mercredi 8 octobre 2014

Inception, ou l'anti-musical


Rencontre fortuite entre deux moments de cinéma. L'un se trouve dans Inception : au cours d'une poursuite puis d'une bagarre, deux personnages courent sur le mur et le plafond d’un couloir d'hôtel. L'autre se trouve dans Royal Wedding, le film de Stanley Donen : Fred Astaire vient de tomber amoureux d’une jeune danseuse, et c’est en s’adressant à une photo d’elle qu’il se met à chanter et à danser aux murs et au plafond de sa chambre d’hôtel : « You’re all the world to me ».



Selon l'anecdote, l'idée de ce numéro vient du danseur lui-même. Ce moment résume bien, c'est vrai, cette manière qu'a Fred Astaire de faire tenir les émotions en équilibre. Ce n’est pas la première fois qu'il joue avec le principe de la gravité. Dans Shall we dance, de Mark Sandrich, il s’amuse par un pas de danse facétieux à faire croire à son acolyte que le bateau sur lequel ils se trouvent est en train de tanguer. Il y a bien dans Inception comme dans cette fameuse scène de Royal Wedding un mystérieux pouvoir de l’homme lui permettant de s’affranchir d’une loi physique élémentaire. «You’re all the world to me» dit Fred Astaire à la photo qu'il tient entre les main, posant une équivalence entre son amour et le monde dans lequel il se tient. Danser sur les murs n'est plus qu'allier la parole aux actes, de la même manière que Cobb, se promenant dans les rues de Paris, peut plier un quartier sur lui-même à des fins pédagogiques.

Inception a-t-il quelque chose d'une comédie musicale ? Dans sa structure, peut-être : l'emboîtement des rêves peut faire penser au fol enchaînements des numéros musicaux de Tous en scène de Minnelli. Mêmes ruptures ou mélanges des genres : le mélodrame en plein film d'espionnage chez Nolan, le film noir en plein spectacle musical chez Minnelli (dans le célèbre numéro girl hunt). Les deux films ont la métamorphose comme principe : l’espace dans lequel les personnages se trouvent se désagrège pour former aussitôt un décor et un univers nouveaux. Minnelli est le cinéaste de la pluralité des mondes, comme disait Deleuze, et dans The Band Wagon c’est par le vecteur de la danse que les mondes communiquent. Les rêves d'Inception ont une fonction comparable : un lustre au tintement étrange, l’absence d’une tâche sur un tapis, et l'illusion menace de s’effondrer, le rêve de prendre fin. Comme dans l’univers en « chausse-trappes » et « en pièces détachées » de Minnelli le héros d’Inception évolue dans des décors en kit, truffé de fausses pistes et de trompe-l'oeil. « The World is a stage », disent les personnages de Tous en scène, « The world is a fram e» pourraient répondre ceux d’Inception, piégés par le cadre de la caméra dans un monde factice.

Car dans la science-fiction, la scène de la comédie musicale se transforme en piège. Les personnages d'Inception ne dansent pas, même dans cette scène en apesanteur. C'est plutôt l'inverse : leur corps raide subissent le chamboulement du décor, là où celui du danseur l'accompagne. En observant de plus près ces deux jeux sur la gravité, on s’aperçoit qu’ils procèdent de deux mouvements substantiellement opposés. Dans Royal Wedding, le personnage de Tom Bowen rentre dans sa chambre d’hôtel et se met à danser sur les murs et sur le plafond. Rien ne laissait présager d’un tel geste, il n’y a pas dans le film d’autre moment semblable, le surnaturel ne fait pas spécialement partie du contrat : c’est simplement Fred Astaire qui, spontanément, se met à faire des claquettes au plafond. Il est à peine surpris de ce qui lui arrive, comme s’il était le secret ingénieur du phénomène. A l’inverse, la scène de bagarre sur le mur d’un couloir, dans Inception est le fruit d’une longue maturation narrative. Il a fallu expliquer au spectateur ce qu’était un rêve partagé, et comment il est possible dans ce film de rêver à l’intérieur d’un autre rêve. La rotation du cadre est expliquée logiquement par le fait que l’auteur du rêve est en train de faire un tonneau dans une camionnette. Non seulement l’apesanteur n’a plus rien de gratuit ou d’invraisemblable, mais elle est simplement subie par le personnage d’Arthur (Joseph Gordon-Levitt) là où elle était brillamment maîtrisée par le personnage de Tom Bowen. C’est que, dans la comédie musicale, le mouvement semble venir de l’intérieur des corps pour agir sur le cadre, alors que dans le film de Nolan, le mouvement vient de l’extérieur du cadre pour agir sur les corps. L’opposition est métaphysique, en somme : dans un cas l'énergie vient du vivant et dans l'autre elle est subordonnée au dispositif technique. Il y a peut-être des chorégraphies dans Inception mais moins, alors, celles des corps en mouvement que celles du découpage, du montage et du plan.

A partir de ce déplacement du centre de gravité, on peut juger du caractère macabre du pas de danse d’Inception. L’amour, par exemple, n’est plus comme dans la comédie musicale cette vibration intérieure qui met le corps en mouvement, mais au contraire la construction d’un monde qui emprisonne : dans l’un de ses rêves le personnage de Cobb garde captive son épouse perdue. A l’inverse du Minnelli de Tous en scène qui utilise les couleurs comme une matière absorbante propice à l’exploration, Nolan semble prendre un soin particulier à vider son film de toute couleur trop vive. L’accent est moins mis, dans les métamorphoses et les explosions d’Inception, sur le mouvement créateur permettant d’explorer le rêve que sur le mouvement destructeur permettant de le fuir. A la danse des corps et des choses, la renaissance perpétuelle du monde – mais à la danse des images et du cadre, son agonie éternelle.

3 commentaires:

  1. J'adore ! Et je crois que c'est déjà chez toi que je découvrais et adorais ce rapprochement entre Smooth criminal de Jackson et le Girl hunt ballet d'Astaire. (au passage ton lien vers Girl hunt est mort)

    Je vais essayer quelque chose. Dans Interstellar c'est l'amour qui permet de transcender le temps et l'espace. Mais dans Interstellar, contrairement à Inception, le cadre saute : on est dans l'espace. Un espace que subissent les personnages et qui leur en impose. Je tente un parallèle et trouve immédiatement deux autres images : une sur laquelle bloque ma fille actuellement, Taeko est amoureuse (deux mots échangés avec son copain), on la voit s'éloigner sur la route puis s'élever et voler dans un ciel rose et bleu (Omohide pororo de Takahata), l'autre c'est cette scène entre Woody Allen et Goldie Hawn sur les bords de Seine, ils dansent sur un air de I'm through with love et l'actrice perd pied (d'amour) et s'élève dans les airs. Hors les cadres (ni en appartement ni en hôtel, on est en extérieur), la vibration amoureuse permet l'affranchissement de toute pesanteur. Mouvement intérieur chez Takahata et Allen, la légèreté est trouvée dans le plan. Mouvement plus extérieur chez Nolan, l'affranchissement n'est trouvé (paradoxalement) que dans un dédale de plans et de scènes.

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  2. J'ai vu hier soir Lucy de Besson et il y a une scène qui la voit se déplacer sur tous les murs de sa cellule, jusqu'à aller se blottir recroquevillée au plafond. Parfait contre-exemple à tout ce qui a été dit précédemment, Lucy n'est pas toute excitée par l'amour mais seulement droguée, pas de légèreté ici mais seulement la lourdeur extrême du cinéma de Besson. (en écrivant là, il me vient pas mal d'autres références, je crois que je vais lancer une nouvelle rubrique sur mon blog, faite de personnages au mur et au plafond !)

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