"Les pratiques qui facilitent la mise sous hypnose ont une valeur érotique : manipulations douces comme des caresses; parole suggestive et en même temps tranquilisante ; "regard fascinant"; parfois, une certaine violence impérative de l'expression et de la voix. Quand des femmes sont hypnotisées, il est fréquent qu'au moment où elles s'endorment ou dans le moment qui suit le réveil, l'hypnotiseur reçoive ce regard tremblant si caractéristique de l'excitation ou de la satisfaction sexuelles."
José Ortega y Gasset, Etudes sur l'amour
Amanda (1938) de Mark Sandrich et Le Pirate (1948) de Vincente Minnelli ont au moins un point commun : les deux comédies musicales font intervenir l'hypnose à un moment de leur intrigue. Dans le premier cas, c'est le personnage de Fred Astaire, psychologue, qui veut par ce moyen guérir une jeune femme (Ginger Rogers) du peu de sentiment que celle-ci éprouve pour son fiancé. Dans le second cas, le personnage de Gene Kelly est un saltimbanque qui par un numéro de magie veut pousser la jeune Manuela (Judy Garland) à lui déclarer sa flamme. Dans les deux films, l'usage de l'hypnose se fait à des moments clés du récit, et révèle quelque chose de ce qui lie l'amour, le rêve et la danse dans la comédie musicale hollywoodienne.
Dans l'une de ses Études sur l'amour, José Ortega y Gasset compare l'amour à l'hypnose, les deux états procédant d'une semblable diminution de l'attention, une focalisation obsessionnelle sur un objet unique. L'être aimé exerce en amour un magnétisme comparable au pendule agité devant les yeux de l'hypnotisé. Les deux films font jouer l'analogie : il y a une hypnose littérale à laquelle est soumise l'héroïne, et une hypnose plus figurée qui est celle de l'amour, aveuglant Ginger Rogers dans le premier film et Judy Garland dans le second. C'est une équation très simple de la comédie musicale qui fait correspondre l'enchantement des corps à une obsession fétichiste pour l'être aimé. La danse est ce mouvement hypnotique qui plonge la femme amoureuse dans le songe : l'une rêve de Fred Astaire en partenaire idéal, l'autre de Gene Kelly en pirate romantique prêt à l'enlever.
Cette mécanique du sentiment amoureux porte avec elle une situation de domination érotique : l'homme est cet objet presque divin du désir auquel la femme n'a plus qu'à s'abandonner totalement. Ce n'est pas un hasard si le personnage de Gene Kelly dans Le Pirate s'appelle Serafin, il ressemble au voleur de Yolanda and the thief (Minnelli, 1945) déguisé en ange pour tromper une jeune fille riche et pieuse. D'une certaine manière, l'amour est toujours l’œuvre de l'homme, qu'il soit le futur mari, le séducteur ou le psychanalyste : c'est lui qui manipule et qui tire les ficelles. Le traitement réservé au personnage de Ginger Rogers dans Amanda est même assez violent. Au début du film, Fred Astaire plaisante sur ces femmes qui ne savent pas ce qu'elle veulent et qui ont simplement besoin de bonnes fessées - traitement qu'Amanda finira en gros par subir, après avoir été la marionnette d'expériences multiples. Et pourtant, bien qu'expression ultime de cette violence masculine, les séquences d'hypnose s'avèrent être, dans les deux films, des moments où le corps des actrices s'émancipe. Il y a là un délicieux paradoxe, un retournement du désir : le pouvoir hypnotique de l'homme - son corps, sa voix - a l'effet inattendu de libérer la femme au lieu de la contraindre. Possédée, la danseuse peut devenir elle-même et la chanteuse peut donner de la voix.
En somme, la magie vient moins de l'hypnose elle-même que de sa part d'échec : Ginger Rogers tombe amoureuse de Fred Astaire parce que ce dernier n'a pas réussi à en faire une fiancée aimante; et c'est malgré ses tentatives de séduction que Judy Garland succombe aux charmes de Gene Kelly. L'alchimie vient bizarrement d'une erreur sur la personne, et, par là, d'un transport inopiné offrant au regard une scène nouvelle. On tient ici un principe narratif de la comédie musicale, qui utilise le quiproquo pour rassembler les couples après les avoir séparés, schéma vaudevillesque qui sert de trame à presque toutes les films RKO de Mark Sandrich (par exemple Top Hat ou l'Entreprenant M. Petrov). Mais c'est Vincente Minnelli qui a le mieux tiré les conséquences esthétiques de cette idée d'erreur providentielle, en faisant du transfert de l'attention le moteur de la mise en scène. Brigadoon, Yolanda and the thief, Le Pirate : ses personnages se retrouvent dans des mondes à la fois clos et troués d'invraisemblables points de fuite. La plasticité du plan, son foisonnement, n'est possible que par une sorte d'épure du regard, focalisé sur un objet unique en perpétuel mouvement. Ce mouvement ne va nulle part : l'hypnose ne vaut plus que comme joie inconséquente de la traversée des mondes.
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