vendredi 30 décembre 2011

Comment savoir, de James L. Brooks

Pourtant amateur de Pour le pire et pour le meilleur, et franchement adepte de Spanglish - les deux précédents films de James L. Brooks - j'avais raté Comment savoir à sa sortie. J'aimais bien, dans Spanglish, la manière dont était enfin employé le non-jeu d'Adam Sandler, ses gestes paresseux et sa voix traînante (beaucoup mieux par exemple que dans Punch-Drunk Love). Il y a dans Comment Savoir ce même mélange de précision et d'inventivité, conféré à la fois aux acteurs et à la mise en scène. J'ai retrouvé chez Balloonatic le terme exact que je voulais utiliser pour parler du style de Brooks : la plasticité. Celle-ci s'entend de deux façons. D'un côté, des plans rigoureusement forgés par le regard du réalisateur - et de l'autre, une incroyable souplesse permettant aux protagonistes de reconfigurer les scènes selon leur bon plaisir. Si Comment savoir est un film plastique, il l'est donc dans  un dialogue cinématographique entre le solide et le fluide.

Architecture, tout d'abord, de la mise en scène. Rien de plus étudié que la construction des situations dans le film de Brooks. Prenez cette scène où le personnage d'Owen Wilson invite celui de Reese Witherspoon dans sa chambre d'hôtel. Alors qu'elle hésite, il recule "pour lui donner la place de réfléchir", et voilà le portier inclus malgré lui dans le dilemme amoureux, formant avec eux un improbable couple à trois, aussi loufoque que parfaitement théorique (et symbolique du reste du film).


Comment savoir Extrait 1 par toutlecine

Il y a de même un comique purement graphique dans cette autre séquence montrant O. Wilson et R. Witherspoon  rentrant d'une soirée barbecue, sous un parapluie. Le parapluie noir est filmé du dessus, laissant apparaître un pas sur deux l'assiette de brochettes que notre bon sportif n'a pu s'empêcher d'emporter avec lui. Le brio de ces plans biens peaufinés fonctionne aussi, en effet, dans la mesure où il joue avec des personnages apparemment archétypaux : une blonde à états d'âmes, un businessman en crise, un sportif un peu benêt.

Les dialogues, au lieu de prolonger cette forme de rigidité initiale, font au contraire de chaque scène des situations façonnables par les personnages. Au-delà même de l'espace laissé aux créatures par un montage et une réalisation simples (architecture minimaliste, en quelque sorte, ou du moins sans effets inutiles : ce qu'on qualifie souvent de "classique" dans le cinéma de Brooks), l'art des dialogue devient pour les protagonistes une opportunité de prendre en main la dramatisation de leur propre vie. Le personnage de Reese Witherspoon passe son temps à rater puis à corriger ses sorties : elle sort d'une pièce, ou quitte un arrêt de bus, puis revient pour reformuler son propos - et donner à la scène une seconde chance. Car il y a toujours une seconde chance pour les personnages de Brooks. Voici un étrange scénariste qui, jamais grisé par l'harmonieux fatalisme du récit, semble déléguer son pouvoir aux personnages, comme à autant de porte-paroles. A eux, ensuite, de répéter - pour toujours mieux dire et pour toujours mieux faire. La quête du bonheur devient une quête d'harmonie dramatique où, par exemple, le personnage de Paul Rudd peut supprimer une réplique de sa partenaire en lui collant la main sur la bouche, ou se mettre à courir pour ne pas entendre ce que son père a à lui dire.


COMMENT SAVOIR : EXTRAIT 1 VOST HD (How do you... par baryla

Cette fluidité de la mise en scène des dialogues - et de la mise en scène par les dialogues - n'empêche pas de savourer le caractère inéluctable de l'instant, qui fait son inaccessible présence (où "présence" signifie "dans le présent").  Il y avait cette belle scène, dans Spanglish, où le personnage d'Adam Sandler, écoutait, assis, les confidences de son interlocutrice : celle-ci avait décidé que la conversation prendrait fin au moment où elle poserait les pieds au sol. Ce qu'elle finit par faire, non sans avoir lancé un définitif et poignant "I love you" - délicieux moment étiré, étiré encore, puis clôturé de manière irrévocable. En un sens, l'inéluctabilité des choix, des décisions et du temps qui passe n'est elle-même valable que quand elle est invoquée comme nécessaire par l'un des personnage. La seule manière de réagir pour l'autre - pour celui qui voit et qui écoute - est un respect qui le tient à distance, le réduit au statut de spectateur. Magnifique dramatisation de l'instant que l'on retrouve, dans Comment savoir, au moment où le père voit son fils rejoint par la femme qu'il aime (il sait que cette situation le condamne, mais il la contemple tout de même, en spectateur ému).

Cette double manière de s'incliner devant la beauté unique (non reproductible) du moment, et de vouloir cependant le rejouer et le reprendre à son compte, est bien figurée par la scène de la maternité. Un homme déclare sa flamme à la mère de son enfant, demandant au personnage de Paul Rudd de tenir la caméra. Bien sûr celui-ci fait une mauvaise manip et oublie de filmer. Le personnage de Reese Witherspoon prend les choses en main et leur propose de rejouer la scène, donnant à la situation une nouvelle couche de signification : transformant par le jeu et la mise en scène sa propre empathie de spectatrice. C'est ainsi que respire, dans Comment savoir, la rareté du bonheur : à jamais perdu, in-imprimable sur pellicule, il ne s'approche que dans le travail d'hésitation, de répétition, de développement que les acteurs entreprennent.



jeudi 29 décembre 2011

Shame, de Steve McQueen - quand il n'y a pas de rapport sexuel


Moins qu'un trip sur l'addiction à la Bad Lieutenant, Shame est un film sur la solitude dans la ville moderne. De l'opacité du visage, longuement filmé, de Michael Fassbender jusqu'aux plans qui se cognent aux baies vitrées d'un appartement, au miroir d'une salle de bain, ou aux fenêtres du métro, il y a dans le film de Steve McQueen comme un vide essentiel. "Il n'y a pas de rapport sexuel", comme dit l'autre : le sexe n'est ici qu'une construction solitaire, finissant par se nourrir d'elle-même et de son propre vertige, dans un cycle de répétitions et de rimes visuelles. 

Puritain ou non, il est certain que le film est hanté par la notion de péché. Et le péché semble ici une négation de la chair, curieusement absente à l'écran : quelle équivalence plus chrétienne peut-on trouver que celle enchaînant une irréelle orgie sexuelle, vers la fin, au sang bien réel de la sœur dans la salle de bain ? En somme, l'addiction de Brendon est un crime de l'esprit contre le corps, et non l'inverse. C'est la victoire de l'obsession, de l'imagerie mentale, contre le corps qui se donne. En ceci, Shame nous parle autant d'impuissance que d'addiction.

PS : On peut penser ce que l'on veut de cette culpabilité, de cette notion de honte, c'est au moins une émotion qui donne au film une tonalité. Ce dont un film comme A Dangerous method, traitant pourtant de sujets voisins, est terriblement dépourvu.

lundi 19 décembre 2011

Top cinq 2011

Tintin d'un côté, Tree of life de l'autre : nous aurons eu le droit, en 2011, à deux propositions de cinéma aussi extrêmes que radicalement opposées. J'ai raté trop de films cette année pour que mon top vaille vraiment quelque chose. Mais 2011 restera pour moi une année essentielle, au sens littéral : on y a découvert un cinéma hanté par ses origines et happé, avec le numérique, par le vertige de ses développements possibles. 

En réponse au deuil de l'ancien monde, on a vu des personnages contempler les origines de l'existence (Tree of life), confronter leur regard à l'impossible (Super 8), ou ressusciter d'antiques chevauchées (True Grit). Mais les fantômes du cinéma, le travail du deuil, auront aussi donné un film décevant comme Hugo Cabret, ou un exercice subtil comme The Artist. La Piel que habito pourrait être lu comme l'allégorie de ce cinéma qui change de peau, qui cherche une nouvelle profondeur à travers sa superficialité renouvelée. La Planète des singes fait de cette mue une théorie de l'évolution : la performance capture comme prochain stade - révolutionnaire ? - du jeu d'acteur. On pourra préférer, à ce messianisme technologique, deux voies pour le cinéma numérique. La voie de la continuité, avec Real Steel, ou celle de la fuite en avant, avec Tintin. Cette seconde bifurcation est celle du divertissement pur. Bulles de matière artificielle, jeux de reflets, Spielberg a inventé quelque chose d'entièrement neuf et de terriblement beau.

***

Top 2011*

* Dans l'ordre : Tree of lifeTintin et le secret de la licorne, Super 8, Real Steel, La Piel que habito

Hugo Cabret - Martin Scorsese : voyage à travers le cinéma défunt

Il faut croire que le films "personnels" ne réussissent pas à Scorsese. Avec sa Dernière tentation, il avait fait son mauvais film sur le Christ, voilà qu'il signe, avec Hugo Cabret une oeuvre décevante sur le cinéma.

L'idée d'une 3D utilisée comme les décors carton-pâte de Méliès peut sembler intéressante, mais en fait non. Quel est l'intérêt de cette esthétique décorative ? Est-ce vraiment cela que nous voulons garder du cinéma naissant ? Tout ce qu'il y a de vivant, dans Hugo Cabret, ce sont ces cendres tombées d'un mouchoirs, ou ces feuilles volantes, échappées d'une mystérieuse boîte. Nous sommes, le reste du temps, dans une gare-mausolée de fort mauvais goût.

Hugo Cabret est un film mécaniste, c'est-à-dire une oeuvre inerte, remontée comme un automate. La vie n'y a pas de dynamique propre. L'exact inverse de Tintin, célébrant la vie, la plasticité, le mouvement créatif de la matière synthétique.

Scorsese donne l'impression d'écouter le tic-tac de son cinéma, oubliant pendant ce temps de faire un film. Ce qui donne, à tous les niveaux, une oeuvre infiniment triste.

lundi 5 décembre 2011

Gentleman Jim


La beauté de Gentleman Jim est toute concentrée dans les gestes précis et désinvoltes de l'acteur, Errol Flynn. "Il aurait pu être danseur", suggère le pasteur en regardant son jeu de jambe. Pas sûr, car la chorégraphie du ring n'est pas gratuite, elle est toujours l'instrument d'une victoire. C'est même ce qui en fait la noblesse. Etre aristocrate, chez Walsh, est synonyme de faire l'aristocrate : s'habiller de la meilleure des manières, remettre ses cheveux en place, devenir champion du monde de boxe, séduire une riche héritière. L'Amérique est le pays où la noblesse se conquiert. Et la grâce de ce mouvement, la tension de ce désir, seul le cinéma pouvait honnêtement en rendre compte.

lundi 28 novembre 2011

A Dangerous method, de David Cronenberg - ou le sexe intelligent

A la Viennale, où il présentait A Dangerous method, Cronenberg s'est fendu d'un surprenant commentaire. Approximativement : "A Dangerous method n'est pas fait pour Hollywood, car on n'y trouve pas de violence ou de sexe - enfin si, on y trouve du sexe, mais du sexe intelligent." Hum. Arrêtons-nous quelques instants sur cette notion de "sexe intelligent". Quelqu'un connaissait? Je ne sais pas ce que c'est, mais ça fout la trouille, non? Presque autant que ces séquences consternantes où Keira Knightley, lasse de singer d'improbables crises de folie, se regarde dans la glace, fesses à l'air, pendant que Carl Gustav Jung travaille à l'assouvissement de ses désirs plus vraiment inconscients.

En fait, maladresse ou non de la formule, Cronenberg a pointé le problème de son film : tout y est intelligent. Mais d'une intelligence froide et amidonnée. Une intelligence sans esprit. On voit ce qui l'intéresse dans cette histoire : la manière dont la vie fait irruption dans les discussions de salon entre Freud et Jung. Le second soutient au premier que l'inconscient ne peut pas être réduit à la seule dimension sexuelle, et c'est pourtant lui qui, peu à peu, est gagné par l'obsession du sexe. Mais Cronenberg ne tire strictement rien de ce paradoxe. C'est au contraire la rigidité et le sérieux du discours psychologique qui s'étend à l'ensemble de son film. Du coup, dès qu'on sort du salon, rien n'existe vraiment, il n'y a que des grimaces théoriques. On voudrait rire parfois, car ces situations sont comiques, mais on a peur d'être rappelé à l'ordre par Freud et son cigare - ou par Cronenberg et son "sexe intelligent".

samedi 19 novembre 2011

The Wire

Article publié chez Encore une fois

Une série continue de résister à la marche des saisons. The Wire, dont la cinquième et dernière saison date de 2008, fait aujourd’hui l’objet d’un ouvrage collectif intitulé The Wire – Reconstitution collective. Comme son nom l’indique le livre est collectif, rassemblant des contributeurs venus d’horizons divers – éditeurs, universitaires, critiques. Comme son nom l’indique encore, il s’agit d’une espèce d’enquête par reconstitution, reprenant saison par saison la série créée par David Simon. L’occasion est toute trouvée, avec trois ans de recul déjà, pour se demander ce qui a fait de The Wire, Sur écoute en VF, l’une des séries américaines les plus fascinantes.

Avant tout, la série se caractérise par un rythme qui n’appartient qu’à elle. De longs épisodes de près d’une heure, douze à treize épisodes par saison. Et à l’intérieur de l’épisode, une tension continuelle entre la description et l’action. Le plus court chemin d’un bout de la saison à l’autre, ce n’est pas une ligne droite, mais un sentier sinueux où l’on s’arrête souvent, où l’on fait des rencontres. Vous l’aurez compris, les scénaristes de The Wire (David Simon, donc, et Ed Burrns) ne sont pas du genre à utiliser le cliffangher de fin d’épisode. A vrai dire, on n’est pas captivé immédiatement par The Wire, il faut bien trois ou quatre épisodes pour qu’une histoire s’impose, naturellement, singulièrement. Emmanuel Burdeau, co-auteur et co-éditeur du livre, localise très précisément le déclic, l’instant où le spectateur commence à être séduit. Sur une scène de crime, deux des personnages principaux, Bunk et et McNulty lâchent des « fuck », « fuck me », « mother fucker », moitié las et moitié interloqués par les indices qu’ils passent en revue. Il y a dans cette scène à la fois la fatigue de l’investigation toujours identique et les prémisses d’une intrigue enfin tangible – mais surtout, se cristallise une manière rigoureuse et désinvolte de concevoir l’enquête. Et une manière inédite, par là même, d’envisager la série policière.

Si Simon et Burns instaurent ce rythme si spécial, c’est pour laisser du champ au contexte et aux personnages. Chaque saison fait vivre un lieu et ses protagonistes. La première saison est centrée sur le trafic de drogue dans les « corners » de Baltimore, avec le gang d’Avon Barksdale. La seconde saison déplace l’intrigue vers les docks et les pratiques douteuses d’un syndicat ouvrier en fin de règne. Nous revenons, pour la troisième saison, aux cités de Baltimore où seront mises en concurrence deux figures de la pègre : Avon Barksdale et son lieutenant Stringer Bell. Puis les saisons 4 et 5 investissent des lieux et des sujets plus variés, allant du trafic de la drogue à l’éducation publique américaine, sur fond d’ascension politique du jeune Tommy Carcetti. Bref, on s’aperçoit que si The Wire prend autant son temps, c’est pour donner aux espaces leur profondeur et aux personnages leur épaisseur. On se retrouve avec des seconds rôles fascinants qui pourraient à eux seuls justifier l’existence de la série. Le personnage d’Omar Little, par exemple, est un bandit en même temps qu’un justicier. Homosexuel flamboyant, il passe les trois premières saisons à chasser les tortionnaires de son amant.

Les lieux sont observés d’un point fixe, une pièce délabrée : l’endroit où travaille une brigade de police spécialisée dans la mise sur écoute. Les personnages emblématiques de cette équipe sont les inspecteurs Jimmy McNulty, Kima Greggs ou Lester Freaman. Ce dernier, le plus âgé et le plus sage, met à jour le tableau des hiérarchies et ramifications découvertes grâce aux écoutes. Cette relation d’observation entre les policiers et les dealers pourrait évoquer le rapport que le spectateur entretient avec l’univers de la série. Petit à petit, il découvre de nouveaux personnages et voit se tisser les liens qui les rassemblent. Les saisons se construisent ainsi : de nouveaux personnages apparaissent sur le tableau, d’autre sont rayés. De nouvelles lignes se tracent entre les uns et les autres.

Car, jusque dans cette esthétique de l’obstacle et de la pesanteur, The Wire est d’une incroyable ambition. Jean-Marie Samocki, l’auteur du chapitre sur la saison deux, pointe à juste titre la visée balzacienne de la série : en empruntant le format du feuilleton tel qu’il pouvait exister au XIXème siècle, et en faisant se croiser des personnages hantés par leur désir et leurs ambitions, il dresse un portrait de la ville américaine des années 2000. Même si La Comédie humaine version Baltimore est bientôt grignotée par l’enfer de l’administration. Le désir des personnages est vite fatigué par un monde en déclin, par une ville fantomatique et par une économie industrielle en train de rendre l’âme. Avec la démonstration, dans les chapitre trois et quatre, de l’impossibilité essentielle de toute réforme des institutions, on bascule de la comédie humaine à la tragédie antique, dont les technocrates seraient les dieux cruels.Pourtant, les écoutes en elles-mêmes ne sont pas très présentes dans The Wire. Moins qu’on pouvait l’attendre, en tout cas, pour une série qui s’appelle Sur Ecoute. Outre le labyrinthe administratif qui s’impose pour chaque mise sur écoute, le procédé en lui-même atteint rarement sa cible : prudence des dealers, quiproquos, font que la majorité des écoutes ne mène nulle part. La brigade n’est pas même une structure pérenne : elle est souvent menacée de dissolution, quand elle n’est pas simplement dissolue, à la fin de la saison 3 et pendant une bonne partie de la saison 4. Ces écoutes sont donc bien à l’image de la série elle-même : l’intrigue est ténue, sans cesse mise en cause, sans cesse détournée de son but. Il y a une esthétique de l’obstacle – naturel ou technocratique – dans The Wire. Tant mieux, au fond, si l’enquête n’avance pas assez vite pour toutes les raisons du monde : faire connaissance avec D’Angelo, jeune Barksdale qui doute de sa vocation de dealer, ou alors explorer successivement l’industrie des docks et la mairie de Baltimore.

C’est pour cette raison que l’analyse politique, faite notamment au chapitre trois par Kieran Aarons et Grégoire Chamayou, laisse un peu rêveur. Il est question dans ce chapitre de la création officieuse d’une zone de tolérance pour la drogue, appelée Hamsterdam. Plutôt que de voir dans cette histoire un propos politique – que le créateur de la série, David Simon soutient probablement en interview – nous préférerons y deviner une « fable sans morale ». L’expression, utilisée par l’un des contributeurs, est pleine de vérité pour The Wire. La série fourmille en effet de ces histoires qui ne mènent nulle part, de ces fables qui, au lieu d’avoir une fin, donnent lieu à un spectacle confinant au fantastique. Ainsi les drogués qui sillonnent Hamsterdam deviennent à l’écran des sortes de zombies, déambulant dans cette cour des miracles comme les survivants d’un monde dévasté. En somme, l’intérêt véritable de The Wire se situe quelque part par là : entre le document analytique, le roman et un spectacle qui s’offre naturellement au renouveau du genre.

The Wire – reconstitution collective, Ouvrage dirigé par Emmanuel Burdeau et Nicolas Vieillescazes, Cappricci/Les Prairies ordinaires, 20€


vendredi 18 novembre 2011

Cinq questions sur le numérique

C'est le grand truc du moment : le numérique. Entre autres épisodes (des articles de Trafic que je n'ai pas lu), Guillaume Orignac sort un livre intitulé David Fincher ou l'heure du numérique, et les Cahiers du Cinéma un dossier "Adieu 35", sur le passage du 35 mm au numérique. L'actualité cinématographique n'est pas en reste. Voici donc, dans le désordre, quelques questions qui se posent d'elles-mêmes à la suite de ces textes et de ces échanges. Aidez-moi, je n'ai pas les réponses !


1. Est-ce que le numérique change le cinéma ontologiquement ?
LA question. En gros, le problème se présente de la manière suivante. Pour les penseurs qui se sont coltinés la question ontologique, le propre du cinéma est d'être le premier art où la réalité se présente d'elle-même au regard. Bien sûr, cette éclosion du réel à l'écran est impossible sans un point de vue, sans des choix de mise en scène - mais il y a toujours, à un moment donné, cette opération chimique qui fait que quelque chose s'imprime sur la pellicule. De Bazin à Tarkovski en passant par Rohmer et Mourlet, les théoriciens en question ont fait de la mise en scène un hommage à ce qui se révèle du monde : son rythme, sa profondeur, ses créatures. Le cinéaste est libre de montrer ce qu'il veut, mais il est paradoxalement libre dans le mesure même où il est obligé, contraint. Parce qu'il est libre, il doit montrer quelque chose par son geste. Comme dit Mourlet : "Modeler cet univers pour toujours plus de beauté, certes, mais que ce soit le jaillissement de la beauté possible, en pressant le réel comme un fruit." Le cinéaste a beau disposer d'un éventail de leviers, qui lui permettront de montrer les choses de telle ou telle manière, ses actes et ses choix tendront vers cette évidence première que son cinéma repose sur ce qui est. Avec le numérique, c'est différent. Avec le numérique, il n'y a plus d'opération magique : le monde est codé, puis décodé. Les apparences ne viennent plus se figer sur la pellicule, elles sont immédiatement interprétées, puis entrées dans la machine. Le socle irréductible est réduit, la réalité incompressible est compressée. La question, du coup, devient la suivante : la transition du numérique implique-t-elle une évolution quantitative - en multipliant ou en approfondissant simplement les leviers sur lesquels la mise en scène peut jouer - ou une évolution qualitative - c'est du cinéma, mais ce n'est simplement plus le même cinéma : sa définition n'est plus la même, ses fins ne sont plus les mêmes.

2. Si oui, comment penser ce qui se créé à la place ?
Il ne s'agit plus, dans ce cas, de s'enthousiasmer sur des technologies offrant enfin au cinéma toutes ses possibilités, ou à l'inverse de s'attrister de ce que le cinéma authentique, celui de la pellicule imprimée, soit définitivement perdu. Demandons-nous plutôt ce qu'est ce nouveau cinéma. L'angle adopté par Guillaume Orignac dans son livre sur Fincher est original. Qu'est-ce que le cinéma, à l'époque Fincher, a de nouveau ? Ce que montre l'auteur, c'est que cette manière de figer et de fluidifier par le code - la qualité précisément numérique de ce cinéma - devient dans les films de Fincher un principe du monde moderne. Ce cinéma est manipulable, mortifère parce qu'il créé de toute pièce des mouvements, des gestes, une vie. Mais il représente en cela fidèlement un aspect du réel dans lequel nous vivons. Le livre d'Orignac permet en somme de se frotter à la question, mais dans le prisme des films de Fincher.

3. ...Est-ce à travers l'œil du spectateur ?
Peut-on penser la radicalité du cinéma numérique, son essentielle bifurcation, à partir de l'expérience de spectateur? Que l'image soit digitale ou analogique, qu'est-ce que cela change au fond pour celui qui regarde ? Le commun des mortels ne sait pas forcément si le film est projeté en pellicule ou en numérique, et il ne sait pas forcément non plus si le film a été tourné en caméra numérique. Dans le numéro de novembre des Cahiers du cinéma, Stéphane Delorme formule cette objection à Guillaume Orignac : peu importe si les ruelles d'Harvard, dans Social Network, sont recréées numériquement : le spectateur ne s'en rend pas compte. A mon sens, il oublie un point précis. Ce qui est fragilisé dans le processus, c'est la foi du spectateur. Sa confiance en ce qui se montre à l'écran. Quand tout sera en numérique, il saura de toute manière que le plan est un artefact pur et simple. Le contrat tacite entre le cinéaste et le spectateur, cette suspension of disbielief appliquée au cinéma, est-elle donc faite pour être mise à mal ? Sur quel socle le spectateur pourra-t-il s'appuyer pour croire et pour vivre ce qu'il voit ? Dans son livre, G. Orignac pose différemment le problème. Pour Fincher, il semble y a avoir dans l'image une ambivalence essentielle. Entre la reproduction et la manipulation. Entre la représentation et le piratage. Le cinéaste baigne lui-même dans ce double jeu : publicitaire un jour, dénonciateur de la société de consommation un autre jour (cf. Fight Club). Pour ma part, c'est toujours ce qui m'a un peu énervé chez Fincher, mais à la réflexion, c'est là-dessus, dans cette notion de jeu manipulé/manipulateur, que repose le talent du cinéaste.

4. ... Est-ce à travers le processus de fabrication du film ?
Les Cahiers du Cinéma explorent cette piste en interviewant différents protagonistes de la chaîne de production. A y regarder de trop près, on perd un peu de vue les différences essentielles. Dans la fabrication d'un film, la proportion entre ce qui se passe pendant le tournage et ce qui se passe après est totalement bouleversée. Jusqu'à quel point Spielberg, pour son Tintin, a-t-il eu besoin de faire un vrai tournage ? Quelles dimensions de la réalité lui a-t-il fallu insuffler dans son film pour parvenir à une telle maestria de montage, de transitions spatiales et temporelles, de reflets, de couleurs et de matières ?

5. L'avenir du numérique est-il dans la performance capture ?
C'est la question subsidiaire, et pourtant c'est une question qui semble incontournable : que devient le jeu d'acteur avec le numérique ? Le problème est posé avec une belle simplicité dans Real Steel : la performance capture serait-elle la dernière manière, à travers le geste d'origine, le mouvement épuré, de retrouver cette magie perdue de l'ancien cinéma ? De faire en sorte que le cinéma numérique soit encore inspiré, entraîné dans un élan qui ne soit pas une force d'inertie ?

Si vous en avez marre des questions, et que vous voulez des textes un peu plus conséquents sur le même sujet, allez voir ici, , ou bien , ou bien encore .

jeudi 17 novembre 2011


Après 8 ans, Laurent Devanne a décidé d'arrêter KINOK. Ce site, auquel je collabore depuis près de trois ans, a su rassembler des plumes souvent brillantes, autour de films particulièrement variés. Finis, donc, les devoirs maison et les relances de Laurent. Qu'il soit remercié pour les pans de cinéma qu'il m'a fait découvrir, et les très aimables collègues de bureau qu'il m'a fait rencontrer.

Avant le clap de fin, n'oubliez pas d'aller voir :

Un article sur L'étrangleur de Paul Vecchiali












Et surtout, la version longue de l'entretien virtuel avec Emmanuel Burdeau, autour de son Vincente Minnelli :


mercredi 16 novembre 2011

Les chaussons rouges

Les Chaussons rouge ne célèbre pas uniquement un combat éternel entre l'art et la vie. La vie, dans le film de Powell et Pressburger, est de toute manière saturée d'art. Mais il y a deux mondes, deux moments dans le film : un temps pour la musique, un temps pour le ballet.

La musique, c'est une manière harmonieuse d'envisager la vie, l'amour, les relations. Il y a bien une fierté du compositeur, mais même dans la virtuosité, il a quelque chose de relatif - soit qu'il s'agisse de re-composer à partir du travail d'un autre (après s'être fait voler ses propres mélodies), soit qu'il s'agisse d'être inspiré par l'amour d'une femme. La musique, en cela, semble associée au mélodrame.

L'art du ballet, à l'inverse, est un absolu. C'est le talent de tout une troupe, les décors, les gestes des danseurs, convergeant vers un unique instant de grâce. Le ballet est un îlot de perfection se suffisant à lui-même. La scène de ballet est magnifique : ce qui se passe sur scène et ce qui se passe à l'écran est habilement mélangé. On ne discerne plus le montage de la scénographie. Et le montage même semble se faire directement sur la scène, démultipliant ici la danseuse en surimpression, créant là des effets visuels qui sont autant de décors.

Ce moment artistique absolu baigne dans le mélodrame de la vie. Mais, comme de l'huile dans de l'eau, les deux éléments ne sauraient se mélanger- l'issue ne pourra être que fatale. Entre mélodrame et chorégraphie, Powell et Pressburger ont trouvé pour leur cinéma une formule parfaitement tragique. Où l'art ne pourra rendre hommage à la vie qu'en braquant un projecteur sur son absence.

Merci à Cinetrafic pour ce DVD des Chaussons rouges
Découvrez sur Cinetrafic la catégorie la danse au cinéma ou d'autres titres dans la catégorie film à voir.

Les Chaussons rouges, de Michael Powell, disponible en DVD et BluRay depuis le 9 novembre 2011.

mercredi 26 octobre 2011

Le Tintin de Spielberg

Dans Tintin, Spielberg semble résumer le monde en deux éléments fondamentaux : la matière et le reflet. D'un coté une pâte originelle, qui pourra être une bulle d'alcool en apesanteur, une suite de dunes, ou des masses dormantes qui glissent sur leur paillasse quand le bateau tangue. De l'autre coté, une omniprésence du reflet : chaque vitre, chaque miroir, chaque bulle d'eau, chaque verre, de lunette ou d'alcool, est prétexte à la réflexion.

L'incroyable, pourtant, dans cette dualité radicale, quasi théorique, c'est la manière dont tout se renouvelle tout le temps. Le monde de Tintin est une célébration perpétuelle des formes et des couleurs. Espace et temps sont mis cul par-dessus tête, le montage devient une façon de modeler l'espace, et chaque élément de l'image est une transition potentielle vers un autre lieu, une autre époque. Si bien que le récit n'est pas extérieur à ces formes mouvantes et à ces miroitement - il en semble au contraire l'expression naturelle.

Tintin pousse à bout une certaine vision démiurgique du cinéma qui consiste a faire du monde une donnée parfaitement plastique, intégralement façonnable. Où miroir et pâte à modeler sont les matières premières d'une histoire qui se produit et se reproduit toute seule... Ce n'est pas mon Tintin, je crois même que ce n'est pas mon idée du cinéma, et j'avoue pourtant n'avoir jamais été aussi heureux d'avoir tort, pendant 1h47.

lundi 24 octobre 2011

Real Steel, de Shawn Levy - Imitation of life


Discrètement, de La Nuit au musée 2 à Real steel en passant par Crazy Night, se dessine dans les films de Shawn Levy quelque chose qui n'est pas inintéressant. On avait noté le clin d'oeil final de la seconde Nuit au musée, alors que les articles du Muséum doivent être remplacées par des répliques en image de synthèse : les créatures animées se figent pour mimer non plus des figures passées, mais leur simulacre numérique. Au moment où le faux devait imiter le vrai, le vrai se met à imiter le faux.

Cette dialectique du vrai et du faux, ou plutôt ce dialogue entre la créature animée et la créature mécanique, est omniprésente dans Real Steel. Atom, le robot découvert et entraîné par Max et Charlie, a ceci de particulier qu'il est doté d'une "shadow function" lui permettant de visualiser et de reproduire les gestes de la personne qu'il a en face de lui. Ce robot est un mime. L'idée de l'imitation est élargie à l'ensemble du film, puisque c'est aussi la capacité du père à être un "modèle" pour son fils qui est mise en question. L'adulte, éternel sale gosse, imite une enfance dont il n'est jamais sorti et l'enfant imite l'arrogance et les éternelles combines des adultes. Nous est décrit un futur pas si irréaliste : un grand spectacle ludique où tout le monde singe tout le monde.

Il y avait, dans Crazy night, un tournant burlesque : dans une boîte de nuit, le couple joué par Steve Carell et Shawn Levy est contraint de jouer aux "sex robots". Jusque là, nos deux comiques ventriloques, raides comme des piquets, s'étaient contentés de souffler du coin de la bouche des dialogues aux gens qu'ils observaient. En mimant leur propre maladresse, ils sortent de leur réserve pour la première fois. Il y a quelque chose d'étrangement similaire dans Real Steel, quand le personnage de l'enfant se met à danser et à faire danser la machine : du hip hop d'abord, puis la danse du robot, si bien qu'on ne sait plus qui imite qui.

Pour que le robot s'anime, le mimétisme doit être réciproque. C'est la condition, du moins, pour que la gloire de la machine, l'éclat du spectacle, puissent rejaillir sur les vivants. Dans Le Celluloïd et le marbre, Rohmer dénonçait l'usage moderne de la métaphore qui déracinait définitivement le mot de la chose : dans l'image surréaliste, le rapport n'est plus que théorique, mécanique, codé et décodé. La phrase a autant à voir avec le mouvement du monde que le tableau de bord d'une voiture a à voir avec son moteur. Très littéralement, on retrouve cette critique dans Real Steel, où la victoire du robot Atom est celle de l'imitation concrète des gestes de l'homme contre le "remote control" technologique de l'adversaire japonais. Et cette victoire est exactement concomitante des retrouvailles du père et du fils, dans la lumière d'un rapport renouvelé, réinventé. A nouveau, Shawn Levy se sert du numérique contre le numérique, faisant de la performance capture un moyen de toucher, paradoxalement, à la grâce authentique du geste.

dimanche 16 octobre 2011

The Artist - l'enfer du muet


The Artist est partout salué comme une performance. Et il est bien vrai que le film muet de Michel Hazanavicius a quelque chose du pari stupide : quel peut bien en être l'intérêt, sinon de faire le malin avec du cinéma "sans les mains"? Regarder The Artist pour la gageure formelle, pour l'épate, c'est comme regarder un film uniquement pour la performance capture. Il y a pourtant plusieurs raisons de voir dans ce film quelque chose d'autre qu'un exercice, ou qu'un "vibrant hommage au cinéma" dont on n'aurait pas grand chose à faire.

1. Tout d'abord, Hazanavicius ne fait pas du muet un simple détail chic et choc, il en fait le sujet de son film. Ce George Valentin (Jean Dujardin), qui nous est d'abord montré au sommet de sa popularité, est une star du cinéma muet à l'heure ou le cinéma devient parlant. Moins qu'un film muet, The Artist est un film sur le cinéma muet. On pourra même dire sans trop révéler du film que ce n'est pas un film muet sur la naissance du parlant, mais un film parlant sur la vie et la mort du cinéma muet.

2. La meilleure idée d'Hazanavicius est d'avoir fait du muet une condition d'existence. George Valentin est muet dans un monde devenu parlant. Ce qui n'était qu'une détermination formelle devient un privation existentielle : le personnage de Jean Dujardin pourrait parler, mais il ne parle pas. Sa carrière s'en trouve ruinée, son mariage aussi (dans un clin d'oeil au public, sa femme lui reproche "de ne pas assez lui parler") et il rate sa rencontre avec la pétillante Peppy Miller. Seul son chien, muet comme lui, le comprend. Bref, Hazanavicius réussit à faire du drame autour du muet un drame autour du mutisme.

3. Pour cette raison, le muet est un enfer plutôt qu'un Eden. On a beau faire, l'image qui reste est celle de la star déchue gesticulant dans un incendie, essayant de sauver les quelques pellicules auxquelles il vient de mettre feu. Il y a quelque chose d'animal, ou plutôt de bestial, dans ce George Valentin. Son chien est le cerveau de l'équipe, sa prolongation rusée. Pour le reste, grimaces et gesticulations, il n'est plus qu'une bête de foire enfermée dans la cage de son silence. C'est en cela que le film est à la fois radical et un peu emmerdant, avec son personnage qui n'en finit jamais de sombrer et de se débattre.

4. L'air de rien, enfin, Hazanavicius pousse à son extrémité ce qu'il avait commencé avec La Classe américaine et les OSS 117 : un certain art du décalage et du détournement. Une manière de faire joyeusement contraster le littéral et l'ironique, le premier et le second degré. De Hubert Bonnisseur de la Bath à George Valentin, Jean Dujardin simplifie encore la formule. Avant il disait des bêtises et enfilait les clichés, maintenant il ne dit plus rien du tout. C'est tout simple, tout bête, mais il semble qu'Hazanavicius touche dans ce décalage ultime, dans la solitude de ce héros dévoré par sa propre inconsistance, l'essentiel de son cinéma. Pour le pire et pour le meilleur. Et c'est tout de même souvent le meilleur : quand, après un morceau de Bernard Hermann, l'homme et la femme s'embrassent dans le silence d'une maison dévastée, on retrouve une candeur de cinéma muet qu'on n'attendait plus.

mardi 11 octobre 2011

Poupée gonflante

Air Doll, du japonais Kore Heda Hirokazu, est l'histoire étrange d'une poupée gonflable qui prend vie un matin. Ce remake sordide de Pinnochio se veut vaguement poétique : l'héroïne découvre la vie, apprend les mots, tombe amoureuse, ressent tout pour la première fois et parle en voix-off. Bref, "air doll" pour poupée gonflable, mais aussi pour poupée aérienne. On la voit, éternelle perchée, parcourir la ville en quête de réponses, ses postures candides et parfois lascives accompagnées de timides notes de piano.

On voit de loin l'ambition du cinéaste de faire de son histoire quelque chose de vraiment cinématographique, où l'inanimé s'animerait, où l'ombre transparente prendrait chair. Au cas où ça ne serait pas évident, notre poupée rencontre son âme sœur dans une boutique de dvd. Comparé à cette ambition, et à quelques divagations métaphorique sur l'idée de femme objet, le film est d'une vacuité qui confine au pathétique. Kore Heda Hirokazu, qu'on avait connu plus inspiré (si j'ose dire, et moins dégonflé) dans Still Walking, nous sert avec cet Air Doll un film profondément emmerdant - et, pour ne rien arranger, profondément déprimant.

Air Doll- Un film de KORE-EDA Hirokazu. En DVD le 21 septembre 2011. Edité par Océan Films Distribution
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Merci tout de même à Cinetrafic pour ce DVD de Air Doll.
Découvrez sur Cinetrafic la catégorie Film d'amour ou retrouvez les films de l'année 2010 sur la catégorie Film 2010.

Restless, de Gus Van Sant

Article paru sur Causeur.fr

Difficile de dire, en voyant Restless, si Gus Van Sant a voulu pousser la préciosité jusqu’au goût du néant, ou si, à l’inverse, il s’est contenté de faire de la mort un petit joujou délicat. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que nous avons affaire à un film maniéré qui ne dévoile ses personnages qu’à travers mille subtilités vestimentaires, photographiques et discursives. L’art du froufrou y est élargi à la mise en scène et au jeu des acteurs. Illustration : les deux plans où le personnage joué par Henry Hopper trace au sol sa silhouette comme sur le lieu d’un meurtre et laisse, dans une fausse désinvolture, son bras hors du contour marqué au sol.

Pourquoi s’arrêter à ce vain détail ? Parce qu’il s’agit d’un phénomène exactement égal au coiffé-décoiffé du même personnage, aux effets de cadrage et de photographie naturels, et à tous les autres manifestations de négligé-sophistiqué qui hantent le film. Gus Van Sant systématise cette préciosité jusque dans la relation entre les personnages. Avec Enoch et Anabel, les dialogues ne sont jamais directs. Il y a toujours un troisième terme ou une tierce personne. Ce sont les paroles prétendument adressées à une pierre tombale, les interventions de Hiroshi, le fantôme kamikaze, ou encore l’érotisme contourné du faisceau d’une lampe de poche.

On a donc l’impression que rien n’est vécu immédiatement mais en référence à autre chose : la maladie d’Anabel ne fait que renvoyer à la mort des parents d’Enoch et l’amour entre les deux remplace l’amitié imaginaire construite avec Hiroshi. C’est d’ailleurs appuyé assez lourdement, dans ces deux scènes où Enoch jette des cailloux au passage d’un train, successivement avec Hiroshi et Anabel.

Evidemment, la tierce personne qui vient constamment ajouter son grain de sel n’est autre que la mort : un fantôme, une pierre tombale, une maladie, etc. Et Gus Van Sant a au moins le mérite de tirer les conséquences de cette omniprésence de la mort en ôtant toute existence véritable à ses personnages – on pense à nouveau à cette caméra surplombante qui nous montre le couple étalé sur le sol, simple tache sur le bitume. Comme si penser à la mort ne faisait que vampiriser Anabel et Enoch, les vidant de leur présence et rendant leurs contours aussi arbitraires qu’un tracé à la craie. De fait, tout dans ce couple est indifférencié : nos adolescents éthérés ne sont ni vraiment homme, ni vraiment femme: pour qui ne le voit pas directement, Hiroshi fait assez de blagues sur le fait qu’Anabel s’habille comme un garçon. De fait, ils ne sont ni vraiment enfants ni vraiment adultes, faisant l’amour entre deux chasses aux bonbons d’Halloween.

En somme, le film de Gus Van Sant procède de deux postulats pour le moins naïfs. Premièrement : penser à la mort signifie être déjà un peu mort. Deuxièmement : avoir un pied dans la tombe, c’est chic et cute. En fait, Restless, c’est l’inverse de Gerry, où l’épaisseur des personnages, leur présence, était tout ce qui semblait importer à Gus Van Sant. Dans une voiture, dans le désert de pierre ou dans la mer de sel, la caméra tournait autour des personnages, les redéfinissait à chaque plan, jusqu’à l’épuisement.

En passant du royaume des vivants à celui des morts, comme dans l’Au-delà de Clint Eastwood, Gus Van Sant a failli comprendre que le flou artistique ne suffisait pas. Dans le film d’Eastwood, l’au-delà de la mort était une obscurité paradoxale qui cachait et dévoilait à la fois, une ombre qui dessinait précisément les contours d’une possible existence. Dans Restless, on retrouve cette subtilité au détour d’une scène d’amour : dans l’obscurité d’une maison abandonnée, l’autre est comme découvert pour la première fois à la lumière d’une lampe torche. Mais c’est bien l’une des seules profondeurs de ce film futile où la mort se porte en bandoulière comme un accessoire de mode.

Restless se termine en comédie mélodramatique banale : maladie, dispute, mais réconciliation finale autour d’un xylophone et d’une bonne plâtrée de bonbons. On a du mal à le dire, on a même du mal à le penser, mais sur ce coup-là l’excellent Gus Van Sant a tout du précieux ridicule.

La sérié comique US : déraison et sentiments

En matière de comédie, la série américaine hésite. Elle a beau être là pour faire rigoler, elle hésite. Elle est tiraillée entre la digression comique d’un côté et le sentimentalisme de l’autre. On y trouve rarement le regard bienveillant du burlesque, la tendresse de l’absurde. Le principe de ces séries, reposant avant tout sur les dialogues, semble bien ne produire que des gars sympas ou des têtes à claque – mais difficilement l’alchimie entre les deux. C’est pourtant entre ces deux pôles du baromètre que les auteurs placent comme ils peuvent le curseur. Prenons l’exemple de quatre séries comique qui, de la plus sucrée à la plus acide, ont voulu réinventer le cocktail comique.

Voir l'article chez Encore une fois.

mercredi 5 octobre 2011

VINCENTE MINNELLI - Cinq questions à Emmanuel Burdeau

Emmanuel Burdeau, l'auteur de Vincente Minnelli - étude sur le cinéaste américain récemment parue aux éditions Capricci - a aimablement accepté de répondre à mes questions. Qu'il en soit publiquement remercié. Avant de vous livrer ses éclairantes réponses (à des questions parfois un peu à côté de la plaque, il faut bien l'avouer), voici un compte-rendu forcément partiel de ce livre dense et prenant.

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Le titre du livre d'Emmanuel Burdeau, Vincente Minnelli, est simple et sans détour : tout sur Minnelli, et surtout rien que sur Minnelli. Je ne m'en était pas fait la remarque avant que lui-même ne le rappelle dans sa première réponse. Sauf exception, il n'est fait mention d'aucun autre film que de ceux de Minnelli dans ce livre. Par ailleurs, Burdeau ne se pare d'aucune autre référence critique, d'aucun argument d'autorité pour parler du cinéaste. Comme s'il s'agissait de tout reprendre à zéro, de se plonger dans l'œuvre et d'en tirer la substantifique moelle. L'auteur prend son temps, raconte parfois l'histoire d'un film pendant plusieurs paragraphes, comme s'il était impossible de saisir l'esprit de l'analyse sans voir le film de l'intérieur. La démarche est à la fois agréable et, je crois, pleine de sens.

Le livre commence en dessinant les contours des genres principaux à l'œuvre chez Minnelli. La comédie musicale, bien sûr, mais aussi la comédie tout court, le mélodrame et le "méta-film hollywoodien" (le film mettant en scène le milieu hollywoodien). Le chapitre sur la comédie est particulièrement parlant, décrivant la manière dont des films comme The Long long Trailer, Father of the Bride et sa suite Father's little dividend mettent en scène la gestion panique d'un espace domestique encombré, déplacé, à la fois trop grand et trop petit - absurde. Le chapitre sur le mélodrame nous parle aussi de foyer, mais d'une autre manière. Il y a dans les mélodrames de Minnelli, comme par exemple Undercurrent ou The Clock, une ineffable nostalgie du foyer : c'est-à-dire à la fois un lieu où l'on pourrait se sentir chez soi, et où l'on pourrait partager une forme d'intimité. Les films en questions racontent cette quête, parfois impossible.

A propos du méta-film, c'est The Bad and the beautiful (Les Ensorcelés) qui sert d'exemple. Plutôt que de célébrer pour une énième fois une supposée critique du système hollywoodien, Burdeau montre l'ambiguïté du personnage de Kirk Douglas : le film devait enchaîner les récits comme les témoignages d'un procès, il finit par composer un tableau égal, amoral, montrant aussi comment le producteur a libéré le talent des uns, l'inspiration des autres. De la devise que le producteur porte sur son blason familial, "Non sans droit", l'auteur déduit une forme de simplicité muette et minimale, qui se fait au lieu de se justifier, qui se suggère au lieu de se montrer.

Des pages sur la comédie musicale à celles sur la danse, l'auteur définit le genre mais nous montre aussi son évolution, ou sa dilution dans d'autres genres. Immanence et contingence de la danse, proclamées en silence, simplement en dansant, se retrouvent dans l'antagonisme renouvelé entre Fred Astaire et Gene Kelly - l'un dans des propositions modestes et badines, l'autre de manière conquérante et affirmative. Comme recommandé dans sa réponse à ma question 3, je suis retourné voir dans le chapitre "Les sauvages et les justes" qui raconte la manière dont la danse, dans les films de Minnelli, s'est démocratisée - ou du moins dé-professionnalisée - jusqu'à se retrouver avec ou contre des rituels sociaux, par exemple dans The Reluctant Debutante. Dans cette métamorphose du genre, je cherche encore cette "joie qui demeure" dans la proclamation de "l'incapacité" à danser. Et même en évitant de parler de "mieux" ou de "moins bien", on ne m'enlèvera pas que si : l'enchantement d'Un Américain à Paris c'est "mieux" que la tendre parodie de The Bells are ringing.

Là où excelle Burdeau, c'est pour nous parler de la manière dont, dans toute l'œuvre de Minnelli, l'art s'articule à la parole - au récit, au nom et à la parole dite. De la voix-off de Flaubert aux livres qui saturent la tête d'Emma, la parole est par exemple omniprésente et ambivalente dans Mme Bovary. A côté de ça, de la danse à la peinture, Minnelli semble avant tout mettre en scène des esthètes et artistes dégagés comme le Julio des Quatre Cavaliers de l'Apocalypse, ou touchés par la folie comme le Van Gogh de Lust for Life. Il est alors fascinant de voir la manière dont un cinéaste travaillé par les couleurs et par l'image, se demande toujours comment le récit, comment la parole, la manière de nommer, redéfinissent continuellement la représentation. Ainsi le rouge des Quatre cavaliers de l'apocalypse désigne-t-il dans un même geste le flamboiement superficiel du dandysme de Julio, et les séquences guerrières, abolissant d'un coup la neutralité de l'art, et sa qualité supposée de refuge hors du discours, politique ou autre.

Bref, il y a probablement encore beaucoup à dire, le livre de Burdeau nous emmène à mille endroits. On regrette de ne pas avoir vu tout Minnelli et on se promet de rattraper ce retard dans les meilleurs délais - pour relire le livre, comprendre peut-être quelques passages opaques, et redécouvrir ces analyses à la lumière directe des films.

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Cinq questions à Emmanuel Burdeau :

1. Vous commencez votre livre en évoquant les trois genres principaux abordés par Vincente Minnelli : La comédie musicale, la comédie et le mélodrame. Pour prendre l’exemple de la comédie : vous la présentez, en gros, comme l’art d’aménager tant bien que mal (ou de ne pas arriver à se ménager) un espace domestique. Ces trois définitions ne sont-elles valables que chez Minnelli ? Ne sont-elles pas, plus largement, le propre des genres évoqués? Votre description de la comédie minnellienne fait notamment penser à d’autres films comme I Was a Male War Bride de Hawks, ou The Apartment de Wilder.

Je ne me suis pas demandé si ces définitions étaient valables pour d'autres cinéastes. J'ai voulu que ce livre soit, presque maniaquement, un travail sur Minnelli et seulement sur lui. S'il peut avoir des reprises ou des prolongations hier, j'en serais à la fois ravi et un peu désolé, car cela voudrait dire que je n'ai pas su extraire ce que ce cinéaste avait de véritablement spécifique. Il se trouve aussi – d'où le caractère un peu oblique de ma réponse – que la définition de ces différents genres n'est pas pour moi ce qui importe le plus dans le livre. Ou plutôt, elle importe comme base de travail, comme socle que la suite du livre vient ensuite déranger, déménager… Ou plutôt, encore, cette première partie tourne surtout autour d'un cinéma, appelons-le classique, particulièrement représenté par la comédie musicale et par le méta-film (Les Ensorcelés), capable de s'épanouir dans tous les espaces, au cœur de tous les aménagements. Le caractère un peu restrictif de ces définitions est donc au fond un peu secondaire.

2. Vous décrivez un Minnelli en réflexion active sur la relation entre l’art et la parole, le langage et la représentation. La subtilité avec laquelle cela s’articule m’a fait penser au Corneille baroque de L’Illusion comique et du Menteur. Peut-on dire que Minnelli n’est ni classique ni moderne, mais simplement baroque, au sens théâtral du terme ?

J'avoue ne pas savoir ce que « baroque » veut précisément dire, et donc encore moins comment je pourrais l'appliquer à Minnelli. Vous avez sans doute raison. Mais encore une fois, « classique » et « moderne » sont moins des notions, dans le livre, que des opérateurs me permettant de penser Minnelli de part et d'autre de la limite entre l'un et l'autre, limite que je fais passer, comme beaucoup, à la fin des années 1950. Comment penser à la fois ce qui change et ce qui demeure ? Et comment penser ce qui change autrement que dans les termes d'un « moins bien » ou d'un « mieux » ? Comment parler à la fois – aussi bien – des Quatre Cavaliers de l'Apocalypse et du Père de la mariée ?

3. Pour vous, la danse chez Minnelli célèbre l’immanence pure, le pur plaisir pour les personnages d’être là, et d’affirmer corporellement qu’ils peuvent chanter et danser ensemble. Au sens où, comme vous le dites aussi, les numéros musicaux n’ont pas de véritable raison d’être dans le récit, on pourra dire que l’émerveillement qu’ils suscitent vient d’une forme de contingence. Pourquoi cette gratuité, et l’enchantement qui lui est lié, ne semble-t-elle plus possible après les deux chefs d’œuvres du genre, The Band Wagon et Un américain à Paris ?

Je peux ici vous répondre très simplement : tout un chapitre, intitulé « Les sauvages et les justes », est précisément consacré à montrer comment l'évolution de la danse et de la comédie musicale est telle que, bientôt, des films comme The Band Wagon laissent place à Qu'est-ce que maman comprend à l'amour ? (The Reluctant Debutante) et Un numéro du tonnerre (Bells are ringing). Comment la danse se dissout progressivement dans les gestes et les rituels de la vie pour devenir, disons, indiscernable ou purement sociale.

4. Vous précisez dès la quatrième de couverture : « Le rêve a sa place dans cette histoire, mais pas plus que la rêverie, la prière, la télépathie ou l'oubli ». Avez-vous voulu esquiver ou même contredire l’image commune d’un Minnelli créateur de rêves colorés et dévorants ?

Ni esquiver ni contredire : aller ailleurs, proposer autre chose. On n'écrit pas un livre pour répéter ce que d'autres ont dit ou écrit. Et puis il faut distinguer deux choses. D'une part le rêve : notion trop vaste, trop vite synonyme du cinéma lui-même, de Hollywood – l'usine à rêves – pour être véritablement utile à la réflexion, en tout cas au type de réflexion que je voulais bâtir : précise, directement nourrie du détail des films, du détail de l'œuvre, du détail de la pensée de l'œuvre. Et d'autre la couleur, le « dévorant » : là, il me semblait qu'il fallait montrer qu'à côté du dévorant il y a les dévorés ; qu'à côté de la couleur qui dévore il y a le visage qui est dévoré. C'est tout ce que j'essaie de développer autour du visage qui s'absente, qui pense, ne pense pas, pense à autre chose : la fin du livre, « She's not thinking of me ».

5. Ce qui est très appréciable dans votre livre, c’est que vous prenez le temps d’entrer dans le récit de chaque film, comme si vous vouliez analyser les films de l’intérieur. On a l’agréable impression que pour vous, expliquer Minnelli est synonyme d’expliquer pourquoi vous aimez Minnelli. L’analyse véritable implique-t-elle l’empathie ? En tant que critique, faut-il aimer pour comprendre ?

Analyser les films de l'intérieur : oui, absolument ; je ne concevais pas procéder différemment. Les films de Minnelli m'ont énormément donné, appris, enseigné…
Votre question, à laquelle je ne saurais vraiment répondre tant elle est vaste, me fait plaisir car elle révèle que j'ai su donner à ressentir mon admiration pour Minnelli sans avoir à la dire, sinon en quelques endroits. Imaginez un livre de 352 pages répétant sans cesse : Minnelli est grand ! Quel grand cinéaste ! Ce serait épuisant. Et pourtant la plupart des monographies sont écrites de cette manière.
Je réponds quand même : il faut une nécessité pour écrire, une impulsion, se sentir poussé, à la fois déstabilisé et assuré par cette poussée ; il faut être un peu dévoré et parfois s'autoriser une distance, une froideur ; en ce sens, oui, je rêverais que ce livre soit, indissociablement, l'un part l'autre, un livre d'amour et de pensée critique.

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Fred Astaire et Gene Kelly, "The Babbitt and the Bromide", Ziegfeld Follies.


mardi 4 octobre 2011

Barton Fink - profondeur des décors

Barton Fink n'est pas un huis clos dans la mesure où la fameuse chambre d'hôtel est un espace fermé mais pas isolé. Elle est au contraire le nœud d'un système, le cœur d'un réseau de connexions.

Les communications sont d'abord sonores, mais le son n'est ici qu'une manière de sonder des cavités invisibles qui relient et facilitent la circulation. Cette suggestivité des bruitages se retrouve à deux niveaux : à l'intérieur du film, dans la manière qu'a le personnage principal d'écouter au mur pour entendre un monde qui semble contenu dans les décors, et dans le montage, les changements de séquence étant fréquemment annoncés par un bruit (par exemple l'arrivée à Hollywood suggérée par le claquement d'une vague sur un rocher).

La transition entre sonorité et circulation, sonorité et montage, est parfaitement illustrée par un zoom dans le pavillon d'une trompette. Les bruit sont là pour annoncer la présence d'un autre monde, fait de tuyauteries improbables, cachées dans les murs et pourtant terriblement englobantes. Si bien que ce qui s'y souffle et ce qui s'y montre (quand la caméra explore), empêche Barton de coucher le moindre murmure sur le papier.

Avec son oreille purulente (sonorité et tuyauterie, toujours), le personnage de Charlie, un voisin d'hôtel, est la personnification de ce système infernal. On regrette que les frères Coen aient voulu donner une conclusion à ce film systématique qui était fait pour tourner à vide. Ce lieu n'avait pas besoin de flammes pour figurer l'enfer.

La Parentèle, de Nikita Mikhalkov

Dans le bonus du DVD de La Parentèle, Pierre Murat intervient pour expliquer que Nikita Mikhalkov délivre dans son film une morale : celle de la campagne éternelle - et donc de la Russie éternelle - contre la ville moderne et occidentalisée. C'est en effet l'argument du film, mais on verra tout autre chose dans cette histoire d'une paysanne venue à la ville pour visiter sa fille et sa petite-fille. Il me semble, en effet, que le regard porté sur la Russie des années 80 est à la fois nostalgique - c'est le regard désemparé de la paysanne - et fasciné par les dérèglements de la modernité. C'est paradoxalement la même folie des grandeurs qui porte haut et fort les principes moraux d'une supposée âme russe (mesure et démesure du personnage de Maria) et qui contemple dans de longues séquences l'énergie folle de la modernité urbaine : motards à costumes multicolores, gigantesque stade baigné par la lumière artificielle, petite fille se dandinant en costume au rythme de son walkman. Bref, pour un Mikhalkov moraliste et emmerdant, il faudra plutôt voir 12 que ce joli film de transition ratée (familiale, nationale) qui finit tout de même en rassemblant sur les mêmes rails les trois générations : grand-mère, fille, petite-fille.

jeudi 29 septembre 2011

La Prisonnière espagnole, de David Mamet

La Prisonnière espagnole donne d’abord l’impression assez bête d’un film handicapé par un budget serré. Les premières séquences très lisses – mettant en scène une île des Caraïbes, avec des soleils en toc, une scène de cocktail trop chorégraphiée pour être vraie, des investisseurs caricaturés, un hydravion tout droit sorti d’un album de Tintin – donnent à première vue la sensation d’une production trop fauchée pour rassembler tous ces détails figuratifs qui donnent chair et vraisemblance à un récit. Il ne faut pas longtemps, cependant, pour s’habituer à ce sentiment. Et très vite, la gêne laisse place à une atmosphère d’étrangeté. Et si tous ces décors fake étaient là pour plonger spectateurs et personnages dans une ambiance d’irréalité ? Premier indice au crédit de cette hypothèse : l’immédiate bizarrerie de certains personnages, de la secrétaire à l’ami avocat en passant par le milliardaire joué par Steve Martin. Deuxième indice : la passivité du personnage principal Joe Ross, qui donne à l’ensemble une ambiance onirique.

Lire l'article sur KINOK

mardi 6 septembre 2011

La Guerre est déclarée, de Valérie Donzelli

Valérie Donzelli voudrait jouer sur tous les tableaux. Elle voudrait raconter une histoire poignante et personnelle qu'elle maquillerait comme une comédie tendrement pragmatique à la Domicile Conjugal, puis qu'elle entrecouperait de clips branchés et d'envolées spaghetti. Tout ceci serait insupportable si, comme par magie, le film ne finissait pas par retomber sur ses pattes(1).

C'est probablement que, dans le monde de Donzelli, tous ces procédés sonnent comme une langue natale. Celle avec laquelle, justement, les deux personnages du film affrontent la maladie de leur fils. Car le couple, formé dans le film par Valérie Donzelli et Jérémy Elkaïm, en passe par toutes les réactions possibles, réelles ou fantasmées, réalistes ou sublimées. L'explosion de joie après l'opération, le plan d'action imposé à toute la famille par les jeunes parents - toutes ces manières d'orchestrer l'existence pour survivre finissent par mêler intimement vie et mise en scène de la vie.

Poseur diront certains, le film de Valérie Donzelli est un objet brillant, qu'on ne sait pas par quel bout prendre. Et pourtant, le rythme si particulier qui soude l'ensemble, la force qui s'en dégage, ne peuvent qu'incliner à une forme d'enthousiasme.

(1) Vous avez bien lu "pattes" et non "pâtes" - aucun lien, donc, avec les spaghetti susmentionnés.

jeudi 1 septembre 2011

Une nouvelle enfance du regard




« Eternelle enfance. Nouvel appel de la vie. Il est parfaitement concevable que la splendeur de la vie se tienne prête à côté de chaque être et toujours dans sa plénitude, mais qu’elle soit voilée, enfouie dans les profondeurs, invisible, lointaine. Elle est pourtant là, ni hostile ni malveillante, ni sourde, qu’on l’invoque par le mot juste, par son nom juste, et elle vient. C’est là l’essence de la magie, qui ne créé pas, mais invoque. » Kafka, Journal, 18 octobre 1921

Coïncidence ou non, c’est à travers des yeux d’enfants que nous ont été donnés trois des plus beaux films de cette année. On pourra dire en effet que les auteurs de Tree of life, True Grit et Super 8, ont partagé leur succès avec des enfants qui s’appellent Jack, Mattie ou Joe. A quoi tient la profondeur de ces regards d’enfants ? Quel est le secret de ces films simples et complexes, pragmatiques et fantastiques ? « Emerveillement » est le mot qui vient à l’esprit. Mais c’est un mot de trop si l’on ne prend pas le temps de se demander ce qu’est l’émerveillement, et en quoi cette vibration, ce rapport à l’univers, a trait à l’enfance au cinéma.

Disons d’abord qu’au moins deux des trois films reposent sur un certain art du conte. Et s’il y a bien un point commun entre True Grit et Super 8, c’est l’acharnement de leurs auteurs respectifs à répéter, à longueur d’interviewes, qu’ils veulent avant tout « raconter des histoires ». Adapté d’un livre du même nom de Charles Portis, True Grit commence et se termine de manière fort romanesque, avec une narration en voix-off et un épilogue. D’une autre manière, plus dramatisée – et donc plus théâtrale –, la narration de Super 8 manipule l’histoire dans l’histoire. A l’intérieur du film fantastique, l’ambiance potache d’un film de zombies tourné en super 8 par une bande de gamins. Ces deux films sont un peu comme des contes, où l’on trouve des obstacles à surmonter, des gestes héroïques, des monstres mystérieux, des jeunes filles inaccessibles, des cowboys borgnes et des méchants balafrés. True Grit et Super 8 se jouent de traditions génériques, allant du western au film fantastique des années quatre-vingt. Le rite du « il était une fois » est remplacé, dans ces quasi-remake, par des signaux de mise en scène : les décors désignant les deux époques, la photographie si spécifique de ces deux genres, et ainsi de suite. Ces recyclages font penser à la manière dont la tradition orale fait, à travers les contes, évoluer les histoires et les mythes.

Peut-être alors que ce qui séduit dans ces films, c’est l’art retrouvé de la narration. Une nouvelle harmonie entre l’histoire et la mise en scène. Cela sonne comme une évidence, mais il est admirable que J.J. Abrams, d’abord auteur de scénarios à rallonge pour séries US, et les frères Coen, à la réputation de réalisateurs formellement très précis, arrivent à établir une telle complémentarité naturelle entre le scénario et la réalisation. Ils nous rappellent que la mise en scène, au cinéma, n’est pas tant du côté de la pureté aride du signe, dénudé dans un plan parfait, que du côté de la synthèse, de la cristallisation d’un contexte narratif. On retrouve, avec ces films, une sorte d’impureté du cinéma qui en fait pourtant la splendeur. Michel Mourlet défendait cette idée quand il disait que « Le sublime est atteint quand l’image de l’objet, miroitante d’une polyvalence de signes, cristallise autour d’elle la plus grande part possible de l’univers. »[1] Il y a, dans Super 8, un excellent exemple de cette polysémie du plan. Il se situe au début du film, quand le petit groupe tourne une scène de nuit sur le quai d’une gare. Le personnage d’Alice prononce à deux reprises un monologue pour les besoins du film : une première fois, puis une seconde fois alors que le train passe. Le résultat est un plan produit par plusieurs strates de contexte (le film, le tournage d’un film dans le film, à quoi vient s’ajouter l’événement inattendu). Dans ce visage, dans ces larmes, prennent vie tout à la fois la fille inaccessible du collège, le personnage du film en super 8 et une simple jeune fille effrayée par le passage fracassant d’un train. Plus que jamais, le hors-champ est là pour enrichir le plan.

Ira-t-on jusqu’à dire que cette limpidité enfantine de la narration se retrouve dans Tree of life ? Paradoxalement, jusque dans la complexité de sa structure et la subtilité de ses rimes, le film semble répondre à la demande faite par le petit frère de Jack à sa mère: « raconte nous des histoires de quand nous n’étions pas là... ». Il y a quelque chose d’épique et de naïf dans ce récit des origines. Des planètes, des dinosaures, un volcan en éruption forment une histoire oubliée que l’on se raconte pour mieux comprendre le familier. Tout torturé qu’il puisse sembler, ce récit est, parmi les trois films cités, celui qui amène le plus radicalement à lui la luminosité du merveilleux. Car il nous montre le pouvoir enfantin et magique de l’invocation, tel qu’en parle Kafka : « C’est là l’essence de la magie, qui ne créé pas, mais invoque ». Dans un même tournoiement de caméra, le film donne une présence à ce qui est loin dans l’espace et à ce qui est loin dans le temps. Et cette présence rejaillit sur la silhouette de la mère, un brin de feuille, ou le visage de l’enfant.

Il ne serait pas juste, cependant, de réduire à cette seule lumière l’enchantement de nos trois films – de même qu’il serait une erreur de laisser le merveilleux aux naïfs. Quand il enquête sur les origines de l’émerveillement[2], le poète et universitaire Michael Edwards remonte jusqu’au Théétète de Platon pour montrer la fondamentale ambivalence de cette notion. Il est d’abord question de merveilleux quand le dialogue pousse le disciple dans ses retranchements, pointe les illusions, fait se dérober le sol des certitudes. Avant d’être un chemin d’apprentissage, l’émerveillement est une marche dans le noir, un saut dans les ténèbres de l’inconnu. Y a-t-il meilleure illustration de cette épreuve que le deuil, point de départ partagé par True Grit, Tree of Life et Super 8 ? En tout cas, ce geste philosophique est littéralement celui qu’on retrouve dans le film de Terrence Malick, : dès la mort du frère, la caméra n’a de cesse de changer d’angle et de trajectoire, le cadre d’oublier son centre de gravité, et l’histoire se perd dans une obscure digression cosmique… A l’inverse, dans True Grit, la jeune Mattie Ross doit faire face, après l’assassinat de son père, à un univers statique et enfumé où les cowboys – soit alcooliques, soit psychorigides – ne se battent plus qu’avec des cadavres pendus aux arbres. Le merveilleux confine ici au monstrueux – quand il ne s’identifie pas totalement au monstre, comme dans Super 8. Là encore, tout commence avec la mort de la mère, dont l’absence est presque expressément matérialisée par l’action de la créature mystérieuse. C’est sur le même mode, projetés en super 8 contre le mur d’une chambre, que la mère de Joe surgit du passé et que l’alien tentaculaire se révèle au garçon et à ses amis.

Pour faire face à ces éprouvantes situations, plusieurs comportements se détachent dans les trois films. Mais tous ont en commun de transposer dans la vie l’enthousiasme de l’enfant chaussant des bottes de sept lieues, s’identifiant à des personnages hors du commun. S’il y a bien une disposition propre à celui qui vit ou à celui qui écoute un conte, c’est ce que Coleridge appelait « suspension of disbelief » : l’attitude par laquelle le lecteur accepte de porter crédit à ce que l’histoire lui dit, à ce que l’imagination lui montre. Tout se passe comme si, dans ces trois films, l’acte de foi des enfants était directement destiné à l’univers qu’ils habitent. On pourrait expliquer ainsi l’incroyable audace du pari de Tree of Life : un regard qui affronte les deux infinis, se perd dans des plans abstraits à force d’être minéralement concrets. C’est aussi, dans True Grit, la scène où Mattie Ross se jette à l’eau, au sens propre et évidemment figuré, récapitulant parfaitement ce « cran » dont le film des frères Coen prétend à juste titre se vivifier. Circule dans ces trois films un élan de vie que l’on verrait bien personnifié sous les traits de l’ami pyromane de Joe dans Super 8 : un amoureux souriant de pyrotechnies en tous genres.

Cette transposition du conte à la vie et de la vie au conte est le propre d’une mise en scène parvenant à maîtriser et à transpercer le médium. Si Tree of Life, Super 8 et True Grit nous ont semblé des œuvres si rafraichissantes, c’est qu’elles étaient d’auteurs assez à l’aise avec leurs références pour donner l’impression de recommencer le cinéma à zéro : de transformer un regard sur l’enfance en nouvelle enfance du regard. Combien de fois n’a-t-on pas proclamé, filmé, la mort du western ? Le « crépusculaire » (tarte à la crème de la critique quand il est question de far west) n’a pas sa place dans le film des frères Coen, qui joue si bien d’une tendre ironie à l’égard du genre. Les visages sales du western spaghettis et les assauts héroïques du western classique ont beau être là, la plus belle scène de True Grit ne ressemble à rien de tout ça : c’est une simple et émouvante chevauchée sous une voûte d’étoiles, le cow-boy aux rênes, l’enfant endormie. D’une autre manière, Super 8 peut bien avoir les habits d’un vieux Spielberg : la relation de Joe et d’Alice est d’une telle ingénuité, une telle énergie habite la fine équipe du film en super 8, qu’il nous semblerait bien ne jamais avoir connu Spielberg.

Quant à Tree of life, parfois tourné en ridicule pour un mysticisme prétendument abstrait, il s’agit au contraire d’un film qui a faim et soif du monde concret. Il y a quelque chose de rimbaldien dans cette identification de l’enfant à l’univers entier, dans cette manière dont les plans se remplissent de nature et dont la chose même s’empare du cadre. La folle effusion de liberté, qui envahit les réminiscences de Tree of life en une série de visions, ferait bien penser à l’hybris du poète, dans Le Bateau ivre :

« Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !
»

La mélancolie du personnage adulte de Jack n’est pas étrangère à la nostalgie d’une enfance dont l’élan vital et le désir de croissance, si bien décrits par Rimbaud, ont été perdus par un sens trop aigu du dérisoire. Fini, le temps des grandes découvertes. Aussi le navire du poème devient-il une espèce de jouet ridicule :

« Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.
»

Mettre en scène l’enfance est donc pour Terrence Malick l’occasion de se poser les questions originelles du cinéma, comme s’il s’agissait encore d’un art tâtonnant, empruntant plusieurs chemins à la fois, pas toujours avec succès. C’est pourquoi le film n’est pas tant sur l’enfance que sur son souvenir sans cesse renouvelé. Et ceci enfin, Malick le partage avec Abrams et les frères Coen, pour qui 2011 aura été l’année de l’enfance retrouvée.


[1] Michel Mourlet, L’Eléphant dans la porcelaine, p145

[2] De l’émerveillement, Fayard, 2008