samedi 25 septembre 2010

Des Oncles Boonmee et de dieux - quand le palmarès de Cannes sort au cinéma


« La palme de l'ennui ! », avait titré Le Figaro quand L'Oncle Boonmee celui qui se souvient de ses vies antérieures avait reçu la palme d'or. C'était un peu exagéré. Et surtout, comme le reste de la critique avait adoré adorer le film d'Appitchapong Weerasethakul, cela fit une affaire. Les uns, amis du « grand public », disqualifiaient ce truc « obscur et hermétique » quand les autres, amis de l'art de festival, s'offusquaient de cette attaque à l'intelligence. Une bien vaine querelle, pour un film qui ne méritait ni l'anti-intellectualisme bêta d'un camp, ni l'admiration religieuse de l'autre. Oncle Boonmee a pourtant en commun avec d'autres films aussi primés à Cannes, comme Poetry ou Des hommes et des dieux, de bâtir une vision artistique sur un vrai fonds spirituel – quoique fort différemment, et pas avec la même force.


Dans le cas du film thaïlandais, nous sommes dans un monde où les hommes cohabitent avec les fantômes, les poissons-chat et les hommes-singe. Weerasethakul a pris soin d'installer une ambiance de semi-obscurité capable d'accoucher de toutes ces créatures, un peu comme une chambre noire ferait apparaître des reflets invisibles à l'oeil nu. Nous nous perdons dans des environnements peu favorables à la profondeur de champ: la nuit tombante, le voile d'une moustiquaire, les ténèbres d'une grotte, la jungle... Cela donne une esthétique animale, instinctive, qui va à l'encontre de notre perspective ordinaire. Il est étonnant de voir avec quelle facilité l'animisme d'Oncle Boonmee rassemble la mystique naturelle et les références de civilisation: les créatures surnaturelles semblent sorties de je-ne-sais-quel Star Wars, elles sont amenées dans un futur antérieur qui fait penser à La Jetée de Chris Marker, et la contemplation d'une jungle toujours identique finit par se mélanger à l'hébétude du spectateur de télévision.


Le problème de cette manière tâtonnante, qui se complaît dans l'obscurité des grottes, c'est que le mystérieux finit par s'y confondre avec le fumeux. On navigue entre le mutisme primitif du buffle, au début du film, qui s'enfuit en reniflant le sol, et les interprétations verbeuses. Par exemple celle qui veut que la mort d'Oncle Boonmee soit aussi une naissance, puisqu'elle se passe dans une grotte, bien sûr comparée à un utérus. Comme si l'obscur était une façon maligne de laisser imaginer mille choses sans avoir besoin de leur donner la moindre consistance. Dans le genre érotisme vaseux, il y a enfin une scène d'amour entre une princesse et un poisson-chat: le regard se perd dans une eau sale, agitée de vilains spasmes. Tous ces personnages parfois émouvants auraient été les parfaits protagonistes d'un conte si Weerasethakul n'avait pas choisi de présenter au spectateur civilisé le reflet facile de la complication.


La trajectoire de Mija, l'héroïne sexagénaire de Poetry, est plus lumineuse, ou tout au moins mieux balisée. Cette grand-mère, femme de ménage pour un vieux monsieur riche et handicapé, décide qu'elle est disposée à la poésie et s'inscrit au cours d'un poète réputé. Alors qu'elle essaie d'écrire son premier poème, elle apprend que son petit-fils, dont elle a la charge, a poussé avec ses camarades une jeune fille au suicide. Voici la quête poétique la plus naïve confrontée à un acte de barbarie. Un parcours balisé, nous l'avions dit. Mais c'est de manière curieuse que Poetry se transforme en chemin de compassion : notre personnage s'approprie le destin de cette jeune fille, hante les endroits qu'elle a fréquentés, guette les lieux où elle a souffert, jusqu'à pouvoir parler en son nom. Cela donne des plans d'une belle intensité, à la fois gratuits et chargés de sens. Les bons sentiments – ici l'abnégation et la commisération – peuvent parfois donner de belles fleurs: cette démonstration du sud-coréen Lee Chang-Dong aurait mérité plus qu'un prix du scénario.


Avec Des hommes et des dieux, nous sommes à mille lieux des parcours erratiques et des eaux troubles de Weerasethakul. Dans le film de Xavier Beauvois, qui a remporté le grand prix du jury, les silhouettes des huit moines de Tibhirine se dessinent très distinctement dans le paysage méditerranéen. Ces frères nous sont d'abord donnés comme de fortes personnalités. Et surtout comme des hommes investis dans leurs taches quotidiennes, du torturé qui laboure la terre (Olivier Raboulin en frère Christophe) au doux qui soigne les habitants du village (Michael Lonsdale en frère Luc). Des hommes qui, incarnés, ne sont pas sans défauts. Même dans le portrait le plus édifiant, celui du prieur Christian joué par Lambert Wilson, il y a bien ce petit air agaçant de premier au caté.


Pourtant, le tableau vivant que brosse Xavier Beauvois est avant tout fait des rites et des rituels de la vie monastique – les offices, la messe, le chapitre –, ce qui donne une harmonie à cet ensemble disparate. Des hommes et des dieux est fait de cet équilibre entre une vie du monde, de la terre, et une vie ponctuée par la prière. Beauvois sait étirer suffisamment certaines séquences pour rendre au temps son incompressibilité et aux choses leur pesanteur. Mais il sait aussi donner au film le rythme et l'élévation de la vie monastique. C'est de cette manière que la mise en scène peut tenir ensemble le récit de la vie au monastère de Tibhirine et l'histoire de la relation aux villageois, aux islamistes et à l'armée algérienne. C'est encore de cette manière que peuvent cohabiter la sérénité de la vie en communauté et l'impression d'imminence qui s'installe petit à petit. Il y a là un credo artistique, une esthétique du rythme, qui permet à Beauvois de distiller graduellement l'évidence de la menace et la nécessité du sacrifice.


Cette dynamique culmine au magnifique passage de la Cène, où l'on peut tout lire sur le visage des moines sans que rien ne soit jamais dit: angoisse, bonheur, tristesse. Ce n'est probablement pas un hasard si le passage, muet, n'est accompagné que du Lac des Cygnes. Y règne ce rythme intérieur, c'est-à-dire cette grâce, que l'on trouve surtout en musique. Rohmer comparait ainsi le cinéma à la musique: « Si la beauté de certains plans est toute musicale, c'est qu'elle nous touche, nous séduit, nous envoûte comme le ferait un chant, c'est qu'elle donne à l'instant cette chaleur, ce poids que, jusqu'ici, seul l'art d'Orphée avait su lui conférer(...). 1» A travers cet instant au moins, Beauvois aura su nous parler du mystère de l'Incarnation. Ce qui est émouvant, dans la démarche de cet incroyant, c'est que le chemin vers Dieu des moines de Tibhirine devient pour lui le chemin vers une présence réelle, que le cinéma a en horizon depuis qu'il existe. En cette quête, il ne fait définitivement pas mentir cette autre formule de Rohmer sur le septième art: « nulle autre forme d'art n'avait su nous donner une idée aussi haute de nos semblables, faire briller de ses pleins feux la noblesse originelle du visage, du geste, du comportement humain. 2»


NOTES:

1Le Celluloïd et le marbre, éditions Leo Scheer, page 63

2Le Celluloïd et le marbre, éditions leo Scheer, page 62

jeudi 23 septembre 2010

Les Amours Imaginaires, de Xavier Dolan - le bâton pour se faire batte


Un peu timide mais à l'aise dans sa récente aura de petit génie, à la mode jusqu'au bout des cheveux, Xavier Dolan, l'auteur de J'ai tué ma mère, présentait ce lundi 20 septembre au mk2 bibliothèque l'avant-première de son second film : Les Amours imaginaires. Il introduit ses acteurs - amis dans la vraie vie - et finit d'achever un public déjà conquis, au moyen d'un accent québécois léger comme il faut. Faut-il que nous ayons vraiment mauvais esprit pour avoir gardé en mémoire, pendant le film, son charmant lapsus : "nous sommes ravis de vous présenter ce produit... euh, enfin, ce film"? Nous disons là une méchanceté : le jeune homme s'est corrigé immédiatement, c'est tout à son honneur.

C'est tout à son honneur, aussi, d'avoir habillé l'ensemble de son produit/film avec une combinaison cinéphile des plus séduisantes. Et vintage de surcroît. En résumé: d'interminables ralentis musicaux, façon Wong Kar Waï du pauvre. Un clip n'a pas le temps de s'arrêter qu'un autre commence. Tout est sur-habillé, sur-maquillé, sur-packagé, les scènes de fesse font si peur à notre petit génie qu'il met des calques de couleur. Tellement pop. Avec en plus les suites de Bach par Yo Yo Ma. So chic.

Le film "revisite le trio amoureux", nous dit le dossier de presse. C'est l'histoire de Francis et Marie, des amis, qui tombent amoureux de la même personne : Nicolas. Oui, on a saisi les références cinématographiques, c'est bon. Sauf que là Xavier Dolan décide de simplifier l'affaire: Nicolas sera une sorte de dieu grec inaccessible, quand les deux autres s'échineront à le séduire. Voilà, tout est dit, la situation ne changera pas d'un poil puisque le réalisateur sera trop occupé à filmer des regards au ralenti.

Il n'est pourtant pas sans talent, l'animal. Il y a notamment ces petits monologues conçus comme des interview, qui font penser à du bon Woody Allen. Le tort de Dolan est peut-être d'avoir refusé la voie purement comique, pour s'essayer maladroitement à la démonstration cinématographique. Et il y est presque parvenu dans cette impressionnante séquence épileptique rythmée au stroboscope: une hypnose de fin de soirée qui sublime le fameux Nicolas et l'entoure d'une musique entêtante. Las, ce moment ne dure pas bien longtemps... Et quand le personnage de Francis commente le style de son homologue féminine d'un "c'est pas parce que c'est vintage que c'est beau" on se dit que ce Xavier Dolan tend décidément le bâton pour se faire battre.

lundi 20 septembre 2010

The Town - la ville, morne prison


Que dire de The Town? Pas grand chose, sinon que, réflexion faite, Ben Affleck a quelque chose d'un Adam Sandler pas drôle. Le début du film est timidement inspiré de l'introduction de Heat. Le milieu et la fin aussi en fait. Pas de rêve de fuite impossible, pourtant, dans la mesure où la relation entre le voyou et la bourgeoise n'accède même pas à la dimension du trompe- l'oeil. Dans The Town, le début de perspective esquissée sur la ville comme prison - avec ses connections, ses ruelles étroites propices à la course-poursuite (parfois prenantes il est vrai), son système d'obligations (la "fraternité" qui lie le personnage principal au méchant Jem) et ses vraies prisons - ne mène strictement nulle part. Mais peut-être est-ce là justement le principe : une manière de décrire la ville comme une impasse. Ou peut-être, au contraire, Ben Affleck a-t-il échoué à donner corps, même de manière tragique ou pathétique, à la moindre forme de désir. Ni triste ni drôle, ni noble ni sordide, ni émouvante ni dégoutante, l'amourette qui devrait mettre le feu aux poudre est morne comme le reste du film.

vendredi 17 septembre 2010

La Danse comme art et comme institution

Critique publiée chez KINOK

Ce qui impressionne d'abord dans l'entreprise de Frederick Wiseman, c'est son apparente ambition d'exhaustivité. « La Danse », comme s'il s'agissait d'envisager l'art dans sa totalité, l'espace d'un film. Puis, comme un aveu de (toute relative) modestie, il y a le sous-titre: « Le Ballet de l'opéra de Paris ». Si on s'en tient à l'interprétation du titre, on a donc ceci: un art vu à travers le prisme d'une institution. Rarement un titre n'aura aussi bien désigné la teneur d'un film.


Monumental, le film de Frederick Wiseman s'intéresse d'abord à l'institution – le ballet de l'opéra de Paris – d'un point de vue presque architectural. Il s'agit d'explorer le monument, de nous montrer toutes ses recoins, des salles de danse sous les toits aux salles des machines, en passant par les bureaux et le caves. Une démarche qui va dans le sens de cette revendication de totalité que nous décelions même dans le titre. Selon sa méthode habituelle, le cinéaste nous offre un document apparemment brut, issu de plusieurs centaines d'heures de vie captées dans ce lieu prestigieux, sans voix-off, sans interview, et sans musique de fond. Ce serait pourtant une erreur de faire de La Danse une plongée directe dans un milieu, un témoignage informe sur la danse à l'opéra de Paris. Le film, très formel au contraire, tient sur une construction aussi monumentale que savante. On aperçoit les rouages de cette machine grâce aux transitions: des plans fixes et montés assez rapidement sur des escaliers, des portes entrouvertes, des cordes, des accessoires – tout une série d'endroits et d'objet qui composent ou habitent la structure même du monument. Par un montage très travaillé, la manière de Wiseman s'identifie à l'objet qu'il filme, le document adoptant toutes les infimes structurations du monument.


Le cinéaste filme aussi une autre architecture intérieure: celle de l'administration du corps de ballet. D'une manière très judicieuse, il filme l'administratrice expliquer à des chorégraphes le fonctionnement complexe et extrêmement hiérarchisé de l'opéra de Paris, ou faire le point aux danseurs et danseuses sur la singularité de leur statut social au regard de la loi française (par exemple concernant les retraites). Il y a de l'or et du marbre dans cette administration, quelque chose de d'immuable, comme le Paris filmé des toits de l'opéra. Et il nous semble d'abord que les chorégraphes sont des sculpteurs qui modèlent des corps vivants. Dans les entretiens avec Pierre Legendre qui figurent dans le livret du DVD, Wiseman s'étonne de la discipline presque rigide qui existe à l'opéra de Paris: un ensemble de conventions installées depuis des siècles et dont l'institution est garante.


Et pourtant, toute la force du documentaire tient dans l'animation de ce monument. Ce n'est pas de sculpture qu'il s'agit, mais bien de danse. Institution s'entend aussi dans un sens progressif, comme on parle d'un instituteur et de ses élèves en train d'apprendre. Ainsi s'oppose à la massivité du monument une fragilité du mouvement: les chorégraphes reprennent les danseurs, corrigent leurs gestes. Un enchaînement de répétitions, de reprises et d'entrainements nous donne l'impression d'un art essentiellement en devenir. Art vivant par excellence, la danse est à elle-même son terrain d'apprentissage.


Jusque dans le montage se retrouve cette délicate tension entre la pesanteur d'un cadre et la grâce d'artistes au travail. Les coupages et assemblages de Wiseman sont suffisamment subtils pour ne pas diviser trop grossièrement le film en phase de répétitions et en phase de représentations. Nous suivons en même temps plusieurs spectacles et les moments de représentation sont parsemés de scènes de répétitions – comme si « la danse », celle qui donne au film son titre, désignait autant l'instant sur scène que l'effort constant vers la perfection caractérisant le quotidien de cette compagnie. Wiseman fait aussi moduler les méthodes, nous montrant des chorégraphes dirigistes, d'autres plus improvisateurs, des cérébraux et d'autres plus sensuels. Plusieurs points de vue nous sont proposés: celui de l'expert qui fait des commentaires désobligeants, celui du spectateur désengagé, celui du danseur passionné ou fatigué de travailler au geste parfait.


Ce qui fait le charme de La Danse, en dernière instance, c'est le dialogue qui institue le geste en monument, et maintient pourtant dans l'immuable quelque chose de purement provisoire. Une grande quête de beauté anime autant les artistes que le cinéaste, que l'on sent fasciné par son objet d'étude: la danse comme art et comme institution.

vendredi 10 septembre 2010

Rétrospective Lubitsch!

La rétrospective, c'est à la cinémathèque, et la petite présentation, c'est sur Causeur.

lundi 6 septembre 2010

Douze Russes en colère

Article publié chez KINOK

Le film d'origine, Douze hommes en colère, était un huis clos au scénario et dialogues impeccables, et au rythme toujours tendu. Au-delà de ses indéniables qualités cinématographique, le film de Sidney Lumet était apprécié, et l'est encore, pour la façon dont il décortiquait les rouages de la conviction. Il y avait comme une science du comportement à montrer ainsi la manière dont une personne peut renverser la décision d'un jury. L'unité de temps et l'unité de lieu ne gâchaient rien à l'affaire, permettant de centrer le film sur le rapport entre les personnages et sur la mécanique de l'individu face au nombre – de un à douze jurés.

L'intrigue du film de Nikita Mikhalkov est une transposition de celle du film américain dans la Russie d'aujourd'hui. Nous avons un jeune Tchétchène accusé d'avoir tué son père adoptif, un officier russe à la retraite. Même schéma: tout accuse le garçon, sa culpabilité devrait aller de soi pour les douze jurés, et pourtant ils ne sont que onze à le déclarer coupable. L'adaptation semble d'abord si littérale qu'on se demande d'abord quel est son intérêt. L'histoire n'est-elle pas la même, dans la Russie des années 2000 ou dans l'Amérique des années cinquante? Comme dans le film de Lumet, l'anticonformiste va faire le poil à gratter, revendiquant pour le jeune homme un peu plus que les quelques secondes de délibérations semblant suffisantes au reste du jury. Puis on observera la vapeur se renverser.

Mais Mikhalkov s'emploie justement à faire de son film quelque chose de différent. Tout d'abord en faisant déteindre de toutes les manières possibles le contexte sur le lieu et le temps de l'action. Il esquive par exemple la contrainte de l'unité de lieu et de temps en insérant des flashbacks qui mettent en scène l'enfance du Tchétchène. Il y a donc une donnée émotionnelle en plus: l'accusé n'est plus un cas d'étude mais une personne, avec une histoire, un passé – et un futur, précisément objet de la décision à prendre. En quoi le film russe s'éloigne déjà de l'aspect théorique qui faisait en partie le charme de Douze hommes en colère. Premier élément accessible à la critique: qu'apporte cet ajout de lyrisme? Laissons le crédit de la cohérence à Mikhalkov, lui qui faire dire à l'un de ses personnages que les Russes ont moins besoin de lois que d'un certain respect humain. C'est aussi plus ou moins le sens de la citation finale, qui oppose la compassion à la loi. On comprend assez vite, en somme, que les débats seront moins raisonnables que passionnés.

Seconde chose importante, qui touche au contexte immédiat de l'intrigue: l'endroit dans lequel le jury est installé pour délibérer. La salle relativement neutre qui était utilisée dans le film de Sidney Lumet laisse place dans l'adaptation russe au gymnase d'une école. Un lieu clos, là aussi, mais plus grand. Il y a bien la table aux douze chaises, mais les personnages se déplacent, s'envoient des balles, s'assoient sur les barres symétriques, quand ils ne jouent pas aux fléchettes. Là encore, on se demande parfois si le réalisateur a été assez naïf pour croire que l'agrandissement de l'espace donnerait à la délibération plus d'ampleur dramatique. Il y a néanmoins une bonne idée dans ce lieu, c'est son aspect modulable, ou théâtralisable. Les jurés vont en effet essayer de reconstituer le lieu du crime pour mettre à l'épreuve les témoignages du procès. Ce théâtre dans le théâtre, autre façon d'éviter l'unité de temps et de lieu, est une belle manière de trait d'union avec les flashbacks – et surtout, toujours, une manière d'obéir à cette loi de commisération: des personnes qui n'en ont aucune envie sont contraintes de « faire comme si », de « se mettre à la place ».

Si ampleur il y a dans le film de Mikhalkov, elle est moins dans les moments censément lyrique (les flashbacks) que dans l'identification provisoire de ces moments avec ce que les jurés doivent vivre, imaginer et décider pendant leur délibération. Cela va jusqu'à des passages saugrenus, comme la danse au couteau du chirurgien caucasien, qui rappelle celle du garçon que l'on voit dans les flashbacks.

Le troisième élément de contexte qui est là pour démarquer 12 du film américain est la composition sociologique du jury. Attention, c'est là que ça se gâte. Du Russe xénophobe et antisémite au contrôleur simplet, en passant par l'oligarque mal occidentalisé, le melting pot n'est pas très ragoûtant, on se dit que Mikhalkov y est allé un peu fort. Mais le pire ce ne sont pas ces caricatures, le pire c'est le supplément d'âme que chaque juré est censé apporter: les douze, chacun leur tour, y vont de leur petite histoire personnelle. C'est long, souvent très ennuyeux, et les acteurs ne sont pas convaincants du tout. En voulant colorer l'intrigue d'une outrance qu'il a l'air d'attribuer à quelque âme russe, Mikhalkov n'est, avec sa direction d'acteurs, arrivé qu'à un bavardage fait de beaucoup de grimaces et de postillons.

De tous ces cabotinages, la cerise sur le gâteau est l'intervention du personnage joué par le cinéaste, à la fin du film. Il détient la science infuse (il est convaincu que l'accusé n'est pas coupable, mais ne le révèle qu'à la fin), fait la morale à tout le monde, et personnalise finalement à lui seul cette fameuse compassion qui va au-delà de la loi. Gardons-nous d'identifier ce personnage au cinéaste, trop facilement critiqué pour sa proximité avec le pouvoir russe. Mais il est vrai qu'il y a tant de talent et de bonnes idées gâchées dans ce film, tant de symboliques trop appuyées (l'oiseau qu'on libère, à la fin...), qu'on ne peut que regretter l'époque d'un Mikhalkov qui ne se caricaturait pas lui-même.