lundi 28 novembre 2011

A Dangerous method, de David Cronenberg - ou le sexe intelligent

A la Viennale, où il présentait A Dangerous method, Cronenberg s'est fendu d'un surprenant commentaire. Approximativement : "A Dangerous method n'est pas fait pour Hollywood, car on n'y trouve pas de violence ou de sexe - enfin si, on y trouve du sexe, mais du sexe intelligent." Hum. Arrêtons-nous quelques instants sur cette notion de "sexe intelligent". Quelqu'un connaissait? Je ne sais pas ce que c'est, mais ça fout la trouille, non? Presque autant que ces séquences consternantes où Keira Knightley, lasse de singer d'improbables crises de folie, se regarde dans la glace, fesses à l'air, pendant que Carl Gustav Jung travaille à l'assouvissement de ses désirs plus vraiment inconscients.

En fait, maladresse ou non de la formule, Cronenberg a pointé le problème de son film : tout y est intelligent. Mais d'une intelligence froide et amidonnée. Une intelligence sans esprit. On voit ce qui l'intéresse dans cette histoire : la manière dont la vie fait irruption dans les discussions de salon entre Freud et Jung. Le second soutient au premier que l'inconscient ne peut pas être réduit à la seule dimension sexuelle, et c'est pourtant lui qui, peu à peu, est gagné par l'obsession du sexe. Mais Cronenberg ne tire strictement rien de ce paradoxe. C'est au contraire la rigidité et le sérieux du discours psychologique qui s'étend à l'ensemble de son film. Du coup, dès qu'on sort du salon, rien n'existe vraiment, il n'y a que des grimaces théoriques. On voudrait rire parfois, car ces situations sont comiques, mais on a peur d'être rappelé à l'ordre par Freud et son cigare - ou par Cronenberg et son "sexe intelligent".

samedi 19 novembre 2011

The Wire

Article publié chez Encore une fois

Une série continue de résister à la marche des saisons. The Wire, dont la cinquième et dernière saison date de 2008, fait aujourd’hui l’objet d’un ouvrage collectif intitulé The Wire – Reconstitution collective. Comme son nom l’indique le livre est collectif, rassemblant des contributeurs venus d’horizons divers – éditeurs, universitaires, critiques. Comme son nom l’indique encore, il s’agit d’une espèce d’enquête par reconstitution, reprenant saison par saison la série créée par David Simon. L’occasion est toute trouvée, avec trois ans de recul déjà, pour se demander ce qui a fait de The Wire, Sur écoute en VF, l’une des séries américaines les plus fascinantes.

Avant tout, la série se caractérise par un rythme qui n’appartient qu’à elle. De longs épisodes de près d’une heure, douze à treize épisodes par saison. Et à l’intérieur de l’épisode, une tension continuelle entre la description et l’action. Le plus court chemin d’un bout de la saison à l’autre, ce n’est pas une ligne droite, mais un sentier sinueux où l’on s’arrête souvent, où l’on fait des rencontres. Vous l’aurez compris, les scénaristes de The Wire (David Simon, donc, et Ed Burrns) ne sont pas du genre à utiliser le cliffangher de fin d’épisode. A vrai dire, on n’est pas captivé immédiatement par The Wire, il faut bien trois ou quatre épisodes pour qu’une histoire s’impose, naturellement, singulièrement. Emmanuel Burdeau, co-auteur et co-éditeur du livre, localise très précisément le déclic, l’instant où le spectateur commence à être séduit. Sur une scène de crime, deux des personnages principaux, Bunk et et McNulty lâchent des « fuck », « fuck me », « mother fucker », moitié las et moitié interloqués par les indices qu’ils passent en revue. Il y a dans cette scène à la fois la fatigue de l’investigation toujours identique et les prémisses d’une intrigue enfin tangible – mais surtout, se cristallise une manière rigoureuse et désinvolte de concevoir l’enquête. Et une manière inédite, par là même, d’envisager la série policière.

Si Simon et Burns instaurent ce rythme si spécial, c’est pour laisser du champ au contexte et aux personnages. Chaque saison fait vivre un lieu et ses protagonistes. La première saison est centrée sur le trafic de drogue dans les « corners » de Baltimore, avec le gang d’Avon Barksdale. La seconde saison déplace l’intrigue vers les docks et les pratiques douteuses d’un syndicat ouvrier en fin de règne. Nous revenons, pour la troisième saison, aux cités de Baltimore où seront mises en concurrence deux figures de la pègre : Avon Barksdale et son lieutenant Stringer Bell. Puis les saisons 4 et 5 investissent des lieux et des sujets plus variés, allant du trafic de la drogue à l’éducation publique américaine, sur fond d’ascension politique du jeune Tommy Carcetti. Bref, on s’aperçoit que si The Wire prend autant son temps, c’est pour donner aux espaces leur profondeur et aux personnages leur épaisseur. On se retrouve avec des seconds rôles fascinants qui pourraient à eux seuls justifier l’existence de la série. Le personnage d’Omar Little, par exemple, est un bandit en même temps qu’un justicier. Homosexuel flamboyant, il passe les trois premières saisons à chasser les tortionnaires de son amant.

Les lieux sont observés d’un point fixe, une pièce délabrée : l’endroit où travaille une brigade de police spécialisée dans la mise sur écoute. Les personnages emblématiques de cette équipe sont les inspecteurs Jimmy McNulty, Kima Greggs ou Lester Freaman. Ce dernier, le plus âgé et le plus sage, met à jour le tableau des hiérarchies et ramifications découvertes grâce aux écoutes. Cette relation d’observation entre les policiers et les dealers pourrait évoquer le rapport que le spectateur entretient avec l’univers de la série. Petit à petit, il découvre de nouveaux personnages et voit se tisser les liens qui les rassemblent. Les saisons se construisent ainsi : de nouveaux personnages apparaissent sur le tableau, d’autre sont rayés. De nouvelles lignes se tracent entre les uns et les autres.

Car, jusque dans cette esthétique de l’obstacle et de la pesanteur, The Wire est d’une incroyable ambition. Jean-Marie Samocki, l’auteur du chapitre sur la saison deux, pointe à juste titre la visée balzacienne de la série : en empruntant le format du feuilleton tel qu’il pouvait exister au XIXème siècle, et en faisant se croiser des personnages hantés par leur désir et leurs ambitions, il dresse un portrait de la ville américaine des années 2000. Même si La Comédie humaine version Baltimore est bientôt grignotée par l’enfer de l’administration. Le désir des personnages est vite fatigué par un monde en déclin, par une ville fantomatique et par une économie industrielle en train de rendre l’âme. Avec la démonstration, dans les chapitre trois et quatre, de l’impossibilité essentielle de toute réforme des institutions, on bascule de la comédie humaine à la tragédie antique, dont les technocrates seraient les dieux cruels.Pourtant, les écoutes en elles-mêmes ne sont pas très présentes dans The Wire. Moins qu’on pouvait l’attendre, en tout cas, pour une série qui s’appelle Sur Ecoute. Outre le labyrinthe administratif qui s’impose pour chaque mise sur écoute, le procédé en lui-même atteint rarement sa cible : prudence des dealers, quiproquos, font que la majorité des écoutes ne mène nulle part. La brigade n’est pas même une structure pérenne : elle est souvent menacée de dissolution, quand elle n’est pas simplement dissolue, à la fin de la saison 3 et pendant une bonne partie de la saison 4. Ces écoutes sont donc bien à l’image de la série elle-même : l’intrigue est ténue, sans cesse mise en cause, sans cesse détournée de son but. Il y a une esthétique de l’obstacle – naturel ou technocratique – dans The Wire. Tant mieux, au fond, si l’enquête n’avance pas assez vite pour toutes les raisons du monde : faire connaissance avec D’Angelo, jeune Barksdale qui doute de sa vocation de dealer, ou alors explorer successivement l’industrie des docks et la mairie de Baltimore.

C’est pour cette raison que l’analyse politique, faite notamment au chapitre trois par Kieran Aarons et Grégoire Chamayou, laisse un peu rêveur. Il est question dans ce chapitre de la création officieuse d’une zone de tolérance pour la drogue, appelée Hamsterdam. Plutôt que de voir dans cette histoire un propos politique – que le créateur de la série, David Simon soutient probablement en interview – nous préférerons y deviner une « fable sans morale ». L’expression, utilisée par l’un des contributeurs, est pleine de vérité pour The Wire. La série fourmille en effet de ces histoires qui ne mènent nulle part, de ces fables qui, au lieu d’avoir une fin, donnent lieu à un spectacle confinant au fantastique. Ainsi les drogués qui sillonnent Hamsterdam deviennent à l’écran des sortes de zombies, déambulant dans cette cour des miracles comme les survivants d’un monde dévasté. En somme, l’intérêt véritable de The Wire se situe quelque part par là : entre le document analytique, le roman et un spectacle qui s’offre naturellement au renouveau du genre.

The Wire – reconstitution collective, Ouvrage dirigé par Emmanuel Burdeau et Nicolas Vieillescazes, Cappricci/Les Prairies ordinaires, 20€


vendredi 18 novembre 2011

Cinq questions sur le numérique

C'est le grand truc du moment : le numérique. Entre autres épisodes (des articles de Trafic que je n'ai pas lu), Guillaume Orignac sort un livre intitulé David Fincher ou l'heure du numérique, et les Cahiers du Cinéma un dossier "Adieu 35", sur le passage du 35 mm au numérique. L'actualité cinématographique n'est pas en reste. Voici donc, dans le désordre, quelques questions qui se posent d'elles-mêmes à la suite de ces textes et de ces échanges. Aidez-moi, je n'ai pas les réponses !


1. Est-ce que le numérique change le cinéma ontologiquement ?
LA question. En gros, le problème se présente de la manière suivante. Pour les penseurs qui se sont coltinés la question ontologique, le propre du cinéma est d'être le premier art où la réalité se présente d'elle-même au regard. Bien sûr, cette éclosion du réel à l'écran est impossible sans un point de vue, sans des choix de mise en scène - mais il y a toujours, à un moment donné, cette opération chimique qui fait que quelque chose s'imprime sur la pellicule. De Bazin à Tarkovski en passant par Rohmer et Mourlet, les théoriciens en question ont fait de la mise en scène un hommage à ce qui se révèle du monde : son rythme, sa profondeur, ses créatures. Le cinéaste est libre de montrer ce qu'il veut, mais il est paradoxalement libre dans le mesure même où il est obligé, contraint. Parce qu'il est libre, il doit montrer quelque chose par son geste. Comme dit Mourlet : "Modeler cet univers pour toujours plus de beauté, certes, mais que ce soit le jaillissement de la beauté possible, en pressant le réel comme un fruit." Le cinéaste a beau disposer d'un éventail de leviers, qui lui permettront de montrer les choses de telle ou telle manière, ses actes et ses choix tendront vers cette évidence première que son cinéma repose sur ce qui est. Avec le numérique, c'est différent. Avec le numérique, il n'y a plus d'opération magique : le monde est codé, puis décodé. Les apparences ne viennent plus se figer sur la pellicule, elles sont immédiatement interprétées, puis entrées dans la machine. Le socle irréductible est réduit, la réalité incompressible est compressée. La question, du coup, devient la suivante : la transition du numérique implique-t-elle une évolution quantitative - en multipliant ou en approfondissant simplement les leviers sur lesquels la mise en scène peut jouer - ou une évolution qualitative - c'est du cinéma, mais ce n'est simplement plus le même cinéma : sa définition n'est plus la même, ses fins ne sont plus les mêmes.

2. Si oui, comment penser ce qui se créé à la place ?
Il ne s'agit plus, dans ce cas, de s'enthousiasmer sur des technologies offrant enfin au cinéma toutes ses possibilités, ou à l'inverse de s'attrister de ce que le cinéma authentique, celui de la pellicule imprimée, soit définitivement perdu. Demandons-nous plutôt ce qu'est ce nouveau cinéma. L'angle adopté par Guillaume Orignac dans son livre sur Fincher est original. Qu'est-ce que le cinéma, à l'époque Fincher, a de nouveau ? Ce que montre l'auteur, c'est que cette manière de figer et de fluidifier par le code - la qualité précisément numérique de ce cinéma - devient dans les films de Fincher un principe du monde moderne. Ce cinéma est manipulable, mortifère parce qu'il créé de toute pièce des mouvements, des gestes, une vie. Mais il représente en cela fidèlement un aspect du réel dans lequel nous vivons. Le livre d'Orignac permet en somme de se frotter à la question, mais dans le prisme des films de Fincher.

3. ...Est-ce à travers l'œil du spectateur ?
Peut-on penser la radicalité du cinéma numérique, son essentielle bifurcation, à partir de l'expérience de spectateur? Que l'image soit digitale ou analogique, qu'est-ce que cela change au fond pour celui qui regarde ? Le commun des mortels ne sait pas forcément si le film est projeté en pellicule ou en numérique, et il ne sait pas forcément non plus si le film a été tourné en caméra numérique. Dans le numéro de novembre des Cahiers du cinéma, Stéphane Delorme formule cette objection à Guillaume Orignac : peu importe si les ruelles d'Harvard, dans Social Network, sont recréées numériquement : le spectateur ne s'en rend pas compte. A mon sens, il oublie un point précis. Ce qui est fragilisé dans le processus, c'est la foi du spectateur. Sa confiance en ce qui se montre à l'écran. Quand tout sera en numérique, il saura de toute manière que le plan est un artefact pur et simple. Le contrat tacite entre le cinéaste et le spectateur, cette suspension of disbielief appliquée au cinéma, est-elle donc faite pour être mise à mal ? Sur quel socle le spectateur pourra-t-il s'appuyer pour croire et pour vivre ce qu'il voit ? Dans son livre, G. Orignac pose différemment le problème. Pour Fincher, il semble y a avoir dans l'image une ambivalence essentielle. Entre la reproduction et la manipulation. Entre la représentation et le piratage. Le cinéaste baigne lui-même dans ce double jeu : publicitaire un jour, dénonciateur de la société de consommation un autre jour (cf. Fight Club). Pour ma part, c'est toujours ce qui m'a un peu énervé chez Fincher, mais à la réflexion, c'est là-dessus, dans cette notion de jeu manipulé/manipulateur, que repose le talent du cinéaste.

4. ... Est-ce à travers le processus de fabrication du film ?
Les Cahiers du Cinéma explorent cette piste en interviewant différents protagonistes de la chaîne de production. A y regarder de trop près, on perd un peu de vue les différences essentielles. Dans la fabrication d'un film, la proportion entre ce qui se passe pendant le tournage et ce qui se passe après est totalement bouleversée. Jusqu'à quel point Spielberg, pour son Tintin, a-t-il eu besoin de faire un vrai tournage ? Quelles dimensions de la réalité lui a-t-il fallu insuffler dans son film pour parvenir à une telle maestria de montage, de transitions spatiales et temporelles, de reflets, de couleurs et de matières ?

5. L'avenir du numérique est-il dans la performance capture ?
C'est la question subsidiaire, et pourtant c'est une question qui semble incontournable : que devient le jeu d'acteur avec le numérique ? Le problème est posé avec une belle simplicité dans Real Steel : la performance capture serait-elle la dernière manière, à travers le geste d'origine, le mouvement épuré, de retrouver cette magie perdue de l'ancien cinéma ? De faire en sorte que le cinéma numérique soit encore inspiré, entraîné dans un élan qui ne soit pas une force d'inertie ?

Si vous en avez marre des questions, et que vous voulez des textes un peu plus conséquents sur le même sujet, allez voir ici, , ou bien , ou bien encore .

jeudi 17 novembre 2011


Après 8 ans, Laurent Devanne a décidé d'arrêter KINOK. Ce site, auquel je collabore depuis près de trois ans, a su rassembler des plumes souvent brillantes, autour de films particulièrement variés. Finis, donc, les devoirs maison et les relances de Laurent. Qu'il soit remercié pour les pans de cinéma qu'il m'a fait découvrir, et les très aimables collègues de bureau qu'il m'a fait rencontrer.

Avant le clap de fin, n'oubliez pas d'aller voir :

Un article sur L'étrangleur de Paul Vecchiali












Et surtout, la version longue de l'entretien virtuel avec Emmanuel Burdeau, autour de son Vincente Minnelli :


mercredi 16 novembre 2011

Les chaussons rouges

Les Chaussons rouge ne célèbre pas uniquement un combat éternel entre l'art et la vie. La vie, dans le film de Powell et Pressburger, est de toute manière saturée d'art. Mais il y a deux mondes, deux moments dans le film : un temps pour la musique, un temps pour le ballet.

La musique, c'est une manière harmonieuse d'envisager la vie, l'amour, les relations. Il y a bien une fierté du compositeur, mais même dans la virtuosité, il a quelque chose de relatif - soit qu'il s'agisse de re-composer à partir du travail d'un autre (après s'être fait voler ses propres mélodies), soit qu'il s'agisse d'être inspiré par l'amour d'une femme. La musique, en cela, semble associée au mélodrame.

L'art du ballet, à l'inverse, est un absolu. C'est le talent de tout une troupe, les décors, les gestes des danseurs, convergeant vers un unique instant de grâce. Le ballet est un îlot de perfection se suffisant à lui-même. La scène de ballet est magnifique : ce qui se passe sur scène et ce qui se passe à l'écran est habilement mélangé. On ne discerne plus le montage de la scénographie. Et le montage même semble se faire directement sur la scène, démultipliant ici la danseuse en surimpression, créant là des effets visuels qui sont autant de décors.

Ce moment artistique absolu baigne dans le mélodrame de la vie. Mais, comme de l'huile dans de l'eau, les deux éléments ne sauraient se mélanger- l'issue ne pourra être que fatale. Entre mélodrame et chorégraphie, Powell et Pressburger ont trouvé pour leur cinéma une formule parfaitement tragique. Où l'art ne pourra rendre hommage à la vie qu'en braquant un projecteur sur son absence.

Merci à Cinetrafic pour ce DVD des Chaussons rouges
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Les Chaussons rouges, de Michael Powell, disponible en DVD et BluRay depuis le 9 novembre 2011.