jeudi 18 octobre 2007

Jesse James par terre.


A l'image de son titre, The Assassination of Jesse James by the coward Robert Ford est un film long. Long et cloué au sol, comme rampant - désespérément horizontal. Brad Pitt y a des yeux un peu différents: plus vraiment bleus, plutôt rouges, et plissés. Il est animal en fait, comme les reptiles qu'il brandit sous les yeux - pour le coup écarquillés - de Robert Ford, ce somnambule à moitié muet, qui ne sait que se tortiller en réponse aux oraculaires énigmes de son idole. Etre serpent ou être sur la voie du serpent, tel semble être en effet l'enjeu d'un récit qui porte, dès le titre, la marque de fatalité d'une fin d'Eden. Aspect mythique donc, souligné par la forme orale de l'histoire, de la destinée que nous conte une voix off entre les scènes. Le film emprunte aussi au reptile une peau à la fois bariolée et uniforme (les effets visuels souvent démonstratifs qui s'installent dans un style répétitif), ainsi qu'une attitude à la fois fuyante et immobile (quoi de plus faussement fuyant que ces nuages, toujours les mêmes, passés en accéléré pour former toujours un paysage identique?)

Au gré de ces paradoxes s'installe en tout cas la certitude que nous sommes sur terre, que notre corps nous pèse (Jesse James en parle lui-même) et que nos mues nous laisseront toujours plus près du sol, jusquà la seule matière. Ce présent et ce futur terrestre, peut-être va-t-il vers cet étrange au-delà qui apparaît sous la surface translucide du lac gelé sur lequel Jesse James évoque le suicide. C'est un au-delà qui a plutôt des allures d'en-deça. Le seul monde que nous voyons, nous-autres spectateurs, c'est celui d'une mue qui se prétend réincarnation: le jeu que Robert Ford fait de la légende de Jesse James, l'action encore et encore répétée, dans un cycle naturel qui ressemble à une malédiction.

En ce sens, L'Assassinat de Jesse James n'est pas sans rappeler Mémoire de nos père dans le traitement qui y est fait du légendaire et de ses images comme une forme de damnation. En fait les deux films ont un mouvement opposé. Quand celui d'Eastwood évolue vers l'origine, nous faisant attendre l'action de départ - et y insoufflant une forme de salut, celui de la mémoire -, celui d'Andrew Dominik part du tout dernier coup d'éclat de Jesse James pour en montrer linéairement les sombre suites, se concluant sur un mortifère retour du destin.

L'épithète "crépusculaire" colle à la peau de presque tous les westerns depuis Unforgiven. Dans le langage journalistique, ça doit signifier "western sans trop d'action", ou "western pas joyeux alors qu'avant ils étaient joyeux les westerns" ou, plus littéralement et certes de façon plus rare, "western où il fera bientôt nuit". Avec cette formule, on passait un peu à côté de ce qui faisait l'intérêt du film, la voracité maligne du passé. L'idée, lorqu'on parlait du crépuscule, était qu'Unforgiven avait l'ampleur et la nostalgie d'un dernier western. Jesse James n'a quant à lui plus grand chose d'un western. Et, de nouveau, il inverse Eastwood en situant l'angoisse dans l'horizon en rase campagne d'un future qui n'est qu'une matière opaque.

Les héros ne sont définitivement plus ce qu'ils étaient. D'abord émus et actifs, puis explosifs ou épuisés, les voilà maintenant paralysés. Un peu comme l'impossible héros de Zodiac - sorte d'inspecteur Harry de gauche - Jesse James, de même que son ombre débile, Robert Ford, est embarrasé par son corps, ses mouvements et ce temps qui n'en fini plus de s'écouler pour rien. C'est la tristesse de ce film sans espoir que viennent à peine adoucir les quelques notes de Nick Cave.

samedi 6 octobre 2007

Eastwood - tuer & guérir



Les labyrinthes d’Iwo Jima


Dans Mémoires de nos pères, il y a un lieu, ou plutôt un ensemble de lieux - une nébuleuse - qui reste dans l’ombre tout en semblant régir l’ensemble du film. Ce sont ces labyrinthes souterrains dans lesquels se terre l’armée japonaise. Labyrinthique, la structure du film l’est aussi : Eastwood et son scénariste Paul Haggis refusent délibérément le linéaire. L’économie des flashbacks n’a plus qu’une cohérence lointaine, les souvenirs de guerre venant à la surface presque arbitrairement, à l’occasion de rimes visuelles apparemment quelconques. Dans la conception même du film, l’expérience de la guerre a déjà quelque chose d’absurde. Nous n’avons plus dans le même flux la stratégie, la préparation, le combat avec un début et une fin facilement discernables, ensemble d’éléments qui donneraient du sens à la violence.


C’est à travers un réseau de points noirs, d’absences remarquables, qu’Eastwood esquisse à nouveau une figure du mal. Dans un premier temps le mal c’est l’ennemi, comme dans toute guerre. Non pas l’ennemi frontal, celui du face à face, mais l’ennemi vicieux, celui qu’on ne voit jamais malgré sa présence fatale. C’est le sens premier de l’absence des japonais à l’écran. Le déséquilibre ainsi crée pointe par ailleurs vers l’attente du point de vue japonais, auquel nous aurons droit dans le second volet, Lettres d’Iwo Jima. En attendant, nous ne voyons que des visages déformés par la haine, des corps disloqués par la guerre.


La guerre elle-même s’identifie peu à peu comme ennemi véritable. Dans Mémoires de nos pères, le mal, c’est surtout ce que les hommes sont amenés à faire sous l’emprise de cette force sauvage qui les dépasse. Impossible de s’arrêter pour les combattants perdus en route dans cet océan. En s’étendant à la structure même du film, les souterrains d’Imo Jiwa symbolisent la malignité de la guerre. Violences retorses qui frappent aux moments inattendus, les scènes de combats filmées par Eastwood surprennent à chaque instant par leur cruauté. Comme dans Unforgiven le mal est mesurable à la présence trouble du passé : il n’est pas (à l’image du passé il est absent et invisible) et pourtant il n’a de cesse d’agir sous nos yeux, d’avoir des conséquences bien concrètes.


Médecin et soldat


Remarquable ambigüité que celle du personnage appelé « Doc », incarné par Ryan Philip. Nous le voyons dans un passage interrompre les soins qu’il administre à l’un de ses camarades éventré pour éventrer à son tour un soldat japonais qui lui tombe dessus. C’est la fonction du personnage qui est troublante : quel est ce soldat qui, quasiment avec les mêmes armes, peut guérir ou tuer ? Tout bêtement, on peut se demander comment il fait pour ne pas confondre les deux. Depuis longtemps, Clint Eastwood s’intéresse particulièrement à la souffrance, au meurtre, à la guérison et à la mort : il en offre dans ce film un entrelacs des plus complexes.
L’arme la plus utilisée dans ce film est celle de l’image. A l’origine : une image, une photo symbole censée fédérer le soutien de l’arrière. Arme de combat pour l’armée, remède pour les civils, cette photo permet aux trois personnages principaux de rentrer au pays - d’échapper aux atrocités de la guerre pour mieux les raconter à la population.


Le cinéaste maniant lui-même l’image, il pose des questions qui portent sur sa fonction propre. C’est lui aussi qui dispense des soins ou des blessures. Dans le film d’Eastwood, cette thérapie par l’image, cette dérisoire espérance de catharcis par le show médiatique s’apparente plutôt à une malédiction. Le processus de guérison s’éternise en torture. Les trois personnages principaux sont condamnés à revivre éternellement la même scène, sans même parvenir à son aboutissement. Le destin du cliché acquiert une dimension intemporelle : pour l’accomplir réellement, les trois soldats sont condamnés à en vivre l’éternel recommencement, avec à chaque répétition une volonté de réalisme plus intense et un sens du simulacre plus écœurant (jusqu’à la crème rouge sang qui vient souiller le sorbet en forme de combattants.)
C’est aussi le sens de l’organisation du film : le cinéaste ne donne pas à voir d’abord la scène, puis sa recréation à l’infini dans la propagande. Il commence au contraire par la tournée des soldats aux Etats-Unis pour approcher de plus en plus, par flashbacks, de la scène même. Il joue d’ailleurs sur l’attente ainsi créée : tantôt nous croyons y arriver alors que nous sommes dans un gigantesque stade, tantôt des soldats érigent effectivement un drapeau, mais ce n’est pas encore le bon, etc.


Le classicisme réfléchi du cinéaste refuse pourtant le désenchantement intégral. Si Mémoires de nos pères s’inscrit dans l’héritage des pères d’Eastwood au cinéma (John Ford et Howard Hawks, entre autres), ce n’est pas par préciosité, et encore moins par frilosité. La malédiction des trois soldats errants ne se perd pas à l’infini. Elle est elle-même englobée dans le récit que les vétérans font au fils de Doc, récit sur lequel l’ensemble du film est fondé. Ces témoignages se rapportent, comme le laisse entendre la dernière réplique, au titre français, « mémoires de nos père ». Voilà le mélodrame sauvant l’héroïsme du film de guerre : ce n’est qu’après l’hommage rendu au père sur le lit d’hôpital que l’enthousiasme est enfin possible.


A l’image de propagande, Eastwood oppose ici sa propre conception du cinéma. Au délire exponentiel de la reproductibilité technique, le cinéaste répond par le recueillement et la tradition. La transmission est ici charnelle, elle se fait d’homme à homme, entre le père (ou les pères) et le fils. Tradition orale dont le cinéaste fait un film. Les films de Clint Eastwood s’inscrivent souvent au cœur de cet échange de dons, de cette transmission : Million dollar baby est une lettre confiée à la fille de Frankie Dunn (le personnage interprété par Eastwood), de même que Sur la route de Madison est une sorte d’hommage à Francesca (Meryl Strip) destiné à ses enfants. Non seulement ces films évoquent la relation filiale, mais ils prétendent y occuper une place, faire du film la transmission même, sous forme de don. Peut-être faut-il y voir aussi une relation aux « anciens » du cinéma américain.


Ce fut longtemps le génie du cinéma américain que de puiser jusqu’au fond pour trouver finalement l’étincelle d’humanité permettant d’espérer. C’est aujourd’hui le mérite de Clint Eastwood que de rendre, dans la modernité, cette flamme aussi vive.