosses, des dettes toujours plus abstraites. Notre anti-héro parie l’argent qu’il n’a pas sur des matchs que nous ne voyons pas. Un enjeu dont l’objet et la monnaie nous échappent, mais qui jette pourtant ce lieutenant dans un gouffre sans fond.

Puis la remise en jeu perpétuelle devient un principe de mise en scène. Le voilà, ce Ferrara de toutes les exagérations, de toutes les escalades, dans cette manière de tester les limites du sérieux, les limites du bon goût. Il dirige sa barque comme son personnage, répondant à un pari impossible par un autre pari impossible. Dans le jeu d’Harvey Keitel, on sent bien que la fuite en avant attire irrésistiblement la farce et les postures comiques. Il geint, s’effondre, se traîne, se plaint, se révolte, se repend. Et on se retrouve avec un impuissant qui gesticule.

Principe de cinéaste, le pari devient aussi dans l’œil de Ferrara un sommet d’ambiguïté théologique. Nous avons en effet d’un côté un personnage qui, en jouant avec le hasard, a l’air de défier Dieu. Un personnage qui, avec la monnaie de singe qu’il manie, a l’air de parodier le Sacrifice, la seule vraie monnaie qui soit. Quelqu’un, enfin, qui partage la culpabilité sacrilège des violeurs – la scène est comme rêvée dans une hallucination, si bien qu’elle donne l’impression qu’il est effectivement le coupable. Il y a du diabolique dans cette manière de se livrer à la fois à tous les mauvais dieux, tout en rêvant à la seule vraie rédemption au bout du tunnel. D’un autre côté, il y a un personnage qui renonce à sa volonté propre. En négatif, à travers ces divinités de substitution, c’est bien sûr à Dieu qu’il aspire – et il est à deux doigts de se laisser ravir, quand il croit à une apparition. Sous un certain angle, le cheminement de ce mauvais flic a quelque chose du pari de la foi, ce grand saut dans la nuit new-yorkaise.

Ce qu’il y a de génial dans Bad Lieutenant, c’est la manière dont le sens du sacrilège et du sacrifice sont tenus ensemble. Une manière de communication secrète entre la fascination pour le néant et la foi la plus absolue – un cuisant credo quia absurdum. Et même si tout ça ne nous dit pas, au fait, ce que vaut le remake de Werner Herzog, on se contentera de repenser sur un autre ton l’exhortation de Scorsese : « si on ose, il faut suivre le personnage jusque dans la nuit.»

lundi 29 mars 2010

Le Secret magnifique, de Douglas Sirk - la lumière et le contre-jour




Tout commence, dans les Douglas Sirk hollywoodiens, par la séduction du technicolor. Sur un hors-bord avec sa poule, un milliardaire fend la surface d'un lac: Le Secret magnifique s'ouvre ainsi - par l'attrait immédiat de la vitesse (pas encore celle de la lumière, mais l'idée est plus ou moins là). Les couleurs exaltent de beaux personnages, de beaux intérieurs, des émotions subtiles et des sentiments nobles. Sirk semble guidé par une idée toute simple, vieille comme l'antiquité, qui fait converger dans un même éclat, dans un même palette de couleurs, le vrai, le beau et le bien. Impeccable stature d'un film qui semble d'abord livré à la révélation pure, à la pure extériorisation. Les apparences ont l'air d'être parfaitement à la mesure des personnages et des situations. C'est peut-être pour ça qu'on dit "mélodrame flamboyant".

On a beau voir, parfois, que les sentiments sont très appuyés - les émotions surlignées justement par ce technicolor -, il y a aussi en contrepoint de la pudeur. Des instants invisibles et tragiques qui sont autant d'ellipses théâtrales. L'accident de départ traine avec lui une ombre qui va lentement dévorer la lumière ambiante. Ainsi cette scène d'appartement, en Suisse, où l'émotion du personnage féminin est révélée jusque dans le secret de son conte-jour. Une obscurité qui n'est probablement pas sans rapport avec la cécité de cette femme - à cela près que nous restons extérieurs à cette impuissance ultime. Peut-être ce jeu sur la lumière et les couleurs était-il un moyen, précisément, de cultiver le mystère dans les apparences?

Une esthétique à La lettre volée, pourrait-on dire, pour parler avec Pierre Boutang de théories du secret : s'il y a quelque chose à dissimuler, que ce soit dans la lumière de l'évidence. Il y a, dans Le Secret Magnifique, cette manière unique de charger de secret les plans les plus transparents, de cacher par beaucoup de lumière ce qui fait vraiment souffrir. Un déploiement particulier de l'espace, qui n'est pas le même, pourtant, que l'univers d'enquête, propice à la découverte et à la dissimulation, de la nouvelle d'Edgar Poe.

La lumière est enfin une espérance, dans ce film où les événements fatidiques sont repoussés à l'aube. Il est là, le fameux secret, expliqué par le maître, l'initiateur - Edward Randolph - à partir d'une lampe: agir dans le secret pour faire apparaître la lumière. Une lueur dans l'obscurité, de l'ombre dans la lumière : voici la teneur paradoxale de ce Secret magnifique.


lundi 15 mars 2010

Le Temps qu'il reste





La grande chorégraphie qu'est Le Temps qu'il reste a le mérite de donner une vraie présence à l'espace. Organisation du plan mais aussi profondeur de champ, dans des strates qui sont pour les souvenirs autant de niveaux de lecture. C'est aussi le temps qui se déploie, par tranches, de 1948 à nos jours. Ce qui frappe dans ces morceaux de temps, ce sont les échos qui nous parviennent, les répétitions. Les situations deviennent des motifs. Comme si la mémoire se cognait aux recoins d'un espace trop signifiant, donnant au temps une résonance étrange.

D'ailleurs ce Temps qu'il reste, sous-titré Chronique d'une absent présent, n'est qu'en négatif le portrait d'Elia Suleiman. Un portrait de ce qu'il n'est pas, précisément, mais un portrait de ces décors, de cette famille, de cette danse burlesque - macabre parfois - qui l'ont fait tel qu'il est. Il y a là un pari à la fois formaliste et intimiste: une confession oblique, où les émotions ne nous viennent que par ricochet. Un coup de billard à double bande, dans l'espace et dans le temps, pour toucher à l'arrivée quelque chose de très simple. On se perd un peu, dans cette trajectoire courbe, mais le voyage vaut le coup.

Le temps qu'il reste
Un film de Elia Suleiman avec Saleh Bakri, Elia Suleiman et Ali Suliman
Editeur : France Télévisions Distribution
http://boutique.francetv.com/

Date
de sortie : 24/02/2010

Merci à Cinetrafic pour ce dvd.

Crazy Heart - la musique des plaines


Étonnamment paisible, pour une histoire de rédemption. Jeff Bridges prend le temps de composer un personnage en bout de course, à moitié boiteux, toujours débraillé, prêt à se soulager, buvant, suant. Il est flou, barbu et barbouillé, ce Bad Blake, si bien qu'on le saisit difficilement - pas plus que lui n'arrive à se ressaisir. Il pourrait accéder au type du loser, qui a depuis quelque temps déjà ses lettres de noblesse au cinéma - on pense aux frères Coen, à Walk the line puis à The Wrestler. Mais pourtant Scott Cooper arrive très bien à le maintenir dans toute la banalité de sa condition, sans l'illuminer de quelque aura paradoxale, celle du Dude dans The Big Lebowski par exemple. C'est que Crazy Heart est un film relativement lent, pas pressé de ses effets, qui installe calmement la présence désarticulée du has been.

En face de lui, il y a une Maggie Gyllenhaal qui soigne ses gestes, a des manières, fait des façons. Elle ferme les yeux, regarde de biais, lance des sourires entendus: tout une petite comédie qui n'est pas là pour sauver le chanteur country de sa pesanteur. Sa présence ancre au contraire Bad Blake dans une histoire encore plus banale, une chanson encore mieux connue: une histoire d'amour. Son portrait se désembue, on commence à voir son visage. C'est comme un bon thème de country, nous dit le personnage: la bonne mélodie est celle qui a déjà l'air familière. Et le film fonctionne comme ça, dans une révélation par le bas - plus c'est banal, plus c'est présent, plus c'est prenant. Comme si Bad Blake gagnait en réalité à mesure qu'il acceptait de s'exposer à la trivialité du sentiment amoureux.

L'amour ne l'envoie pas au ciel mais lui met les pieds sur terre. Ainsi donc il n'y aura pas de rédemption glorieuse. Adieu, la chair transfigurée de The Wrestler, bonjour matins tristes et réunions d'alcooliques anonymes dans des jardins proprets. Bienvenue dans la rédemption avec un petit r. C'est surprenant, tout de même, cet horizon plat de la musique country. Des airs plus ou moins entraînants, qu'on croit connaître parce qu'ils sont vieux comme les États-Unis, et un héros déclaré sauf parce qu'il a arrêté de boire, s'est rasé et accepte de faire les premières parties de son ancien protégé. On a beau être surpris de si peu de prétention, la musique est là, transportant cette histoire banale entre toutes.

lundi 8 mars 2010

Ghost writer, de Polanski: négritude et transparence


Tout commence dans une belle maison d'architecte faite de vitres et de blocs de pierre. La mer, la plage, le jour et la nuit sont là, et nous, nous sommes avec Ewan Mc Gregor et l'équipe d'Adam Lang, comme dans un bocal. Tout commence donc comme un jeu sur la transparence et la distance: nous sommes sur une île sauvage, où le vent et la pluie se déchaînent, et pourtant non: nous sommes à l'intérieur, au sec, dans un endroit plein (ou vide) de calme et de symétrie. En sécurité au cœur de l'orage. C'est la vitre, compromis entre la proximité et l'obstacle, qui s'impose d'abord dans de belles évidences. Difficile de ne pas opposer cette impossible horizontalité aux cheminements rocailleux et souterrains de Shutter Island. Tout nous y invite: l'autre forme de classicisme de Polanski, cette musique inquiétante, souvent en contrepoint de l'intrigue, et surtout la simplicité de The Ghost Writer, contre la complexité du Scorsese.

Ewan Mc Gregor est un nègre parfait. Un ghost writer parfaitement fantomatique: visage lisse, corps interchangeable, ombre. Ombre d'Adam Lang, car c'est son job, mais bientôt ombre de Ruth, sa femme, puis ombre de l'adversaire politique, Rycart - ombre enfin du nègre précédent. Tenez, pendant que j'écris ces lignes je n'arrive même pas à me souvenir du nom de notre personnage - je me demande s'il est cité une seule fois, alors que le prédécesseur, Mike Mc Ara, est mentionné à l'envi. Bref, Polanski se sert de la figure du nègre comme expression de la transparence. Archétype, il boit pour remplir son vide.

Ce personnage n'a d'intérêt que dans la mesure où il est traversé par une intrigue. Il est là, le charme de The Ghost Writer, dans la manière dont notre personnage se laisse manipuler - se laisse guider, idée géniale, par la voix d'un GPS. La transparence prend alors toute sa mesure et son ambiguïté, puisque c'est aussi un moyen de dissimuler et de ménager les effets. Un peu comme dans ces plans en baie vitrée: c'est là, devant nous, mais on se heurte à la vitre. Le nègre, le fantôme, l'être transparent, est l'instrument d'intentions obscures. La présence opaque d'Adam et de Ruth, indéchiffrables, mène très logiquement à la fin en hors-champ, une révélation invisible.

Polanski a fait, avec The Ghost Writer, un magnifique thriller théorique. Un peu comme le William Holden de Sunset Boulevard, Ewan Mc Gregor semble le vecteur d'un pur exercice. Là où le film de Wilder faisait du cinéma un art d'outre-tombe, Polanski désigne l'écran comme surface d'expression d'un vide essentiel.