vendredi 18 novembre 2011

Cinq questions sur le numérique

C'est le grand truc du moment : le numérique. Entre autres épisodes (des articles de Trafic que je n'ai pas lu), Guillaume Orignac sort un livre intitulé David Fincher ou l'heure du numérique, et les Cahiers du Cinéma un dossier "Adieu 35", sur le passage du 35 mm au numérique. L'actualité cinématographique n'est pas en reste. Voici donc, dans le désordre, quelques questions qui se posent d'elles-mêmes à la suite de ces textes et de ces échanges. Aidez-moi, je n'ai pas les réponses !


1. Est-ce que le numérique change le cinéma ontologiquement ?
LA question. En gros, le problème se présente de la manière suivante. Pour les penseurs qui se sont coltinés la question ontologique, le propre du cinéma est d'être le premier art où la réalité se présente d'elle-même au regard. Bien sûr, cette éclosion du réel à l'écran est impossible sans un point de vue, sans des choix de mise en scène - mais il y a toujours, à un moment donné, cette opération chimique qui fait que quelque chose s'imprime sur la pellicule. De Bazin à Tarkovski en passant par Rohmer et Mourlet, les théoriciens en question ont fait de la mise en scène un hommage à ce qui se révèle du monde : son rythme, sa profondeur, ses créatures. Le cinéaste est libre de montrer ce qu'il veut, mais il est paradoxalement libre dans le mesure même où il est obligé, contraint. Parce qu'il est libre, il doit montrer quelque chose par son geste. Comme dit Mourlet : "Modeler cet univers pour toujours plus de beauté, certes, mais que ce soit le jaillissement de la beauté possible, en pressant le réel comme un fruit." Le cinéaste a beau disposer d'un éventail de leviers, qui lui permettront de montrer les choses de telle ou telle manière, ses actes et ses choix tendront vers cette évidence première que son cinéma repose sur ce qui est. Avec le numérique, c'est différent. Avec le numérique, il n'y a plus d'opération magique : le monde est codé, puis décodé. Les apparences ne viennent plus se figer sur la pellicule, elles sont immédiatement interprétées, puis entrées dans la machine. Le socle irréductible est réduit, la réalité incompressible est compressée. La question, du coup, devient la suivante : la transition du numérique implique-t-elle une évolution quantitative - en multipliant ou en approfondissant simplement les leviers sur lesquels la mise en scène peut jouer - ou une évolution qualitative - c'est du cinéma, mais ce n'est simplement plus le même cinéma : sa définition n'est plus la même, ses fins ne sont plus les mêmes.

2. Si oui, comment penser ce qui se créé à la place ?
Il ne s'agit plus, dans ce cas, de s'enthousiasmer sur des technologies offrant enfin au cinéma toutes ses possibilités, ou à l'inverse de s'attrister de ce que le cinéma authentique, celui de la pellicule imprimée, soit définitivement perdu. Demandons-nous plutôt ce qu'est ce nouveau cinéma. L'angle adopté par Guillaume Orignac dans son livre sur Fincher est original. Qu'est-ce que le cinéma, à l'époque Fincher, a de nouveau ? Ce que montre l'auteur, c'est que cette manière de figer et de fluidifier par le code - la qualité précisément numérique de ce cinéma - devient dans les films de Fincher un principe du monde moderne. Ce cinéma est manipulable, mortifère parce qu'il créé de toute pièce des mouvements, des gestes, une vie. Mais il représente en cela fidèlement un aspect du réel dans lequel nous vivons. Le livre d'Orignac permet en somme de se frotter à la question, mais dans le prisme des films de Fincher.

3. ...Est-ce à travers l'œil du spectateur ?
Peut-on penser la radicalité du cinéma numérique, son essentielle bifurcation, à partir de l'expérience de spectateur? Que l'image soit digitale ou analogique, qu'est-ce que cela change au fond pour celui qui regarde ? Le commun des mortels ne sait pas forcément si le film est projeté en pellicule ou en numérique, et il ne sait pas forcément non plus si le film a été tourné en caméra numérique. Dans le numéro de novembre des Cahiers du cinéma, Stéphane Delorme formule cette objection à Guillaume Orignac : peu importe si les ruelles d'Harvard, dans Social Network, sont recréées numériquement : le spectateur ne s'en rend pas compte. A mon sens, il oublie un point précis. Ce qui est fragilisé dans le processus, c'est la foi du spectateur. Sa confiance en ce qui se montre à l'écran. Quand tout sera en numérique, il saura de toute manière que le plan est un artefact pur et simple. Le contrat tacite entre le cinéaste et le spectateur, cette suspension of disbielief appliquée au cinéma, est-elle donc faite pour être mise à mal ? Sur quel socle le spectateur pourra-t-il s'appuyer pour croire et pour vivre ce qu'il voit ? Dans son livre, G. Orignac pose différemment le problème. Pour Fincher, il semble y a avoir dans l'image une ambivalence essentielle. Entre la reproduction et la manipulation. Entre la représentation et le piratage. Le cinéaste baigne lui-même dans ce double jeu : publicitaire un jour, dénonciateur de la société de consommation un autre jour (cf. Fight Club). Pour ma part, c'est toujours ce qui m'a un peu énervé chez Fincher, mais à la réflexion, c'est là-dessus, dans cette notion de jeu manipulé/manipulateur, que repose le talent du cinéaste.

4. ... Est-ce à travers le processus de fabrication du film ?
Les Cahiers du Cinéma explorent cette piste en interviewant différents protagonistes de la chaîne de production. A y regarder de trop près, on perd un peu de vue les différences essentielles. Dans la fabrication d'un film, la proportion entre ce qui se passe pendant le tournage et ce qui se passe après est totalement bouleversée. Jusqu'à quel point Spielberg, pour son Tintin, a-t-il eu besoin de faire un vrai tournage ? Quelles dimensions de la réalité lui a-t-il fallu insuffler dans son film pour parvenir à une telle maestria de montage, de transitions spatiales et temporelles, de reflets, de couleurs et de matières ?

5. L'avenir du numérique est-il dans la performance capture ?
C'est la question subsidiaire, et pourtant c'est une question qui semble incontournable : que devient le jeu d'acteur avec le numérique ? Le problème est posé avec une belle simplicité dans Real Steel : la performance capture serait-elle la dernière manière, à travers le geste d'origine, le mouvement épuré, de retrouver cette magie perdue de l'ancien cinéma ? De faire en sorte que le cinéma numérique soit encore inspiré, entraîné dans un élan qui ne soit pas une force d'inertie ?

Si vous en avez marre des questions, et que vous voulez des textes un peu plus conséquents sur le même sujet, allez voir ici, , ou bien , ou bien encore .

5 commentaires:

  1. A défaut de pouvoir vous aider à trouver les réponses à vos questions j'allais vous proposer le lien de l'article de Pierre Cormary avant de voir que vous l'aviez placé en fin d'article...

    Un sujet passionnant donc, porteur d'interrogations philosophiques encore balbutiantes.

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  2. McLuhan distinguait les média chauds, comme le cinéma, des média froids, comme la télévision. Bien que la distinction entre les deux types ne soit pas stricte et fasse l'objet de nombreux débats, elle se comprends bien dans le cas du cinéma et de la télévision. D'un côté, un média intimiste (le spectateur est seul face à l'oeuvre), la lumière est projetée sur une toile tendue dans le noir. Le spectateur doit lever les yeux pour accéder à l'oeuvre, précisait McLuhan. De l'autre, un média-objet-meuble, source de sa propre lumière, comme une banale ampoule. On pourrait observer la numérisation du cinéma comme un refroidissement de ce media.

    En ce qui concerne les questions sur le chaîne de production - et les influences sur le contenu - il y a ton ami Polnareff qui aujourd'hui déclare regretter le 45 tours qui lui demandait bien moins de travail : http://www.lefigaro.fr/musique/2011/11/20/03006-20111120ARTFIG00230-polnareff-je-regrette-l-epoque-du-45-tours.php
    Le format 45 tours ne contient que 4/5 titres, contrairement au format "album", né avec le 78 tours et prolongé avec le CD, qui contient un minimum de 12 chansons.

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  3. Bon, je réponds enfin et dans l’ordre des questions, ce qui ne va pas sans des apparences de contradiction.

    1/ Non, je ne crois pas que le cinéma change sur un plan ontologique. Ce qui est par contre vrai, c’est que l’édifice bazinien n’a plus qu’une valeur historique (lié au néo-réalisme), ou alors, si on souhaite le maintenir coûte que coûte, il faudrait dire que le cinéma numérique n’est pas du cinéma (position adoptée par certains, cf le dernier numéro de Trafic). Ma position est que le cinéma numérique reste toujours du cinéma, parce qu’il n’est pas fondé sur une présence médiatisée du réel mais sur son dédoublement. Ce dédoublement n’est possible que par le biais du réalisme mimétique qui est une forme de croyance : je sais que c’est faux, mais je me le donne pour vrai le temps de la projection (et plus si affinités quand on devient un cinéphile obsessionnel).


    2/ Une fois acquise cette reconduction du réalisme mimétique (et donc de l’illusion cinématographique), que faire du numérique, en dehors de simples questions pratiques ? A l’image (et pour Fincher), deux choses : mêler les signes, les graphies et les codes aux figures plastiques habituelles, ce que ne permettait que très sommairement le cinéma analogique ; donner l’illusion parfaite des gestes à des corps imaginaires alors que chaque spectateur pouvait auparavant faire la distinction entre une figure mécanique et une autre humaine. Par l’usage massif du code informatique, ces puissances inertes (la machine, l’artefact) viennent se mêler à nos vies.

    3/ Pour la plupart des spectateurs (mais pour les professionnels aussi, confrontés aux projections numériques de films analogiques), l’indistinction perdure entre analogique et numérique. Et pour une bonne raison : seule compte la magie du réalisme mimétique. D’un côté, Fincher appuie à fond sur cette indistinction : ses films ne font pas toujours assaut démonstratif concernant la composition de leurs images. Zodiac est bourré de faux arrière-plans alors qu’on jure le film hyper-réaliste. Mais justement, c’est là que s’exhibe discrètement la nature machinique du monde que voit Fincher. Par quelques plans impossibles, rigidement composés, il trouble notre regard de spectateur. Entre les films modernes du Nouvel Hollywood et ceux contemporains de Fincher, on sent bien que quelque chose s’est installé : un regard sans vie, des gestes sans performance, des corps sans affects. On le sent, mais ça n’est plus désigné, à quelques exceptions près.

    4/ Là, on quitte un peu le terrain de Fincher qui tient absolument à maintenir une indistinction têtue entre tournage et post-production, humanité et machine. Il y a toujours chez Fincher l’enregistrement d’une performance ( tirant vers le machinique, la centaine de prises n’est pas rare chez lui) mêlé à un processus de recréation (tirant vers l’humain, par une recherche du pli sur le visage ou de l’émotion vocale dans un corps factice). Fincher ne veut pas la sortie du cinéma vers l’animation, il cherche à les faire dialoguer, parce que notre existence est désormais un dialogue où nos émotions circulent entre les plans organiques et les interfaces numériques.

    5/ Là, je me demande plutôt si la performance capture n’est pas une étape transitoire avant liquidation du geste humain dans un simple processus de recomposition vague de notre humanité. Real Steel illustre l’étape (on remplace la chair humaine sur le ring de l’écran, mais on conserve les corps en coulisse) en signifiant que c’est le seul moyen de conserver les émotions humaines. En est-on si sûr ? Après tout, Pixar est déjà rendu à l’étape suivante, se contentant de rappeler notre humanité à travers ses productions culturelles. Le musée, comme dernier garant de nos émotions.

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  4. Merci Sylvain, Guillaume et puritains sauvages pour vos réponses et vos remarques !

    Quelques répliques aux réponses des Puritains Sauvages :

    1) Je suis d'accord avec l'idée de croyance, de vérité comme contrat. Mais à mon sens cet acte de foi n'est jamais acquis, et il ne va pas de soi qu'il soit automatiquement reconduit avec le numérique. Pour garder un fondement, cette croyance demande à être bousculée et le pacte avec le spectateur demande à être renouvelé. Ma question, du coup, serait : sur quoi le numérique peut-il s'appuyer pour susciter à nouveau la merveille, s'il est définitivement entendu qu'il n'y a pas de "présence médiatisée" ? Car même s'il n'y a pas vraiment présence, il faut bien, à un moment, faire "comme si" ! Je suis prêt à admettre que l'édifice bazinien n'est plus qu'historique, mais alors à quoi va ressembler le nouvel édifice ? A mon sens, cette magie vraiment propre au numérique reste à définir. Il y a eu le mythe de la présence, quel sera le mythe du dédoublement ?

    3) En un sens, cette réponse rejoint la première question. J'ai l'impression que Fincher, avec son indistinction analogique/numérique, joue avec le savoir et les croyances du spectateur. C'est à la fois la grande subtilité de son cinéma, et ce qui ne le rend pas forcément aimable à mes yeux. Il trouble notre regard en effet, mais on se sent comme le personnage de The Game : c'est sans fin. Vers quoi tend le cinéma de Fincher ?

    Voilà voilà.

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  5. Encore une piste de réflexion, un peu éloignée du coeur du sujet mais néanmoins pertinente il me semble :

    http://socialmediaclub.fr/2011/12/reaction-detienne-candel-le-reel-nouveau-terrain-de-jeu/

    "[Il faut] se débarrasser d’une illusion, celle de croire que les concepteurs de textes numériques composeraient, avec leurs ordinateurs (et autres outils), des “mondes digitaux”, du “virtuel”, un “hors-monde”, un “méta-monde”… vous écrivez, nous écrivons des textes, qui font référence à “du monde”, et qui peuvent être des appels à l’action."

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