samedi 26 octobre 2013

Gravity, d'Alfonso Cuarón

Globes. On se souvient du projet fou de Spielberg, qui s'était amusé à synthétiser l'univers de Tintin en une bulle de matière déformant et reflétant le monde. Les nombreuses sphères de Gravity ont une fonction voisine, non plus tirée de la matière mais d'un vide primordial. La profondeur de l'espace se prête bien au dialogue entre le globe terrestre et le globe oculaire, jeu de reflets figuré par le casque de l'astronaute qui est tantôt une extension de l’œil, tantôt une image de la planète voisine. Ce dialogue est parfois plus ambitieux qu'il n'y paraît, en ce qu'il permet à la caméra d'épouser la subjectivité du personnage tout en la délimitant. Il y a, à cet égard, une séquence remarquable qui fait insensiblement glisser  le point de vue de l'extérieur à l'intérieur du casque : manière de traverser la vitre en faisant basculer le regard qui n'est pas sans faire penser à l'introduction fameuse de Citizen Kane. Voilà ce qui séduit dans Gravity : cette manière très simple de raccorder, dans un même orbe numérique, un mouvement possible et un mouvement impossible, les effets de réel et les effets de sidération.


Relief. Du chemin a été parcouru depuis Avatar et sa 3D qui nous était présentée (en gros) comme l'outil permettant d'achever la recréation totale du monde, après la parole et la couleur. Tous les cinéastes n'étant pas Cameron, il est heureux que des films comme The Great Gatsby, Pacific Rim et aujourd'hui Gravity, derrière l'éternelle promesse d'immersion, fassent un usage plus pragmatique et spécifique de la 3D. Dans The Great Gatsby, Luhrmann utilisait le relief à contre-emploi, disloquant le monde au lieu de le recréer, et dans Pacific Rim, Del Toro s'en servait avant tout pour établir des rapports de proportion. La 3D de Gravity a quelque chose d'encore plus simple et de plus efficace, comme si Cuarón avait voulu la dénuder pour ne garder que son fonctionnement élémentaire : un objet se détachant d'un fond. L'espace, bain étoilé dans lequel les choses n'en finissent pas de flotter, est pour cela l'environnement idéal. La grande réussite de Cuarón est d'avoir su encapsuler le maximum de son film (des déflagrations les plus spectaculaires aux larmes du personnage) dans ce motif visuel unique.

lundi 21 octobre 2013

Adèle contre Emma

Adèle est le visage aimable du film de Kechiche. En systématisant le gros plan, il fait de son portrait un paysage vivant où l'animalité combat quelque chose d'infiniment plus grand comme un horizon de faim, d'attente et d'espoir. C'est un regard troublé quand une situation se fait embarrassante, une bouche qui parle, mange, hésite. Quand il a pour le monde les yeux d'Adèle, Kechiche fait un film poignant, d'une incroyable énergie vitale. Tout l'intérêt de La Vie d'Adèle passe par ce visage, qu'on sent à la fois candide et éprouvé par la caméra. L'histoire d'amour s'y lit à livre ouvert, du flottement de la rencontre fortuite aux larmes de la séparation inéluctable. 

Quelque chose de désagréable vient pourtant troubler cette intégrité du portait : les dialogues lancés par Emma, qui instillent une ambiance de sous-entendus et d'arrière-pensées. C'est particulièrement marquant dans un passage où l'étudiante des beaux-arts questionne la lycéenne : on retient ce "t'es une gourmande toi non ?", suivi par un improbable débat sur les huîtres - aliment qui revient plusieurs fois sur la table, chargé d'allusions lourdingues. Le problème n'est évidemment pas le sous-entendu en soi, mais le fait qu'il donne à Emma un coup d'avance dans la conversation et une complicité mal placée avec le spectateur. Si les scènes d'amour qui suivent sont des vignettes un peu trop professionnelles (un plan, une position), c'est aussi parce qu'elles ont été contaminées par cette sorte de vulgarité arrogante. La même tonalité ricanante fait office de satire sociale dans plusieurs passages : les parents d'Adèle parlant du manque de débouchés dans l'art, ou le rictus des parents et amis d'Emma quand est évoqué le travail d'institutrice. Des séquences pleines d'un regard blasé dont on ne sait plus, à force, s'il touche Adèle ou le milieu dans lequel Emma évolue.

Mais c'est plus compliqué que cela. Il serait caricatural d'opposer Emma, et avec elle la tentation du double langage, à l'innocence muette et charnelle d'Adèle, pour la simple raison que cette dernière est également un être de parole, transformée par la lecture de La Vie de Marianne puis par son métier d'institutrice (les scènes d'école sont très belles). Marivaux est à nouveau une référence pertinente dans les mains de Kechiche, qui fait d'Adèle une ingénue s'abîmant au jeu des mots et des sentiments. C'est ce que je préfère retenir de cette Vie d'Adèle : la rencontre d'une caméra avec un visage, le dialogue subtil du langage avec la chair, plutôt que les quelques poses satisfaites qui viennent parasiter la passion amoureuse.