samedi 13 octobre 2012

Le Cardinal, d'Otto Preminger


Dans Le Cardinal, l'Eglise catholique est par excellence l'institution de la parole - en quoi le film d'Otto Preminger, dans ses couleurs et dans ses ombres, s'identifie magnifiquement à son sujet. De la parole donnée - l'alliance - jusqu'à la confession, en passant par la liturgie, la parole de loi ou même le silence, les modes du discours qui convergent dans cette figure de cardinal sont l'occasion pour Preminger de déplier toutes les nuances de sa mise en scène.

Alliance. Au début du premier flashback, le jeune Stephen Fermoyle, qui vient d'être ordonné prêtre, discute avec son père spirituel. Ce dernier lui offre un anneau d'évêque identique au sien, à porter le moment venu. Ces surprenantes fiançailles ont une double portée : elle scellent pour le jeune homme une alliance de cœur avec l'Eglise, mais elles ratifient aussi ses ambitions. Cette alliance est simultanément le geste sentimental et le mouvement stratégique, paradoxe qui devient dans le film emblématique de Rome comme capitale de la diplomatie. Dans le faste rougeoyant du Vatican, plusieurs plaisanteries sont faites sur les diplomates, un personnage lance "si l'un d'entre nous dit ce qu'il pense, c'est que sa langue a fourché". La mise en scène a bien quelque chose de cette subtilité diplomatique : toujours entre ce qui est dit et n'est pas dit, entre ce qui est montré et ce qui est caché. C'est d'ailleurs sur un secret partagé que se forme un autre pacte, cette fois-ci avec un curé de campagne - ce dernier veut cacher à son cardinal la maladie qui le tue. Avec ce curé, le jeune vicaire découvre l'autre face de son alliance, fondée cette fois sur la pudeur, cette diplomatie des humbles.

Liturgie. C'est pendant la cérémonie où notre personnage est élevé à la pourpre cardinalice que s'ouvrent et se ferment les trois flashbacks qui composent le film. Et ces flashbacks sont eux-mêmes ponctués par deux ordinations (comme prêtre puis comme évêque). La construction du film a la logique d'une liturgie. Non seulement parce que les souvenirs ont lieu pendant la cérémonie, mais aussi parce que ces souvenirs semblent suscités par la sonorité des paroles de l'officiant. Comme dans toute liturgie, il s'agit de faire acte de mémoire, de célébrer, d'invoquer. La parole est ici auto-réalisatrice, et il s'agit de croire en la vertu créatrice de sa propre mise en scène : notre personnage devient cardinal, et nous apparaît ce qui l'a amené jusqu'ici. En somme, le film de Preminger illustre de la meilleure manière l'expression consacrée qui veut qu'un cardinal soit "créé" et non pas nommé.

Loi. Dans le générique d'ouverture, le futur cardinal Fermoyle est une silhouette solitaire qui bat le pavé du Vatican. L'une des premières choses que filme Preminger dans Le Cardinal, avec cette mise en scène qui peut sembler abstraite, c'est l'aridité de la loi. La rectitude morale de notre personnage est toute accusée par sa stature, par son habit, ses épaules et son visage. Il n'a de cesse d'être confronté à des dilemmes : comment conseiller sa sœur amoureuse ? Que décider quand la vie de cette même sœur est en danger ? Que dire à une femme qui l'aime ? La vie semble une suite de débats moraux qui, paradoxalement (car ces questions devraient se poser au nom d'un Dieu) laissent l'homme terriblement seul, le visage dévoré par l'obscurité d'un confessionnal ou le corps lacéré par des rednecks impies. Face à la loi, on attend longtemps la foi, mais il y a quasiment pas de prière dans Le Cardinal. Ou quand une prière s'esquisse - au moment où la sœur agonise - le but semble être d'en filmer l'impossibilité.

Confession. Deux confessions se répondent dans le film. La première met en scène le jeune père Fermoyle écoutant sa sœur dans un confessionnal, la seconde se passe dans une prison : Romy Schneider se confie à notre personnage, désormais évêque. Les deux ont une issue tragique, et pourtant quelque chose a pris chair entre temps. La première confession, avec la sœur Mona, se fait dans l'obscurité, et les deux personnages sont séparés par la cloison du confessionnal. La manière dont sont désolidarisé la voix et l'apparence de chacun répond à l'ambiguïté de la situation, où se rassemblent un confesseur et une pénitente mais aussi un frère et une sœur. Preminger fait de l'hésitation entre la vérité et la sincérité tout le paradoxe de ce sacrement. Vers la fin du film seulement, ce paradoxe trouve une forme de plénitude. C'est le gros plan sur le visage de Romy Schneider entre les barreaux. Dans cette séquence magnifique, son personnage parle enfin à l'évêque qu'elle a en face d'elle. A la différence de la première confession, celle-ci se fait à visage découvert. A la fin, c'est comme si toute la vie du prêtre et tout l'itinéraire du film avaient pour but la possibilité (humaine, cinématographique) de cette confession.

Silence. Lors d'un bal de Vienne, pendant l'année où il s'est retiré pour réfléchir à sa vocation, Stephen Fermoyle est tenté de se confier à la jeune fille à laquelle il s'est lié. Mais il dit quelque chose comme "ce qu'un homme peut dire, un prêtre doit le taire", avant d'ajouter "mais j'en ai assez de me taire". Le silence qui hante de bout en bout Le Cardinal est explicité dans cette réplique sonnant comme un curieux écho à la formule de Wittgenstein : "Ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire". Il y a, dans le personnage principal et dans la mise en scène de Preminger, une forme de retenue silencieuse qui est essentielle à la progression du film. Ainsi de cette scène qui suit et contredit le "j'en ai assez" et met fin aux doutes du jeune prêtre : il revient dans sa chambre d'hôtel, sifflotant une mélodie, et se voit dans la glace vêtu de son costume de bal. Ses sifflotements s'arrêtent, il sort un costume sombre de son armoire et l'accroche devant le miroir, comme pour recouvrir son reflet. Quand la mélodie a laissé place au silence, il faut encore faire taire l'image. Quelques scènes plus tard, Romy Schneider l'aperçoit en clergyman à travers la vitre d'un café : ils se voient mais ne se diront rien.

Le film de Preminger suit à tous les niveaux l'injonction de Wittgenstein. Dans la pudeur de son regard mais aussi dans cette manière de garder le silence sur ce Dieu qui anime la vie du cardinal en devenir : ce qu'on ne peut pas montrer, il faut le laisser caché.

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