samedi 27 février 2010

Shutter Island, de Scorsese - regard coupable



L'île de Shutter Island a beau être isolée, au large de Boston, elle est encore sous la chape de plomb de la civilisation, de l'histoire. Un couvercle géant, nuageux, noir. C'est d'ailleurs comme ça que ça commence: un Leonardo Di Caprio la tête dans la cuvette, le visage comme travaillé de l'intérieur par la tempête qui sévit sur l'océan. Il y a une parfaite cohésion, dans Shutter Island, entre la violence de la nature et la violence de la société. La violence extérieure et intérieure. C'est à la fois cette île en proie aux éléments déchaînés, et cet asile qui est en fait une grande prison, vaste et profonde. A un moment d'ailleurs, notre Teddy Daniels débat avec un officier de la police sur la violence de Dieu: il y a sur cette île à la fois la violence méthodique de la Raison et celle, absurde et naturelle, d'un Dieu absent.

Les trajectoires de Shutter Island sont verticales. On ne se promène pas dans cet asile, on s'y enfonce. Puis on escalade pour descendre, pour remonter la falaise, on prend des escaliers pour accéder au sommet du phare - à la lumière. Un sens de la verticalité plutôt commun chez Scorsese, qui prend ici une dimension nouvelle, des hauteurs aériennes d'Aviator à ces profondeurs terrestres. Plus que jamais, les contre-plongées sont utilisés, souvent dans des lieux clos, des angles à la Orson Welles: le point de vue de l'enfer comme quelqu'un - Bazin il me semble - l'analysait. Voilà une verticalité qui écrase notre héros, le ramène à sa propre impuissance.

Orson Welles était-il dans ces vieux films que Scorsese faisait, paraît-il, regarder à l'équipe du film pendant le tournage? Ce qui est sûr, c'est qu'il y a un poids, dans Shutter Island, de l'histoire du cinéma. Et celui-ci vient s'ajouter à la pluie, aux bourrasques de vent, à la forêt épaisse, aux couloirs sans lumière. Bref, le grand mérite de Scorsese, c'est d'avoir su ajouter en un sens toute la pression d'une histoire à la pression déjà très présente du genre, celui du film noir. Film codé, donc, et dont les codes sont tout ce qui emprisonne le personnage, retournant contre lui tous ses gestes. Au passage, d'ailleurs, quoi de mieux que la folie pour faire un film noir, c'est-à-dire un film où toute action du personnage pour sortir de l'asile est interprété comme confirmation de sa folie? En général, le héros de film noir construit sa culpabilité en voulant prouver son innocence: ici Teddy Daniels construit sa folie en essayant d'y voir clair.

C'est dans la peinture de la folie, aussi que Scorsese surprend, puis déroute. Déjà par son usage du flashback, puis dans ces tableaux, souvenirs, rêveries et hallucinations. Les strates d'images se multiplient, épaississant le mystère au lieu de le mettre au jour. Il y a en fait une complexité du regard, dans ce Shutter Island, qui frise parfois la complication - peut-être est-ce l'histoire d'origine de Denis Lehane -, à laquelle Scorsese ne nous avait pas habitué. Se distille, à travers ce labyrinthe, un sens diffus de la culpabilité. Tout ce que nous avons décrit, tout ce poids de la nature, de l'histoire du cinéma et de l'histoire tout court - Dachau - semble peser sur les pauvres épaules du personnage de Leonardo Di Caprio, et teinter son regard d'une ineffable culpabilité.

Car il est question, en effet, de conscience et de point de vue, dans ce Shutter Island. Mais là où l'examen de conscience de Raging Bull avait l'évidence du crochet bien envoyé, la culpabilité de Teddy Daniels est filandreuse, se voile et se dévoile à travers des cauchemars symboliques, des tabous et des totems, des signes à déchiffrer. Et bien sûr toutes ces scènes, ont moins d'intérêt dans ce qu'elles cachent ou révèlent, que dans l'indistinction qu'elles imposent, provisoirement, entre la conscience et la folie.

Le dessin de Sylvain:
Un vent de folie dans le monde de Scorsese



vendredi 26 février 2010

Le top des années 2000 chez Nightswimming

David Lynch en première place pour Mulholland drive
Gus Van Sant et son Elephant deuxième
Woody Allen un peu vexé de sa troisième place pour Match Point



Clin d'oeil au classement de Nightswimming, qui a relevé le défi de recueillir et synthétiser les top années 2000 de la blogosphère cinéma, c'est non sans fierté que je mets pour la première fois en ligne un dessin de mon ami Sylvain, qui va collaborer à ce blog, selon une régularité encore à définir.
Voir aussi le classement des rédacteurs de Kinok et l'excellente analyse d'Inisfree à propos du classement Nightswimming.

mardi 23 février 2010

Pascal, les femmes et le chanturgue - Ma Nuit chez Maud, d'Eric Rohmer


Dans beaucoup de ses films, Rohmer est le cinéaste de la diversion. Lui seul sait, comme dans Pauline à la plage, opposer le discours à la vie, nous faire entendre des paroles tout en disant autre chose. Lui seul, encore, sait, comme dans La Boulangère de monceau, ménager de l'inattendu, installer le temps pour amener le contre-temps. Détourner l'attention pour mieux montrer en retour. En un sens le badinage des personnages rohmeriens est une diversion à ce qui importe vraiment dans les situations données - ou l'inverse, peut-être: les grands thèmes finissent toujours par nous ramener au badinage et à l'instant présent.

Mais dans Ma Nuit chez Maud, une nuit qui gravite autour de Pascal, c'est du divertissement qu'il s'agit. L'expression en est donnée le plus simplement du monde au début du film: dans une église clermontoise, plan frontal sur l'autel et le prêtre qui célèbre la messe, bientôt contrebalancé par des regards furtifs vers le gracieux profil de la voisine. Reste à savoir où est la contemplation et où est la diversion. Toujours cette question de la présence: où est la présence réelle?

Et le mérite de Rohmer, en l'occurrence, est de n'être pas univoque. Dans le débat sur Pascal, le personnage de Jean-Louis Trintignant se refuse au jansénisme: impossible de rejeter tout divertissement, impossible de rejeter les femmes, le Chanturgue, ce "bon vin des familles auvergnates, catholiques et franc-maçonnes"! Ainsi pas de catholicisme, selon lui, sans présence impure au monde. Présence charnelle, aussi, puisqu'on le voit tenté par la franchise et la bonhommie de Maud. Le voici obligé de justifier sa conduite passée, sa contradiction présente, à mesure qu'il joue le jeu de Maud. Il lui sera reproché finalement d'être lui-même le janséniste, de s'agripper à une illusoire pureté - "la blonde" -, ainsi qu'aux convenances, pour refuser de savourer l'instant.

L'opposition entre les deux femmes - la blonde aérienne et la brune charnelle - gagne cependant en ambigüité à mesure qu'avance Ma Nuit chez Maud. On s'aperçoit que l'apparition est prise, elle aussi, dans le temps, dans le divertissement - et elle a un passé. C'est au fond avec la brune charnelle que notre personnage d'ingénieur aura eu la relation la plus pure et la plus terrestre. A elles deux, elles forment en tout cas un émouvant portrait de la grâce féminine.

samedi 20 février 2010

La Boulangère de monceau & La Carrière de Suzanne, d'Eric Rohmer - chroniques de l'inattendu



De ce petit film qu'est La Boulangère de monceau, qui ne dure qu'une vingtaine de minutes, on retient que dès ses premiers pas de cinéaste - dès son premier conte moral - Rohmer a essayé de saisir la temporalité comme telle, sans se laisser obnubiler par une iconographique statique ou par une action en fuite. Selon le procédé qu'il reprendrait dans La Collectionneuse, le héros est aussi narrateur de l'histoire, donnant des airs de chronique ou de nouvelle à cette histoire, plus que de conte. Le temps, dans La Boulangère de monceau, c'est le rituel, la répétition. Tout d'abord la régularité des rencontres avec une jeune fille inconnue, qui se trouve brisée le jour où il la heurte et lui adresse la parole. Pour la retrouver, il s'impose de nouvelles règles, bientôt transformées en habitudes, et qui passent par un saut à la boulangerie, pour acheter toujours le même sablé - toujours en échangeant des regards avec la boulangère. Petit à petit, l'objet de ces promenades solitaires se déplace: il cherche moins à retrouver sa beauté mystérieuse qu'à réussir son passage dans la boulangerie. Cette boulangère, c'est l'action du temps, c'est le rituel qui se substitue à l'apparition. Mais Rohmer manie aussi la rupture, dans une sorte d'anti-morale au conte: tout ce rituel lui aura en fait servi, sans le savoir, à faire sa cour à l'autre jeune fille, la première apparition - et à lui rendre son culte. Dans La Boulangère de monceau, nous avons déjà un Rohmer qui sait manier subtilement l'attendu et l'inattendu, donnant au temps l'allure familière et surprenante des rues parisiennes.



De La Carrière de Suzanne, un peu moins séduisant, on retiendra surtout le sourire fuyant de Suzanne, qui cristallise une autre relation au temps - celle des situations trompeuses et des carrières indéchiffrables.

mercredi 17 février 2010

Fantastic Mr Delerue

Entre les décors de François Truffaut et les maquettes de Wes Anderson, il y a le Grand Choral, de George Delerue, et l'hommage au cinéma d'artisans.

mardi 16 février 2010

Tarantino - le cinéma au feu de la dérision

Peut-être que l'une des voies de sortie aux éternels débats sur Tarantino serait d'admettre une fois pour toute qu'il fait dans le comique. Du comique où le rapport aux choses est tellement fantasmé - passé au tamis si resserré des registres et références - que c'est la dérision généralisée qui l'emporte. C'est probablement dans Inglourious Basterds que ceci ressort le plus. Car Tarantino est arrivé à un point où, non seulement il manie la référence générique, historique, cinématographique à tour de bras, mais il semble se mettre à porter sur lui-même, ou du moins sur le cinéma tel qu’il le pratique, un regard amusé, à la limite de l’ironie. Si bien que tout film de genre passé à sa sauce risque bien de n’être finalement que comédie. Inglourious  basterds n’est pas pour autant une parodie de film de guerre : le film fonctionne par lui-même, c’est un système autonome, tout ironique qu’il puisse sembler. Et c’est précisément ce point qui donne envie de croire dans la nouvelle boufonnerie de Trantino, et même, pourquoi pas, d’essayer de le prendre au sérieux quand il parle à travers son personnage : « this might be my masterpiece ». 
(...)
La chronique DVD en entier chez Kinok

vendredi 12 février 2010

La Collectionneuse, d'Eric Rohmer - qui collectionne qui?


La Collectionneuse, d'Eric Rohmer, s'ouvre par de petites séquences de prologue. C'est un film qui commence par des petits bouts de films. Lorsqu'il s'agit de nous présenter Haydée, le personnage féminin central, la caméra s'arrête aux jambes, au ventre, aux épaules. Voilà un film qui, avant même de nous parler d'une collectionneuse, semble déjà collectionner des moments, des personnages, des parties du corps féminin.

La caméra se ressaisit vite, et bientôt la narration prend le dessus. Car La Collectionneuse présente l'originalité d'être une histoire racontée par un narrateur en voix-off. Le narrateur est aussi le personnage principal, Adrien, qui passe l'été avec son ami Daniel dans une maison provençale. Adrien s'est donné pour but d'élever son oisiveté jusqu'au vide le plus absolu. Le "je" qui s'affirme dans la narration est tout d'un bloc: tout ou rien, rien plus que tout. Paradoxalement, les moments où le narrateur expose son attirance pour le vide, et la nécessité pour cela d'avoir une existence disciplinée - monacale, comme il le dit lui-même - ces moments sont ceux qui expriment la meilleure plénitude, dans des plans de contemplation pure que je ne connaissais pas à Rohmer. De l'eau qui coule dans les algues, comme dans un Tarkovski.

Quand Haydée vient troubler ce vide, avec son comportement frivole - sa collection de jeunes hommes qui, tous les jours, viennent la chercher en voiture - c'est à nouveau les discours qui sont contredits, un comportement qui s'impose dans l'aura de son arbitraire. Avec Haydée, voici à nouveau le réel fragmenté, insaisissable, imprévisible. Tout l'enjeu sera, pour Adrien et son ami Daniel, d'interpréter cette force mystérieuse. Collectionne-t-elle parce qu'elle n'est jamais satisfaite, ou collectionne-t-elle dans une direction précise? Adrien finit par dire: "J'ai trouvé la définition de Haydée, c'est une collectionneuse. Haydée, si tu couches à droite et à gauche comme ça sans préméditation, tu es l'échelon le plus bas de l'espèce, l'exécrable ingénue. Maintenant si tu collectionnes d'une façon suivie avec obstination, bref si c'est un complot, les choses changent du tout au tout."

Au fond, Adrien est plus collectionneur qu'Haydée. Haydée éparpille, opacifie le sens des choses, quand Adrien recueille, compare - collectionne. Il y a dans le comportement d'Adrien une confrontation au mystère, qui ne passe plus par le vide, comme il le voulait au départ, mais par le recueillement, la récollection, qui est autant désir de comprendre que désir tout court. Pour cette raison, La Collectionneuse fait penser à L'Homme qui aimait les femmes de Truffaut: le narrateur n'arrive plus à savoir s'il est sujet ou objet du désir, il oublie ce qu'il cherche à mesure qu'il avance.

Fantastique, monsieur Renard


Ce qu'il y avait de bien, dans les Wes Aderson récents (La Vie aquatique, A bord du Darjeeling), c'était que le découpage des séquences était remplacé par un découpage de l'espace. Au lieu de compartimenter le flux de l'intrigue dans un montage, la caméra d'Anderson filmait, fluide, les compartiments eux-même, des plans à l'état concret. Aussi, des cabines du bateau de La Vie aquatique aux wagons de Darjeeling, voyait-on se développer une esthétique de la maquette. Une esthétique du maquettiste, plutôt, puisque l'intérêt était autant dans ces plans, des tableaux presque immobiles, que dans la façon dont la caméra traversait les murs, passait d'une pièce à l'autre, donnant de l'épaisseur, du souffle, une direction ou au moins une mobilité à l'ensemble.
Avec Fantastic Mr Fox, la démarche est radicalisée, car c'est littéralement à une maquette en mouvement que nous avons affaire. Anderson s'offre la possibilité de créer de toute pièce cet équilibre qu'il poursuivait, au moins dans ses deux précédents films: un jeu entre le dynamique et le statique. Sauf qu'il ne s'agit plus, ici, de loger la vie dans des tableaux, mais d'animer des objets sans vie. En un sens, c'est parce qu'il part de zéro qu'Anderson livre dans ce film en stop-motion une proposition fondamentale pour son cinéma, laissant libre court à son imagination, faisant surgir le mouvement de nulle part, en réponse au défi simplissime de l'animation.

Mais comme Wes Anderson ne réinvente pas à lui seul l'animation - sauf à dire qu'il en fait définitivement un art branché - il faut bien se demander quel est l'intérêt de ce fameux équilibre, de cette fameuse griffe de maquettiste. Tout d'abord, le dialogue entre le mouvement et son contraire est prétexte à bien des subtiles mixtures entre la sauvagerie et le dandysme, le désordre et la chorégraphie, l'instinct et - comme il se doit - la ruse. C'est sur ces faux antagonismes que repose l'humour d'Anderson, particulièrement quand le rythme est censé s'accélérer, et que même la vitesse semble avoir la morgue et la raideur de l'immobilisme. Il y a enfin une tension, dans Fantastic Mr Fox, entre le film civilisé, illustratif - le film est clairement conçu comme une illustration du livre pour enfant de Roald Dahl - et quelque chose de plus sauvage, quand par exemple les animaux perdent leurs expressions humaines pour se battre ou dévorer un poulet. D'ailleurs, l'instant le plus gracieux - où Anderson pousse ces paradoxes jusqu'à une forme de magie - est celui où Foxy verse une larme en apercevant au loin un loup - comme dans La Vie aquatique, l'hommage ému de la civilisation à la noblesse muette de l'animalité.

mercredi 3 février 2010

Pauline à la plage, d'Eric Rohmer - un film expérimental



Pauline à la plage est l'histoire de vacances passées en Normandie, au bord de la mer. Marion et Pauline sont cousines, l'une est adulte, l'autre est adolescente, et toutes deux s'apprêtent à vivre dans ce séjour un apprentissage des sentiments. Rohmer parvient très bien à donner au temps de vacance les apparences d'une expérience édifiante. Nous sommes dans un lieu précis, l'histoire a une clôture: un début et une fin - le portail qu'elles ouvrent au début et ferment à la fin. Le format est donc précisément défini, malgré la légendaire souplesse de mise en scène de Rohmer. Tout commence par un débat sur l'amour, où chacun décrit sa vision, raconte ce qu'il a vécu et qu'il espère. Tout se termine par un bref bilan, au moment de partir.

En fait, Pauline à la plage est un film expérimental. Rohmer laisse les personnages poser des hypothèse, puis nous montre ensuite comment ça se passe dans la vie concrète. Et l'expérience dépasse vite les théories d'origine, ou du moins en teste sérieusement les limites. Parce que Rohmer, qui a l'air de faire sans cesse parler ses personnages, ne fait réellement que les mettre en scène, dans de plans toujours travaillés, qui mettent en péril le naturalisme apparent. C'est à ce moment que les personnages prennent vie, de la langue du discours vers le pur badinage, comme pour faire mentir tout ce qui a été posé d'entrée de jeu, dans le débat.

Marion, le personnage d'Arielle Dombasle, attendait un amour vrai au premier regard, elle se retrouve piégée dans une idylle éphémère; Henry, l'ethnologue séducteur et sans attache, qui critique le mode de vie bourgeois, a dans la situation d'adultère le comportement bourgeois par excellence; Pauline, enfin, qui dénigrait ces histoires d'adultes, se laisse prendre au jeu de l'amour et du hasard. Il en reste un que je n'ai pas cité. Pierre, celui qui a vu la vanité de l'amour, croit dans un sentiment qui se construit en regardant l'avenir. Derrière ses pesantes assiduités de soupirant jaloux, il a les interprétations les plus justes. Et pourtant il est le plus malheureux, le plus insatisfait. L'amertume lui a enlevé toute beauté. Probablement qu'il a tort d'avoir raison et que les autres ont raison d'avoir tort: voilà qui ferait un bon proverbe à cette comédie.


mardi 2 février 2010

Uniforme et Jupon court - la première comédie hollywoodienne de Billy Wilder


Le périple de Sue Applegate, dans Uniforme et jupon court (The Major and the Minor), commence par un comique de situation. La voici faisant la fillette pour un billet demi-tarif vers New-York. Ginger Rogers a ainsi douze ans pour les contrôleurs et, au passage, pour le Major Kirby, qui accueille et héberge dans son compartiment cette gamine apeurée. Ce que nous propose Billy Wilder, dans son premier film hollywoodien, est dans la tradition de ces comédies américaines où les personnages sont détournés de leur trajectoire par des situations incongues - c'est le léopard que se coltinent Gary Grant et Katharine Hepburn dans L'Impossible monsieur bébé, de Hawks: il est là et il faudra faire avec.

On peut dire la même chose pour la Ginger Rogers de douze ans: on ne comprend pas trop ce qu'elle fait là - et à vrai dire elle n'est pas bien crédible en fillette -, mais on finit par s'en accomoder, puis par savourer cette loufoquerie sans rapport avec l'itinéraire initial. C'est qu'il y a une naïveté dans ce film, qui commence comme l'air d'enfant de Sue, un peu emprunté, pour teinter finalement l'athmosphère de comédie. Le sentiment ambigu, qui naît entre "Susu" et le Major, est distillé dans les détails, en nuances. Uniforme et jupon court est une fantaisie qui se laisse prendre à son propre jeu, comme une Ginger Rogers qui deviendrait vraiment fillette.

Bien sûr, ne voir que ça, c'est être aveugle comme le Major Kirby. C'est ignorer le nez au milieu de la figure: le déguisement et les mines enfantines de Sue. Il y a ces petits instants géniaux, ou Ray Milland (qui joue le major), cligne des yeux, regarde la jeune fille de biais, vérifie qu'il a bien celle qu'il croit devant lui. Le doute le saisit, en même temps que les sentiments. Il nous suffit à nous aussi d'adopter un regard oblique, pour voir dans la comédie un troublant érotisme du mélange des âges, de même qu'il y aurait plus tard, dans le Wilder de Certains l'aiment chaud, un érotisme du mélange des genres - et le même jeu un peu vulgaire sur la promiscuité des compartiments couchettes...

Ces ambiguïtés ne produisent pas seulement de l'érotisme, mais donnent aussi une tonalité oppressante à l'univers créé autour de Susan Applegate. Si la jeune femme est déguisée en fillette, c'est en face d'elle un régiment d'officiers pré-pubères en uniforme qui emploie toute sa stratégie militaire à lui faire des avances. De là viennent les meilleurs moments, et les plus inquiétants, de Uniforme et jupon court: dans un même mouvement une femme fait la fillette, des garçon, avec leurs grades et leurs uniformes, ont l'air de singer une armée d'adultes, et tout ce petit monde se retrouve infantilisé par un désir régressif. Bref, c'est quasiment un portrait de la société moderne que l'on voit se profiler dans cette première comédie de Wilder, comme si, plusieurs années avant Sunset Boulevard, il avait voulu faire avec une comédie ce qu'il ferait avec un film noir.