samedi 23 mars 2013

Opacité et transparence



Flight, de Robert Zemeckis, et Promised Land, de Gus Van Sant, ont deux mystiques opposées. Le premier film est aérien, et explore logiquement toutes les manières de s'envoyer en l'air ("get high") : le pilotage d'un avion, la foi en Dieu (ou en l’occurrence son refus), l'alcool, les drogues. Les séquences en avion, sidérantes, tiennent à la fois de l'élévation et de la chute. Le second film, à l'inverse, est résolument terrien. A la fois parce que c'est le sujet du film - le métier de Matt Damon consiste à acheter des terres pour l'exploitation par un grand groupe énergétique - et parce que Gus Van Sant renoue d'une certaine façon avec la très tendre pesanteur qui faisait le charme d'un Gerry.

Pourquoi dans ce cas les deux films se ressemblent-ils? Parce que ces sont deux manières opposées de se laisser fasciner par des visages où se disputent l'opacité et la transparence. L'œil rouge, quasiment à vif, de Denzel Washington à son réveil du crash, l'humidité de son regard, est l'envers des lunettes noires qu'il porte à plusieurs reprises. De même que le visage fermé de Matt Damon quand on lui pose des questions sur sa ferme familiale est l'envers de la fausse ouverture de son discours commercial. Les révélations faites lors des retournements spectaculaires importent moins par leur contenu, un peu doucereux, que par le travail sur l'apparence qui permet d'y aboutir. Ce n'est pas le spectacle qui importe, ce sont les visages qui le regardent. Incroyable optimisme du cinéma américain qui croit à la confession collective, qui croit que la révolution intérieure peut venir de l'extérieur.

jeudi 21 mars 2013

Cloud Atlas


1. Malgré la complexité de sa structure, entrelacs de six histoires, Cloud Atlas est narrativement moins ambitieux que Speed Racer, des mêmes frère et sœur Wachowski. La conspiration universelle ne donne pas lieu, comme dans leur précédent film, à ces fulgurantes superpositions de récits. C'est pourtant ce que vise Cloud Atlas selon toute vraisemblance : transformer le raccord en accord, accéder à une forme d'harmonie narrative et visuelle. Alors qu'elle aurait pu être le principe esthétique du film, l'entre-expression de ces morceaux de vie reste un simple fait de scénario. Certes le montage parallèle fait parfois s'emballer la machine, mais on attend en vain que le temps se change en espace. Quelle autre ambition pourrait avoir un tel film?

2. "Trans-genre" est un terme qui revient pour parler du film. "J'ai appris que les conventions étaient faites pour être transcendées", lance carrément l'un des personnages : il est bien vrai que Cloud Atlas semble procéder d'un certain discours sur le genre, à la fois au sens esthétique (comédie, thriller, science-fiction) et au sens culturel (homme ou femme, et par extension noir ou blanc, etc.). Mais là-dessus, les Wachowski (et Tom Twyker) n'ont pas vraiment le propos post-moderne qu'on attendrait d'eux. Au contraire : derrière le relativisme culturel bêta, il y a pour eux un absolu à retrouver, une vérité à formuler. Peu importe que cet absolu soit approximatif.Tirer la notion de genre des griffes de la sociologie pour en faire une question métaphysique, voici malgré tout l'émouvant projet de Cloud Atlas

samedi 16 mars 2013

40 ans mode d'emploi, de Judd Apatow


Article paru chez Causeur

La crise de la quarantaine qui se profile pour Debbie et Pete est une crise de l’espace. C’est d’ailleurs le propre d’une comédie domestique que de poser le problème du foyer, de l’endroit où l’on vit, célibataire ou en famille. C’était le cas de The Apartment de Billy Wilder, ou de certaines comédies de Minnelli comme  Father of the bride. Brillamment joué par Paul Rudd – qui devient tranquillement un des meilleurs acteurs comiques américains –, le personnage de Pete supporte difficilement le principe de la cohabitation : il n’arrête pas de fuir. Quand il ne se réfugie pas dans les toilettes avec son iPad, il est dehors à faire du vélo, ou prétexte des rendez-vous de travail.  La maison de Debbie et de Pete, le fonctionnement de leur couple et l’énergie de leur famille, fait du foyer un lieu à la fois désirable et asphyxiant. Et c’est sur ce paradoxe que la comédie se construit.

L’anecdote veut que Leslie Mann, qui joue Debbie, soit dans la vraie vie l’épouse de Judd Apatow, et que les enfants du film soient ses vrais enfants. 40 ans : mode d’emploi a quelque chose d’un lieu fermé, qui n’appartient qu’à son auteur et à ses protagonistes. Discrètement, le film pointe la part d’égoïsme sur laquelle repose la construction d’une famille. Au sens propre, dans la manière dont les problèmes d’argent du père de Pete sont abordés. Mais aussi sous une forme plus contournée, à travers les gags sur l’abondant matériel Apple qu’ils utilisent tous : c’est un petit monde avec ses références culturelles, ses iPods, ses allusions à des séries fétiches – Lost pour les enfants, Mad Men pour les parents. Nos personnages versent même parfois dans la méchanceté, comme en témoigne cette confrontation avec une pauvre mère d’élève, grosse bonne femme qui se ridiculise dans le bureau de la directrice d’école.

Si le tableau de la famille américaine est parfois cruel, le portrait des personnages n’est jamais dépourvu de tendresse. Judd Apatow sait abattre les décors, créer des ouvertures secrètes, changer de rythme pour redonner vie à Pete et à Debbie. Un peu à la manière d’un James L. Brooks – on pense notamment à Spanglish – il ménage pour ses personnages un espace de liberté, donnant aux dialogues le pouvoir de raccourcir ou d’étirer les séquences. Le comique ne tient pas, comme dans certains films, à la perfection d’une mécanique plaquée sur une situation. Le rire vient au contraire comme une rassurante anomalie. C’est une réplique saugrenue venue embrouiller le fil d’un dialogue, ou une porte de voiture venue stopper la fuite d’un cycliste du dimanche.

Cette histoire de la quarantaine est aussi une certaine manière d’envisager le couple, non à travers la cristallisation des première fois, mais via la recherche d’un temps et d’une énergie perdus. Comédie inscrite dans l’espace, donc, mais aussi dans le temps, avec un futur redouté et un passé qu’il faut raviver. Sans être tout à fait de ces « comédies de remariages » qu’évoquait Stanley Cavell dans son fameux essai, 40 ans mode d’emploi a en commun avec des films relativement récents comme 5 ans de réflexion et Date Night de Shawn Levy, de cueillir le couple au moment où il ne s’agit plus de vivre mais de revivre la comédie des sentiments. Cette relation au temps fait la complexité secrète d’un cinéma en recherche de lui-même, où la romance est à double détente, entre la fatigue et la frénésie : souvenir du passé et hypothèse pour le futur.

lundi 11 mars 2013

A la merveille, de Terrence Malick

La forme du poème narratif rend To the wonder fascinant à deux niveaux. Premièrement, c'est une alternative à l'horizontalité, narrative et esthétique, à laquelle nous sommes habitués : la caméra en mouvement est moins là pour avancer ou reculer que pour rassembler verticalement le sol, le corps des personnages et le soleil. Cette forme d'héliotropisme permet au film de tenir debout, plan après plan. On ne sait trop comment, Terrence Malick arrive à contempler le ciel sans tomber dans un puits. Deuxièmement, d'autres types d'énonciations peuvent venir se substituer à cette narration partiellement abandonnée. Ce sont ces fameuses voix-off de personnages, des voix qui disent "tu" par-dessus les plans. L'acte de filmer semble plus que jamais un geste pour le cinéaste, c'est-à-dire à la fois un mouvement et une adresse à quelqu'un.

En radicalisant certains procédés de Tree of life, dont ce film constitue une sorte de post-sciptum, Malick veut parler d'amour comme d'un sujet impossible, indicible, sinon par une question tautologique : "qu'est-ce que cet amour qui aime?" L'amour ne peut pas être autre chose qu'un fondement mystérieux et paradoxal qui se dérobe dès qu'on l'envisage, à la manière de ces sables mouvant du Mont Saint-Michel. L'amour est par excellence le sentiment qui met sens dessus dessous, qui immerge, qui permet d'explorer avec un œil nouveau et une caméra infiniment mobile, les corps,  les arbres, les paysages, les lieux de vie et les visages.

Dans l'un de ses sermons, le personnage du prêtre fait l'éloge du choix, disant qu'il n'y a pas pire péché que la peur du péché et donc l'absence d'audace, d'engagement, de décision. Cette profession de foi semble tout à fait valable pour un artiste. Plutôt que les minutes de trop, ou tel motif d'agacement quant au jeu d'Olga Kurylenko, il faut retenir l'audace d'un Malick qui donne l'impression de redéfinir son film à chaque plan. Il est très étonnant d'entendre que le cinéaste "s'enferme" dans quelque chose, il donne au contraire l'impression d'entrer dans une grande période de liberté.