lundi 21 mars 2011

Génie de Pixar, de Hervé Aubron

Chronique pour KINOK

Génie de Pixar, de Hervé Aubron, est un court livre à la fois stimulant et frustrant. Stimulant parce qu'il met des mots sur l'admiration que nous sommes nombreux à partager pour des films comme Là-Haut, Wall-E et les Toy Story. Frustrant aussi, parce que le livre est court, et parce que nous aimerions voir développées certaines de ses brillantes intuitions. Il semble, de manière générale, que Aubron n'a pas vraiment le temps d'aller au bout des pistes qu'il commence à tracer: l'univers Pixar se trouve très bien décrit, moins bien expliqué.

Excellent titre que ce « Génie de Pixar », où l'on entend à la fois l'inhumanité et le pouvoir magique de l'ordinateur. C'est précisément de ce point de vue que part la réflexion d'Hervé Aubron: comment la machine – comment la pure innovation technologique – a pu permettre de renouveler l'art du récit merveilleux? Inutile, dans la perspective de cette question, de s'embarrasser à distinguer les réalisateurs: l'esprit Pixar sera pris comme un tout.

Pixar, nous rappelle l'auteur, est arrivé au moment où l'empire de Disney déclinait sérieusement. Et Aubron montre très bien la manière dont cette succession s'est subtilement articulée autour de l'anthropomorphisme. Dans l'univers du conte, l'anthropomorphisme consiste à repousser les limites du territoire humain: d'un côté on s'étonne de traits humains prêtés aux objets ou animaux familiers, qui s'animent et nous adressent la parole – et de l'autre on s'effraie de ce qui, en ces objets, résiste à la familiarisation, à l'humanisation. Dans les films Disney, cette complexité du conte a eu tendance à se binariser, le règne animal et le monde des objets ayant tendance à s'animer d'une humanité uniforme et monocorde, jamais mise en péril. A l'inverse, Pixar a retrouvé la fraicheur d'un anthropomorphisme plus subtil, jamais totalement acquis (cf. Buzz L'éclair, qui à tout moment peut être « réinitialisé », c'est-à-dire revenir au degré zéro de son humanité), et surtout inégalement partagé entre les créatures: « Certain parlent, d'autre pas, à moins qu'on ne puisse comprendre. Certains ont des silhouettes humanoïdes, d'autres pas: le Télécran ou le téléphone à roulettes restent cantonnés à leur angle droit d'origine. Certains sont autonomes, d'autres ne vont que par série (les G.I., la guirlande de ouistitis en papier crépon). Certains sont d'un seul tenant, d'autres sont mutilés et voués à des anatomies composites – le jouet mutant du voisin tortionnaire (…). Certains semblent mus d'un esprit fantasque, d'autres tributaires d'humeurs plus végétative. » Voici en somme le mérite d'un anthropomorphisme où les choses elles-mêmes et où le vivant résistent dans leur bigarrure.

Les personnages de Pixar, continue Aubron, n'existent qu'en périphérie de l'humanité. Marginaux, ils peuplent les no man's land délaissés par les hommes. C'est vrai d'un point de vue géographique (la décharge de Wall-E, les égouts de Ratatouille, le grenier de Toy Story 3), mais aussi du côté de la physionomie, la silhouette et les expressions n'étant toujours que partiellement humanisées. Le monde selon Pixar ressemble à une grande brocante qui aurait deux caractéristique: être situé en lisière de l'humanité (ce que nous ne connaissons pas, ne voulons plus, etc.), et rassembler des êtres et des objets parfaitement hétéroclites.

A la ligne claire de Disney s'oppose la ligne brisée, pixelisée de Pixar. Ce qui pourrait être une force se vit comme la meilleure affirmation d'une faiblesse: curieusement, la puissance de la technologie d'animation devient l'occasion de s'émouvoir de la fragilité du jouet. Au fond, la créature Pixar a peu à voir avec le toon élastique de l'ancien temps: au contraire, l'intégrité physique du tout petit Nemo est sans cesse menacée par un monde inhospitalier, de même que les jouets de Toy Story menacent à tout moment de se déchirer, de se disloquer. C'est paradoxalement parce qu'elle détient une puissance inhumaine que la technologie Pixar peut s'émerveiller de son contraire, c'est-à-dire faire des être fragiles, des créatures inconnues, des machines imparfaites condamnées à la finitude – des êtres bizarrement humains, en somme.

Mais il s'agit là d'une conclusion à laquelle Aubron n'arrive jamais vraiment: il décrit très bien cet étrange point de vue de la machine, mais n'illustre pas la manière dont le récit merveilleux s'en trouve renouvelé. A une exception près (quand Walter Benjamin et le fétichisme de la marchandise se trouvent évoqués), sa réflexion sur Pixar comme pure machine inhumaine ne fonctionne que comme outil pour entrer dans les films. Mais l'outil est précis, efficace, et convaincant. Les quelques points brillamment évoqués par Hervé Aubron, entre autres pages qui saisissent particulièrement bien l’esprit Pixar, donnent un résultat passionnant. Et on se prend à rêver que ce court traité ne sera que l’introduction à l’étude définitive sur la dernière machine à rêve hollywoodienne.

lundi 14 mars 2011

Blake Edwards

Quelques mots sur Blake Edwards, Encore une fois.

Qui a peur de Tamara Drew?

La chronique sur KINOK

La jeune femme qui donne son nom au film de Stephen Frears, revient dans son village natal, après s'être fait refaire le nez. Et apparemment, il n'y a pas que le nez qui a changé : c'est sûre d'elle-même, aguicheuse et conquérante, que Tamara revient sur les lieux où elle a grandit, bien décidée à bouleverser son petit monde.

Etrangement, cette histoire qui a le mérite d'être simple n'est pas abordée de manière tonitruante. Au contraire, Tamara est d'abord une absente, ou tout au mieux un personnage comme les autres, parmi les habitants de ce village de la province anglaise. En tout premier lieu, il y a les résidents de la maison pour écrivains. Une auteure de « policiers lesbiens », quelques écrivains ratés, un universitaire américain qui écrit sur Thomas Hardy, Glen. Puis leurs hôtes: Nicolas, l'écrivain éminent et satisfait de polars à succès, et son épouse dévouée, qui s'occupe de la petite troupe. Autres personnages : Andy, beau gosse jardinier/homme à tout faire, deux adolescentes rêvant d'une autre vie, et leur idole, égérie d'un groupe de rock, Ben.

C'est seulement cette situation établie, ces personnages installés, que Tamara Drewe débarque et devient pour tout le monde un motif de distraction. Curieusement, la jeune fille garde un rôle plutôt passif: elle est épiée par les uns, suscite des souvenirs et de l'envie aux autres. Et c'est moins elle qui nous intéresse que tout ce petit monde la voyant arriver. Ses apparitions enjouées et parfaitement anecdotiques sont à l'image d'une mise en scène rythmée, parfois un peu surfaite, mais permettant toujours de rebondir avec à propos sur telle ou telle situation, de zoomer sur tel ou tel personnage. Tamara Drewe est d'abord un excellent prétexte pour décrire le microcosme d'un village, avec ses histoires compliquées, parfois secrètes, et avec son écheveau de personnalités.

En somme, Tamara Drew n'existe d'abord pas vraiment, elle n'est que fantasmée par tout le monde. Pour Andy c'est un souvenir d'adolescence qu'il se rejoue à lui-même (à travers des flashbacks). Pour Nicolas, c'est une silhouette au bout des jumelles, avant tout synonyme de jeunesse et de chair fraiche. Pour Jodie, l'adolescente rêveuse, c'est la copine indigne du héros qu'elle vénère, et qu'il s'agit d'épier de maudire. Apparemment dénuée d'existence propre, il est logique que Tamara soit à peine capable d'action: elle subit par la force des choses la rencontre avec Ben, envoie des e-mails qu'elle n'a pas écrit, accepte sans dire un seul mot l'improbable relation avec Nicolas. Elle n'est qu'un horizon de superficialité qui fait rêvasser tout le monde, et met sous nos yeux la personnalité des uns et des autres.

On est donc à mille lieux du schéma classique que l'on attend d'un tel film: celui de la communauté bouleversée par l'action d'un individu (qui plus est donnant son nom au film!). C'est au contraire, par le biais de Tamara Drew (et de la mise en scène qui lui est accolée), un faisceau d'individualités qui nous est présenté. Et pourtant, si le film dépasse le stade du Desperate housewives à l'anglaise, c'est qu'il offre en creux un véritable portrait de cette jeune femme. En faisant agir les autres, jusqu'à un équilibre incertain entre le tragique et le comique (les vaches...), Tamara Drew finira par avoir pour nous un visage bien défini. Et une personnalité presque émouvante, identifié à l'histoire-même que nous venons de voir, à travers le livre qu'elle écrit pendant tout le film.

Ce qui fait le charme du film – la justesse de ton très anglaise, qui met joliment en lumière, par exemple, la relation entre Glen et la maîtresse de maison – c'est l'idée de montrer ces histoires à travers le prisme d'un personnage transparent, pour donner in extremis de la consistance à ce personnage même. Cette opération est réalisée au prix de quelques concessions: une certaine dispersion dans les effets, l'inutilité de quelques ressorts dramatiques... Diluée dans le temps au rythme des saisons, l'histoire ne fait jamais rire aux éclats et frise parfois l'anecdotique. Mais elle est l'occasion de portraits saisissants, et de situations comiques aussi crédibles que plaisantes.