lundi 11 février 2013

La Fille de nulle part, de Jean-Claude Brisseau

Dans la Fille de nulle part, le personnage joué par Brisseau est semblable à un savant fou retournant ses expériences contre elles-même et contredisant ses conclusions au moment même où il les formule. Avec la même logique, il démontre à quelques minutes d'intervalles que les croyances les plus enracinées sont semblables aux hallucinations des délirants, et que la jeune femme qu'il a en face de lui est fort probablement la réincarnation de sa défunte épouse. C'est le paradoxe de l'ésotérisme, que d'enraciner l'imaginaire le plus improbable dans le scepticisme du langage scientifique ou philosophique. A grand renfort de "étant donné que", "or", "donc", le mouvement d'un mégot devient le fait d'une force maléfique. Transformer le discours critique en rite initiatique, c'est la séduisante perversion à laquelle se livre cet ancien professeur de mathématique quand une certaine Dora (exploratrice à sa manière) échoue sur le pas de sa porte. 

Du mégot qui se déplace au guéridon que l'on fait tourner, le film navigue entre l'austère et le spectaculaire. On est dans l'appartement du réalisateur, la prise de son est dégoûtante, tout sent le bricolage - mais la mise en scène tire étonnamment parti de cette situation. Un peu comme un film de found footage jouant de la pauvreté de l'enregistrement amateur, les visions du film de Brisseau fonctionnent avant tout par la sobriété de leur réalisation. La comparaison avec le found footage s'arrête là, La Fille de nulle part reposant sur un dialogue pictural entre les points de vue qui ne tend pas du tout au témoignage neutre. Ce qui rend les fantômes de Brisseau aussi saisissants qu'insaisissable, c'est la manière dont ils prennent chair par le regard des personnages auxquels on croit. Avec la brocante cinéphilo-ésotérique que constitue son appartement, Brisseau est parfaitement crédible en héros d'un Vertigo de fortune, minuscule Vertigo d'appartement où la femme aimée reprend vraiment vie, où Judy est vraiment Madeleine, hantée par Carlotta.

samedi 2 février 2013

La violence, ce jeu d'enfant - Django unchained de Tarantino


 Une version de ce texte a été publiée sur Causeur
Ceux qui reprochent à Django unchained son inconséquence n’ont probablement pas tort. Tarantino est une sorte d’enfant qui joue à faire des films. Plus que jamais depuis Inglorious Basterds, ses personnages passent leur temps à jouer. Les déguisements, la comédie : une certaine atmosphère de carnaval passe d'un film à l'autre.  Mais comme dans tout jeu, il faut des règles : la langue dans laquelle on parle est l’une de ces règles, instaurée par le personnage en début de conversation.  Dans Inglorious Basterds comme dans Django unchained, les personnages joués par Christoph Waltz prennent plaisir à changer la langue utilisée. C’était le cas du colonel Hans Landa, c’est le cas du docteur Schultz, qui joue aussi bien de son anglais châtié que de son Allemand natal.
L’intrigue même de Django Unchained fonctionne sur une série de pactes narratifs établis comme autant de règles du jeu entre le docteur Schultz et son protégé Django (Jamie Foxx). Dans ces trois conciliabules, les développements du récit sont clairement programmés : 1) Schultz achète Django à des négriers et lui fait part de son projet : s’associer avec lui pour tuer trois frères renégats dont la tête est mise à prix. 2) Le duo s’entend pour la suite des événements : ils passeront l’hiver à chasser des primes avant de libérer la femme de Django. 3) Django et Schultz fomentent un plan pour libérer la femme de Django.
Trois temps, donc, dans lesquels Django joue trois rôles différents. Dans le premier acte il se transforme en valet – occasion pour lui de porter un costume bleu extravagant – dans le second il devient chasseur de prime et dans le troisième il compose un personnage de négrier noir. C'est par cette succession de théâtres que Django devient un homme libre : grâce à Schultz, il découvre que l'on peut choisir qui l'on est. Ce côté émancipateur de la fiction est quelque chose de nouveau chez Tarantino, du moins sous cette forme aussi méthodique et linéaire. En discrète toile de fond, l'histoire de Brünhild et de Siegfried, racontée un soir par Schultz, confère à Django l'aura de la légende.
La mécanique du jeu est indissociable de la parole, omniprésente dans Django unchained. Étrangement, Tarantino est plutôt économe dans les effets de mise en scène. Même ses gimmicks, comme l’usage immodéré du zoom, viennent souligner des répliques : tout tient dans les dialogues. Il est surprenant par exemple que Tarantino ait résisté à la tentation de mettre un duel dans son western spaghetti. Les confrontations restent verbales, comme s’il suffisait d’installer par la parole une atmosphère d’affrontement larvé. Un maniériste aurait pris plaisir à étirer les scènes de duel, Tarantino est un maniériste au carré qui se contente de jouer avec l’idée de duel. On retrouve avec ces dialogues performatifs l’idée du jeu d’enfant : le réalisateur est celui qui se raconte des histoire en faisant parler des figurines. Et quand l’action se déclenche, quand la violence se déchaîne, vient le temps des onomatopées et des bruitages improbable.
Qui a dit que l’enfance était innocente ?  La violence de Django unchained participe d’abord de cet équilibre précaire qui, dans le far west, tient lieu de justice. Le docteur Schultz travaille dans le « flesh for cash business ». Il a toujours un laïus légal pour pondérer ses exécutions : en rappelant la règle du jeu, il fait entrer la mort dans une solidarité du crime et du châtiment. Au-delà de l’obsession de cadre légal, le désir de vengeance de Django procède du même principe de justice, où il faut rendre à chacun ce qui lui revient. La violence n’est pourtant pas toujours aussi bien balancée. Un sain malaise vient dérègler ce petit jeu. Vers la moitié du film, Django laisse un esclave, surnommé « d’Artagnan », se faire dévorer par les chiens de monsieur Candie, le méchant joué par Léonardo Di Caprio. Quelque scènes plus tard, quand il en a enfin l’occasion, il venge l’innocent en tuant les assassins. Le « pour D’Artagnan » qu’il lance à ce moment là semble bien dérisoire et n’efface pas le souvenir de ce corps démembré par les chiens.
Il est dès lors surprenant d’entendre les commentateurs critiquer d’un côté une violence « gratuite », ou exalter de l’autre une violence « jouissive ». Il semble au contraire que cette violence est là, plus que jamais chez Tarantino, pour poser problème. Dans la manière par exemple dont elle se donne en spectacle à travers les combats d’esclave. Nous prenons tous part, avec Django, à cette énergie destructrice qui nie la douleur en se posant comme nécessité culturelle ou esthétique. Pendant un dîner, monsieur Candie invite ses convives à contempler le dos lacéré de son esclave comme on le ferait d’une toile de maître. On ne peut s’empêcher, à ce moment-là, de penser à l’un des premiers plans du film par lequel Tarantino nous donne à voir le dos également lacéré de Django. Si certaines scènes grand-guignolesques peuvent donner l’impression d’une catharsis pour les nuls, il y a en contrepoint des séquences très dures et prenantes qui semblent se coller à la rétine des personnages. La cruauté de l’esclavage n’est pas seulement punie rétrospectivement, elle est aussi présentée comme complexe et retorse. L’excellent Samuel L. Jackson y est pour quelque chose, avec son personnage de mauvais démon déguisé en oncle Tom.  Devant tout cela, quand les dialogues ne savent plus pondérer ni la mort ni la souffrance, le docteur Schulz n’a plus qu’à faire feu avant de soupirer : « Sorry, I couldn’t resist ».

vendredi 1 février 2013

Crachin à Washington - Lincoln, de Steven Spielberg


Lincoln. Nous n'en voudrons pas trop à Spielberg de nous avoir imposé un film long, spectral et statique, car nous nous souvenons encore de cet art vivant du raccourci et de la fluidité numérique qu'il avait inventé pour Tintin.

Lincoln est un dieu, une apparition, une statue, le progressisme en chambre, soit. On est d'accord pour imprimer la légende, mais quelle légende? Ce n'est ni celle du personnage historique, ni celle du génie politique. Car il est difficile de vibrer, même quand on veut être dans le sens de l'histoire, aux discours de ce père de famille moralisateur qui se balade avec un plaid sur les épaules et ne manque pas une occasion d'humilier les pauvres pégus rétrogrades. L'analyse politique ne fonctionne pas non plus : quelle subtilité y a-t-il dans ce parlement américain, carnaval où chacun porte le même masque caricatural du début jusqu'à la fin ? S'il s'agit d'explorer les rouages de la démocratie, façon Tempête à Washington, c'est affreusement raté. Spielberg ne parvient pas à construire le moindre personnage qui ne soit pas symbolique. On croit un instant que celui joué par Tommy Lee Jones va exister, mais il est aboli par une ridicule pirouette de scénario. 

Le Lincoln de Spielberg se contente donc d'être un fantôme qui apparaît pour raconter des anecdotes. C'est-à-dire une légende sans contenu, une aura flottante, une image filmée comme telle. La seule certitude qu'on a en sortant du film, c'est qu'il ne s'est rien passé. Et si, entre Tarantino et Spielberg, le plus inconséquent avec l'Histoire n'était pas celui que l'on croit?

Voir avec les mains - Zero dark thirty, de Kathryn Bigelow


Aux deux extrémités de Zero Dark thirty, il y a une vision obstruée et une vision altérée. C'est, en ouverture, l'écran noir du 11 septembre, et vers la fin l'intervention nocturne en caméra infrarouge. Le film ne raconte pas autre chose que le chemin tortueux de l'un à l'autre. La cécité pure et simple de l'événement dialogue avec une perspective narrative transparente - comme cette vitre sur laquelle le personnage de Maya  fait au marqueur le décompte des jours - pour former enfin une lucidité paradoxale, laissant une place au doute et à d'indistinction.

Film tâtonnant par excellence (dans son rythme et dans son atmosphère), Zero dark thirty nous montre la torture sans explication, comme l'acte le plus brut qui soit. C'est à peine un moyen d'obtenir des informations (les données intéressantes viendront par d'autres moyens). Quelque soit le contexte, la violence reste un acte aveugle, qui se contente d'exister. Le reste du film tend vers une meilleure mise en perspective, sans vraiment y parvenir. Malgré la force de conviction de Maya, tout reste toujours suspendu à un pourcentage de probabilité et donc à une marge d'incertitude. C'est pourtant son effort de vision qui permet au récit de gagner en amplitude, avant de se resserrer sur l'intervention finale.

Admirable montée en tension qui nous montre la manière dont l'action, avec son impact et ses effets, teinte le regard d'une couleur précise. Le film retrouve alors sa dimension faustienne qui place l'action en tout premier lieu, avant même le verbe. Mais pour instiller cette fois l'idée qu'aucun outil n'est jamais neutre, que chaque geste porte avec lui une altération du point de vue. On a cette incroyable impression, lors de l'opération pour la capture de Ben Laden, que c'est avec leurs mains et à travers leurs armes que les soldats voient l'ennemi.