jeudi 29 juillet 2010

Control: Ian Curtis en noir & blanc


La justesse de Control - le film d'Anton Corbijn sur Ian Curtis, l'emblématique chanteur de Joy Division - pourrait tenir dans le seul choix du noir et blanc. Ou plutôt dans la lutte du noir et blanc contre le gris.

Le gris, c'est la banlieue industrielle anglaise avec ses barres d'immeuble. C'est l'environnement de nuages et de bitume qui menace d'apathie ceux qui l'habitent. C'est aussi, bien sûr, le gris des images d'archive qui sert à embaumer les légendes comme celles de Joy Division et de Ian Curtis - au risque de les neutraliser. Ce gris-là est une absence de couleur.

Mais Control est surtout l'histoire d'un jeune exalté et d'un chanteur désespéré: un film dans lequel s'opposent le blanc et le noir. Car Ian Curtis est d'abord un candide. Un blanc-bec rêveur, qui se marie et se passionne pour la musique dans un même élan vital. Un élan qui se retourne pourtant contre lui - et finit par distiller dans le film une noirceur de mort. Le symbole de ce retournement mortifère restera probablement, dans la maternité, ce plan sur le berceau, métaphore du nouveau-né et de la vie qui s'annonce - en même temps qu'effrayant réceptacle d'un trou noir et stérile.

A partir de cet instant, le film devient un combat de crises et de larmes entre l'enthousiasme naïf et la pulsion de mort, entre l'amour et la mauvaise culpabilité. Une esthétique noire et blanche de l'épilepsie qui va très bien à Ian Curtis.

She's lost Control, version live et version Control.


dimanche 25 juillet 2010

L'homme qui descendait du songe - Inception, de Christopher Nolan

Avec Batman Begins et The Dark Knight, Christopher Nolan avait créé un nouveau Batman – et en échange Batman nous avait donné un nouveau Christopher Nolan. Le cinéaste de The Following, spectateur méticuleux d'un univers fragmenté et acteur forcené de sa reconstruction, avait trouvé dans la mythologie du super-héros une forme de surplomb, une toile de fond donnant de l'ampleur à son cinéma. L'angoisse de l'amnésique (dans Memento), les errements de l'insomniaque (dans Insomnia) – ces existences dominées par l'aveuglante précision du détail – laissèrent place, avec The Dark Night, au surplomb parfois vertigineux d'un héros au regard totalisant – qui dominait la ville, le monde, les gens, mais aussi les films et les genres du cinéma.

C'est dans Inception que ces deux Christopher Nolan se retrouvent: le fétichiste morbide et le mégalomane qui veut de toutes forces tout synthétiser. Dans l'univers de l'espionnage industriel, Mr. Cobb (Leonardo Di Caprio) est un « extracteur », c'est-à-dire quelqu'un qui s'introduit dans les rêves des gens pour leur dérober leurs secrets les mieux enfouis. On lui demande un jour comme dernière mission de s'infiltrer dans le subconscient d'un grand patron, non pour extraire un secret, mais pour y implanter une idée.

Tout d'abord, Inception fait très directement penser à Memento. Nous avons dans les deux films un monde découpé en morceaux qui s'entrechoquent et se superposent. C'étaient les grains d'instantanéité du présent amnésique, ce sont cette fois-ci les rêves, ces endroits et moments clos, fermés sur eux même. Au départ tout est éparpillé. Dans les deux films nous avons un héros jeté dans une histoire dont lui-même ignore les tenants et les aboutissants, l'un parce qu'il n'a pas de mémoire, l'autre parce qu'il vit dans des rêves. Les deux sont happés par la matière, hanté par un passé qui s'impose de lui-même – une femme, un deuil dans les deux cas – et qui est un obstacle à la cohérence des choses, une sorte de pertinence rétinienne très mal venue. En somme nous avons, à travers le personnage incarné par Guy Pearce et celui joué par Leonardo Di Caprio, deux manières de se perdre sous la surface d'autres mondes, dans d'autres règnes que celui partagé par les hommes sensés – que ce soit l'éternité d'un instant ou la profondeur d'un rêve.

Et pourtant nos deux héros, enquêteur pour l'un, architecte pour l'autre, s'évertuent à reconstituer et à reconstruire. C'est la tragédie de leur existence, que de s'enfoncer toujours un peu plus dans les détails en y cherchant du sens, que de s'égarer dans le désordre en voulant l'organiser. A la fois faussement cohérents, et faussement éclatés, les premiers films de Christopher Nolan, et aujourd'hui Inception, sont des formes impossibles de pragmatisme en trompe-l'oeil.

Avec le film de super-héros, il avait fallu polariser l'ordre et le chaos, la nécessité et le hasard, à travers un Batman omniscient et un Joker nihiliste. Depuis ce surplomb, Christopher Nolan s'est mis à manier les genres et les références, faisant de The Dark Night un mélange entre le comic book, le film de casse et le thriller politique. C'est la même profondeur de champ que l'on retrouve dans Inception. Chaque rêve, chaque monde, pourrait aussi bien être tiré de l'histoire du cinéma. De la fusillade de Heat à l'apesanteur de 2001 l'odyssée de l'espace en passant par les assauts de film d'espionnage, les rêves ont l'air de films emboîtés les uns dans les autres. Pour autant, Nolan ne partage pas la mauvaise ironie des cinéastes cinéphiles. Une croyance traverse au contraire tous ses rêves, matérialisée par un petit fétiche, encore un objet: un petit fragment du monde autour de quoi tout s'articule. Une foi d'animiste qui soulève des montagne, modèle des endroits, des villes, des mondes entiers – et dont Christopher Nolan semble faire profession, en cinéphile et en cinéaste.

On a beaucoup critiqué Nolan sur ses scénarios gadget. On a dit aussi qu'Inception offrait une vision trop rationnelle des rêves. On a reproché à Nolan de ne pas être Lynch ou Buñuel. Soit. Mais il faut être aveugle pour ne pas voir la folie douce qui s'empare de chaque plan, de chaque séquence, et surtout de chaque transition. Le rationalisme échevelé avec lequel les rêves sont créés, modifiés, la surenchère exponentielle des emboîtements – un rêve, dans un rêve, dans un rêve, etc. –, créent un climat qui est plus celui de la folie que celui de l'onirisme. Comme si Nolan avait voulu appliquer l'idée chestertonnienne selon laquelle le fou n'est pas celui qui a perdu la raison, mais « celui qui a tout perdu sauf la raison » (1) : le fou est celui qui fait d'une idée une obsession, d'une logique son carcan – et c'est précisément le principe de « l'inception », faire d'une idée le plus résistant des virus.

Le vent de folie (et de génie) d'Inception, c'est le flottement qui charrie tous ces rêves en poupées russes: les rimes visuelles, les instants d'apesanteur et les moments où le décor s'effondre. Il y a une dynamique de l'explosion, dans cette belle mécanique, et un usage de la « décharge »: le moment, justement, où le rêve va devoir prendre fin. Nolan n'a pas fait un autre Mulholland Drive, mais il a compris que l'étrangeté et la folie des rêves étaient moins dans le contenu que dans l'équilibre incertain des transitions.

note:
(1) Orthodoxie, de Gilbert Keith Chesterton, dont voici un extrait éloquent pour ce qui nous concerne: « Tous ceux qui ont la malchance de parler avec des malades mentaux (…) savent que le leur plus sinistre qualité est leur affreuse lucidité sur les questions de détail, leur aptitude à relier les choses entre elles sur une carte plus complexe qu'un labyrinthe. »