dimanche 20 juin 2010

All about Eve, de Mankiewicz

Je mets au défi tout cinéphile de m'expliquer précisément qui raconte l'histoire de Eve, dans le film magnifique de Mankiewicz. Il y aurait un livre à écrire pour décortiquer l'entrelacs d'énonciations qu'il y a dans ce chef d'oeuvre semblable à un roman. Nous sommes à une remise de prix, une jeune actrice reçoit une récompense sous le regard pensif, souvent ironique, d'hommes et de femmes en tenue de soirée. Gros plan sur ces personnages qui seront autant de points de vue entremêlés sur Eve, la mystérieuse jeune actrice solennellement reconnue par ses pairs.

Pour qui a vu Chaînes Conjugales, il est frappant d'observer la manière dont All about Eve inverse le procédé narratif mis en place deux ans auparavant. Dans Chaînes Conjugales, tout était raconté par une certaine Addie Ross qu'on ne voyait pas, mais qui était l'instigatrice autant que la narratrice - absente à l'écran et présente dans tous les esprits. C'est l'inverse qui se passe dans All about Eve: nous la suivons de prêt, observons ses faits et gestes dans les récits de ceux qui l'entourent - elle est présente à l'écran et absente en esprit. Quand Addie Ross n'est qu'intentions, gestes ironiques - au sens dramaturgique: elle en sait toujours plus que les personnage -, Eve est une suite d'actions opaques, que les personnages et nous-même devons déchiffrer, deviner à travers des expressions candides.

Et pourtant, ce qui reste le plus fascinant, dans All about Eve, c'est la manière majestueuse avec laquelle Mankiewicz s'affranchit de ce dispositif original. Mieux: la manière monstrueuse avec laquelle il nous montre l'arriviste, comme dans un couloir de miroirs déformants. L'être de cette jeune personne pas encore née est en effet, et uniquement, de se prêter aux regards et à tous ces points de vue qui sont installés avant elle. Eve est une nouvelle créature purement mimétique ou purement narcissique - se mimant elle-même, construisant par ses gestes une forme de sincérité qui serait l'étape ultime de l'hypocrisie.

lundi 14 juin 2010

Chéreau, ou la persécution du regard

Article paru chez KINOK


L'ambiance de promiscuité moite et froide qui hante les premiers instants de Persécution, dans un métro parisien, est une parfaite introduction au film dans son ensemble. Comme dans un métro, où des corps inconnus s'imposent à nous, parfois brutalement, où des visages font buter le regard, par quelque indéchiffrable expressivité, il nous faut endurer dans ce film de Patrice Chéreau les corps disgracieux de ses personnages, leurs visages trop ou pas assez parlants.

La première persécution est assurément celle du regard. Il s'agit, tout simplement, de regarder les choses de trop près. Il y a trop de gros plans dans Persécution, on voit de trop près la mâchoire préhistorique de Romain Duris, le profil prognathe de Charlotte Gainsbourg et la gueule inhospitalière d'une poignée d'inconnus – dont l'une, qui essaie de sourire à une mendiante, se prend une gifle bien sentie, comme en réponse à son humanité agressive, ce visage intrusif. Le spectateur, dans la situation qu'installe Chéreau, est à la fois celui qui se prend la gifle et celui qui a envie de la donner.

Et que voit-on donc de si près? La torture des sentiments. Ce qui agite le visage de Romain Duris, dans le mutisme rarement brisé de remarques heurtées et parfois fendu d'un grand sourire ambiguë, c'est une douleur ceinte de mystère. Une douleur qu'on ne veut pas connaître pourtant, que l'on veut juste fuir avec ses grimaces, ses spasmes dépressifs et son espèce de massivité répugnante.

La persécution dont veut nous parler Chéreau – car, nous allons le voir, il y a tout un discours autour de cette torture – est multiple. Daniel est « persécuté » par un fou qui dit l'aimer à la folie, ou alors est-ce lui qui le persécute en le rejetant violemment; Daniel « persécute » Sonia (Charlotte Gainsbourg) en même temps qu'il l'adore, en lui demandant précisément ce qu'elle ne peut pas lui donner; Daniel et Michel – l'ami mollasson-déprimant – se persécutent réciproquement tout en s'entraidant. Bref, à démêler l'écheveau des sentiments, on comprend que les personnages n'aient pas une vie facile. Le problème est bien sûr que ce schéma, ce discours, ne dépasse jamais le stade de l'intention.

En choisissant la promiscuité contre la proximité, on se demande si Chéreau n'a pas voulu simplement susciter la haine du spectateur pour l'ensemble de ses personnages, en bloc. C'est qu'il y a dans Persécution une certaine manière de trop montrer sans vraiment rien montrer. Il y a une forme de distance absolue, y compris dans la bousculade de métro, y compris dans la scène de sexe entre Romain Duris et Charlotte Gainsbourg. Cela tient probablement à cette photographie glaçante, à cette teinte bleue qui est là comme un filtre infranchissable.

Tout l'art consiste alors à montrer suffisamment trop et suffisamment trop peu pour nous interdire de nous attacher à des personnages dont nous ne connaissons que la part la plus détestable. Charlotte Gainsbourg, qui a quasiment le rôle d'une vitre tellement elle est transparente, fait face à un Romain Duris opaque, aussi compliqué qu'elle est simple, aussi heurté qu'elle est douce. A eux deux ils représentent parfaitement le jeu de ce film, qui consiste à regarder la simplicité avec des lunettes obscurcissantes, comme pour donner au vide quelque prestigieuse complication.

Car l'impression qui l'emporte, quand on voit Persécution, c'est celle d'un grand jeu de mime tragi-comique. Le goût des paradoxes et des contraductions, les « je t'aime moi non plus », « je t'aime trop pour t'aimer vraiment », « je déteste l'humanité car elle ne veut pas que je l'aime » tourne assez rapidement à la pose. Le thème même de la persécution, qui veut rapidement dire tout et n'importe quoi, se pose comme le symbole d'une psychologie fantasmée et sacralisée – véritable peste d'un certain cinéma français.

mercredi 9 juin 2010

Copie conforme


Le discours esthétique est posé d'entrée de jeu, dans Copie conforme. Ou plutôt la question esthétique. Tout commence par une conférence donnée par l'auteur d'un livre, Copie Conforme justement, sur le thème de la copie et de l'originale. Authenticité, autorité, origine et originalité sont les termes lancés et mis en question par cet érudit. Pendant ce temps, une femme vient s'asseoir dans la salle de conférence, parle à distance avec son fils qui boude dans un coin, le conférencier parle, son téléphone sonne, il répond devant l'assemblée, Juliette Binoche s'éclipse dans un sourire, le regardant.

De ces premiers instants nous retiendrons l'art de la diversion, des pistes lancées au hasard, les vecteurs de communication qui se multiplient - pour mettre à mal puis pour rétablir l'autorité du conférencier. Abbas Kiarostami multiplie les langues parlées, les instants de divertissement, les téléphones qui sonnent, les chemins qui s'égarent, comme pour nous éloigner de l'origine du film - du discours original - puis pour nous y ramener. Sous ses airs anodins, ce film a l'air de vouloir parler de l'art et de l'amour à l'heure du cinéma et de la reproductibilité. Qu'est-ce que l'original quand il n'y a plus d'unicité de l'objet artistique, qu'est-ce que le sentiment amoureux quand on est un vieux couple?

Le problème de Copie Conforme, c'est qu'on ne dépasse pas ce premier stade de questionnement, ni ces premières situations de détournement. Mis à part le tournant subtil et déroutant qui survient au milieu du film, on reste dans un jeu de dialogue qui engourdit petit à petit - et finit vite par ennuyer. D'autant que tout ça ne va pas très loin, au mieux un "l'authenticité est dans l'œil de celui qui regarde", au sommet du débat. L'esthétique reste au stade du discours, et le film ne relève pas, au fond, le défi qu'il s'était donné dans son titre.