dimanche 30 septembre 2012

Des hommes sans loi, de John Hillcoat


Ce n'est pas totalement mauvais, Des Hommes sans loi. On y trouve une séduisante esthétique country, bien servie par le scénario et la musique de Nick Cave. John Hillcoat prend un évident plaisir à faire parler et s'égorger ces truands pouilleux du cœur de l'Amérique. Et surtout, c'est souvent beau comme des photos anciennes. La neige tombe, on voit les étoiles, il y a Jessica Chastain. Mais il y a aussi un problème. Le problème, c'est que tout ces éléments forment parfois un décor, au mieux une imagerie, mais jamais de la mise en scène. Le jeu de Tom Hardy est symptomatique de cette superficialité : il porte un chapeau, il est impassible, il miaule au lieu de parler et ça devrait nous suffire. 

On mesure les limites du personnage lors d'une séquence avec Jessica Chastain : alors qu'elle lui fait à demi mot une révélation importante sur la nuit où il a failli mourir, il s'en sort par l'une de ses remarques laconiques - tellement laconique que les spectateurs en rigolent. Le comique me semble ici une marque de faiblesse. On a l'impression que le personnage de Forrest Bondurant (Tom Hardy) est trop pauvre, trop mal incarné, pour assumer l'intensité dramatique de la séquence. 

Au fond, on pourrait résumer Des Hommes sans loi à sa belle photographie et à l'amour des belles fringues. Obsession que le jeune Jack Bondurant partage avec le grand méchant maniéré joué par Guy Pearce. Entre ce dernier qui n'arrête pas de traiter les Bondurant de bouseux et John Hillcoat qui fait de ces mêmes bouseux les dandy véritables, on cherche en vain le style qui ferait de cette petite histoire un grand film.

lundi 24 septembre 2012

Impossible présent, impossible présence

"What does the silver screen screen? It screens me from the world it holds - that is, makes me invisible. And it screens that world from me - that is, screens its existence from me. That the projected world does not exist (now) is its only difference from reality. (...) In viewing a movie my helplessness is mechanically assured: I am present not at something happening, which I must confirm, but at something that has happened, which I absorb (like a memory). In this, movies resemble novels, a fact mirrored in the sound of narration itself, whose tense is the past." Stanley Cavell, The World viewed, pages 25-26

Voir Laura d'Otto Preminger, c'est non seulement se dire encore une fois que le cinéma et la cinéphilie sont affaires de mort et de fantômes, comme cela a été bien rappelé ici (on pense aussi à Vertigo et à Sunset Boulevard), mais réaliser surtout que ces fantômes sont souvent ceux du passé. Explicitement ou non, le cinéma fonctionne sur l'invocation de souvenirs. Dans Laura, il s'agit des souvenirs dépliés par les interlocuteurs du détective Mac Pherson - "I shall never forget the week-end Laura died" - alors que l'héroïne est déclarée morte. L'apparition de Laura (je crois que c'est le bon mot) pourrait n'être que le fruit du mystérieux élan narratif qui s'est mué en rêverie dans l'esprit de Mac Pherson : il est hanté par des souvenirs qui ne sont pas les siens. Voilà une possible définition du cinéma, qui fait penser à ce qu'en dit Cavell : le film est ce mécanisme qui assure dans le même mouvement automatique (neutre, au sens où les souvenirs de Laura n'appartiennent pas à Mac Pherson, il ne la connaît pas) l'absence du présent et la présence d'un temps passé. Récemment, il nous a été donné un exemple particulièrement brillant de ce mécanisme dans Tabou de Miguel Gomes(1), dont toute une partie fonctionne sur le seul pouvoir magique du récit qui invoque.

En somme, Laura donne l'impression de récapituler parfaitement quatre propriétés du cinéma définies par Stanley Cavell dans le passage cité en début d'article :
1. Le cinéma est une projection automatique du monde
2. Le cinéma offre la possibilité au spectateur de s'absenter du monde projeté
3. Par la projection, le cinéma retire au monde son existence, ou plus exactement : ne lui retire que son existence
4. A travers le cinéma, c'est un monde passé qui est projeté

Passé plutôt que présent, absence plutôt que présence : le film arrive toujours trop tard pour capter le vif. La mise en scène ne peut que réanimer, ressusciter. Trois comédies américaines plutôt récentes, gravitant toutes plus ou moins autour de l'idée de la rencontre, du mariage et des souvenirs, ont su faire de cette impossibilité même l'expression du sentiment amoureux.

Dans Comment savoir de James L. Brooks il s'agit de ces scènes en perpétuel remodelage par les personnages eux-mêmes, et particulièrement de cette déclaration d'amour dans une chambre d’hôpital qui devait être filmée par le personnage de Paul Rudd et ne l'a pas été : le personnage de Reese Witherspoon prend en main la mise en scène de la séquence, demandant à chacun de jouer son rôle pour faire revivre les minutes précédentes. Cette scène fait écho à un passage de Broadcast News, du même J. L. Brooks, où le personnage de William Hurt, journaliste et présentateur vedette, est filmé versant une larme alors qu'il écoute la personne interviewée. L'authenticité de cette larme en contrechamp sera interrogée pendant tout le reste du film. Le "direct" peut-il avoir une quelconque importance au cinéma? Il semble au contraire que ces deux comédies sont fondées sur les joies et les malheurs de l'indirect : peu importe notre participation au moment, ce n'est pas là que le cinéma opère, mais dans l'effort que les personnages font pour se rappeler, transformer, re-créer les moments qu'ils ont vécus.

Dans Cinq ans de réflexion, Nicholas Stoller fait du présent le temps impossible, le temps invivable en amour comme au cinéma. En témoigne l'ouverture du film qui devrait être une scène de demande en mariage, mais qui rejoue à la place la séquence de leur rencontre. Comme si le moment n'était pas vivable autrement qu'en référence à un passé dont nos personnages partagent le souvenir idyllique. C'est ce côté indirect que l'amour a en commun avec le cinéma : le moment qu'ils vivent n'est que la projection du passé (la rencontre) et le bonheur dans le quel ils nagent est une  projection dans le futur (le mariage). Le film a un côté triste, et même assez sombre, quand le présent ne peut plus fonctionner comme une fabrique à souvenirs.

C'est dans ce genre de moment que Date Night, de Shawn Levy, vient cueillir les personnages de Tina Fey et de Steve Carell. Couple marié depuis des années, on les voit au restaurant regarder d'autres personnes, imaginer leur vie ou même imiter leurs discussions du coin de la bouche. Personnages comiques, ils le sont seulement dans la mesure où ils s'effacent, se contentent de regarder autour d'eux. Dans la première partie du film la tonalité comique est celle du retrait : deux spectateurs qui se cachent derrière un monde auquel ils n'appartiennent pas, deux rescapés du passé qui ne se reconnaissent pas dans leur présent.

Notes 
(1) Le film, que j'ai pu voir au festival Paris cinéma, sortira en décembre en France.

dimanche 16 septembre 2012

A plus dans le bus - The We and the I, de Michel Gondry

Quand on y repense, The We and the I est simple comme un exercice de maths.

Première opération : l'addition. Un lycéen plus un lycéen plus un autre et ainsi de suite. Ils vont chacun leur tour chercher leur portable, puis entrent l'un après l'autre dans le bus. A l'heure de la fin des cours et du début des vacances, le groupe n'est qu'un amas de visages disgracieux et de mesquineries lancées au hasard. Et comme toute unité de lieu est faite pour être contournée (en l'occurrence, ce bus dans lequel on est pendant tout le film), des saynètes au format smartphone viennent s'empiler en illustration des anecdotes ou des vantardises de chacun.

Deuxième opération : la multiplication. L'une des vidéos que nous avons vue - le cousin d'un des personnages qui glisse et tombe en entrant dans une cuisine - a son petit succès et se retrouve envoyée à tout le monde. On la revoit, encore et encore, démultipliée autant de fois qu'il y a de portables dans le bus. Ce mouvement de multiplication a le curieux effet de mettre un peu de chaleur dans le groupe. Ça interagit, ça discute, et un soutien-gorge rempli d'eau circule de mains en mains.

Troisième opération : la soustraction. Petit à petit, à mesure que les arrêts s’égrènent, le nombre des lycéens diminue. A l'horizon, comme dans un road trip, il y a l'illusion d'être plus vrai à la fin du voyage, dépouillé enfin de l'excroissance du groupe. Le "I" de la soustraction en réponse au "We" de l'addition. Zoom sur la poignée de personnages restants : une grande gueule qui n'en mène plus large, un discret qui sait ce qu'il veut et ce qu'il ne veut pas, une fille perdue et amoureuse.

Le résultat ? On voudrait avec Gondry partir du "We" pour arriver au "I", mais ça ne marche pas aussi bien que cela. La première partie est longue au démarrage et le principe de l'addition longtemps indigeste : on a la persistante impression que ces jeunes gens sont laids et qu'on nous les inflige en plusieurs exemplaires. Et si le principe de la troisième partie est séduisant - les personnalités qui se révèlent à mesure que le groupe se dissous -,  une espèce de maladresse dans les dialogues en fait quelque chose de légèrement moralisateur. Au fond c'est le milieu du film, son cœur - le moment où l'énergie circule vraiment - qui est réussi. Une électricité spéciale naît de cette surchauffe où les répliques sont répétées, les messages transférés, les vidéos rejouées.